Chapitre 26- 1412

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J'ai précisément choisi d'arriver à cette heure-ci, alors que tous les parents sont en train de quitter la salle avec leurs enfants. Assis sur ma moto, mon casque encore sur la tête, j'observe le balai des phares qui dansent sur le parking. Un bébé pousse un cri strident pendant que sa mère l'attache à l'arrière du véhicule. Je pense qu'il s'agit des derniers. Seule la voiture de Jean-Marie, garée à l'emplacement réservé, trône sous le lampadaire.

Le soir, il a toujours aimé traîner ici, surtout lorsque je lui tenais compagnie, prétextant que je l'aidais à ranger les tapis. Le gymnase est encore allumé. Je sais qu'il est là. Je sais qu'il est seul.

Je le cherche sans me faire remarquer dans les longs couloirs vitrés. L'odeur du gymnase est toujours intense : un mélange de poussière, de renfermé, de transpiration et de pieds qui me retourne toujours autant l'estomac. Je jette un coup d'œil vers la salle d'entraînement mais elle est désespérément vide.

Je sursaute en entendant un bruit assourdissant dans les vestiaires, comme si un gros poids était tombé sur le sol. Mon cœur s'emballe dans ma poitrine. Je tente de l'apaiser en posant ma main sur lui. Tout va bien se passer, j'essaie de me convaincre alors que je suis complètement affolé. Je m'avance lentement, je manque d'assurance, même si j'ai bien préparé ce moment, chaque geste et chaque mot que je vais prononcer.

La porte du vestiaire pour hommes n'est pas totalement fermée. Avant d'entrer, je regarde dans l'entrebâillement. Jean-Marie est là, une serviette autour de la taille. Il vient de prendre sa douche, le parfum de son déodorant me brûle les narines. En sentant cette odeur que je reconnaîtrais parmi tant d'autres, une angoisse encore plus puissante monte au creux de ma gorge. Je vérifie qu'il est bien seul. Pourvu qu'il n'ait pas jeté son dévolu sur un autre jeune garçon. Je ne veux pas assister à un tel spectacle. Je recule d'un pas et m'adosse au mur quelques secondes. Le temps pour moi de prendre une bonne dose d'oxygène et de courage.

Aucun son ne m'indique qu'il est accompagné. Je suis au moins soulagé de savoir que ce soir, il n'a gardé personne pour assouvir ses désirs.

N'ayant pas mes ciseaux pour me décontracter, je fais machinalement craquer mes doigts. Le bruit résonne, mais je ne laisse pas l'opportunité au maître de sortir. Je pousse la porte brutalement. Celle-ci tape dans la cloison en plâtre alors qu'il écarquille les yeux. Il a enfilé un bas de jogging noir et je suis rassuré de ne pas le trouver nu. Son T-shirt à la main, il regarde derrière moi comme s'il était inquiet que je ne sois pas seul.

— Je voulais m'excuser pour l'autre jour, commencé-je à balbutier.

J'ai tellement la frousse face à lui. Pourtant je suis conscient que dorénavant j'ai suffisamment de force pour me défendre. Il m'intimide et m'effraie toujours. Rien ne changera sur ce point quoiqu'il advienne.

Jean-Marie s'apaise en pensant que je suis là pour lui. Il me sourit et balance son T-shirt sur le banc en bois. Il pose ses mains sur ses hanches et incline sa tête pour m'inviter à me détendre.

— On oublie ça ! propose-t-il de sa voix grave. Le judo te manque, c'est ça ?

— Oui... soupiré-je la peur au ventre.

Prononcer ces mots me fait terriblement souffrir. Senseï gonfle son torse répugnant et plein de fierté, comme s'il réalisait qu'il avait enfin retrouvé son petit jouet.

— Je savais que tu viendrais, Baudry. Je l'ai lu dans tes yeux quand je suis parti de chez toi et que tu te cachais derrière ta fenêtre, lance-t-il en avançant d'un pas vers moi.

Je ne veux pas qu'il m'approche. Je préfère reculer, mais je bute contre le mur. Je suis pris au piège. Jean-Marie le sait. Il progresse lentement vers moi en tendant ses doigts répugnants en avant, pour me caresser le visage.

— Tu m'as beaucoup manqué, Baudry !

La distance entre nous s'est restreinte. Il me crache à la gueule son haleine puante. La crainte me fait plisser les yeux. Je ne veux pas qu'il me touche, que ses lèvres s'attaquent à ma bouche.

— Tu te souviens toutes les fois où on était seuls tous les deux ? De ce que l'on faisait ?

Senseï hésite un moment avant de continuer, affichant un léger sourire en coin.

— J'ai toujours préféré ta bouche à toutes les autres, elle est délicieuse !

Son pouce effleure la commissure de mes lèvres et s'introduit dans ma bouche.

J'ai envie de le mordre, de le pousser si fort qu'il s'écraserait par terre. Je pourrais ainsi lui éclater le crâne à coups de pied. Je ne fais rien. Je tiens bon. Je me fais violence pour supporter encore, une dernière fois.

Seinseï passe son autre main dans ses cheveux et renifle bruyamment. Ma présence réveille son désir. Je reconnais cette lueur dans son regard, cette attitude et sa respiration qui s'intensifie. La bête sauvage est prête à se ruer sur moi.

Mon corps s'affole, je voudrais fuir. Je ne le fais pas. Comme toutes les fois où il m'a coincé ici, je ferme les yeux en priant pour qu'il me laisse partir, mais la main qui caressait mon visage descend doucement sur mon torse. J'étouffe mes sanglots, en me servant de ma haine pour rester droit et immobile.

— Je suis sûr que tu te souviens de tout ! reprend-il. Tu aimes m'avoir dans ta bouche, n'est-ce pas ? Je le sais. Je sais que tu m'aimes !

C'est faux, je le hais. Je n'ai jamais souhaité ce qu'il m'a fait. Il ne m'a apporté que de la souffrance. Chacun de ses gestes me brûlent et me déchirent. Un goût âpre m'envahit. J'ai terriblement envie de vomir. Envie de pleurer. Envie de le détruire aussi.

— Oui, je me souviens, quand tu m'as susurré à l'oreille : ce sera notre petit secret, motus et bouche cousue ! Je me souviens toutes les fois où tu m'as violé. Jamais je n'oublierai !

Inquiet, Jean-Marie fronce les sourcils et observe chacun de mes gestes, pendant que je sors lentement de ma poche mon portable. En comprenant que je viens d'enregistrer notre conversation, il plisse les yeux et se jette violement sur moi. Il essaie désespérement de m'arracher le téléphone des mains, mais je le serre fort et l'en empêche. La rage s'empare de tous ses traits. Je lutte aussi bien que je peux contre lui, jusqu'à ce que notre attention soit attirée par la silhouette du directeur du club, dans l'encadrement de la porte.

Jean-marie a un mouvement de recul. Je me sens tellement soulagé de ne plus être seul avec lui. Je suis vidé. J'ai besoin d'un arrêt dans le temps, je n'entends plus rien et ma vision se brouille. Je ne vois pas Jean-Marie me jetter un dernier regard assassin avant de se précipiter sur son sac de sport pour quitter la salle. Je ne réalise pas. Je suis ailleurs. Perdu dans le néant. Immobile, debout contre le mur glacial du vestiaire. Tout tourne autour de moi. Mes oreilles bourdonnent. J'étouffe jusqu'au plus profond de mon être. J'ai contenu tant d'émotions durant ces longues minutes. Je suis totalement épuisé. Je ne ressens plus rien. Je suis en état de choc.

Une main se pose sur mon épaule et me ramène à la réalité. Mila prend doucement mon visage entre ses mains. Elle m'oblige à la regarder droit dans les yeux. Elle m'aide à reprendre mon souffle, à briser la bulle dans laquelle j'étais coincé. Pour la première fois, ce simple contact physique ne me dégoûte pas. Au contraire, les doigts de Mila sur ma peau sont comme un baume qui apaise mes souffrances.

— C'est fini, Baudry ! murmure-t-elle.

Le son de sa voix m'aide à quitter la torpeur dans laquelle je m'étais perdu. Je suis essoufflé. Je reviens de si loin, j'ai besoin d'air, respirer, sortir pour m'éloigner une bonne fois pour toutes de ce gymnase.

À cet instant précis, je sais que Mila dit vrai. J'ai réussi. Il vient de tout avouer. Je n'ai plus de raison d'avoir peur, je peux avancer. Je suis prêt à vivre, à tourner la page définitivement. Je suis libre.

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