Chapitre 6 - 1814

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— Non mais tu as vu l'heure ? C'est à cette heure-ci que tu rentres le soir quand on n'est pas là ?

Mon père est furieux. Vraiment furieux. Ses grands yeux noirs sont chargés de colère. Il m'accueille avec sa voix grave et rocailleuse, les sourcils froncés, le visage fermé. Il n'a pas quitté son costume, ce qui lui donne un air encore plus sombre et sévère qu'à son habitude. Sans me quitter du regard, il desserre le nœud de sa cravate. Il m'effraie. J'enfonce mes mains dans les poches de mon jean's. Ma mère ne dit rien mais elle s'agite nerveusement autour de lui pour le servir. En tremblant, elle ouvre le four et en sort la quiche qu'elle a préparée et se brûle légèrement. Elle râle et me fait un signe de tête pour me rappeler de me laver les mains avant de passer à table. Tout en me savonnant minutieusement les doigts, je prédis un repas mouvementé. Je fais couler l'eau le plus longtemps possible afin de repousser l'inévitable. Quelle idée leur a pris de rentrer aussi tôt ce soir ? Je ne les vois jamais avant 21h30, ce qui me laisse tout loisir de traîner au parc.

— Baudry, fais attention de ne pas éclabousser partout, me recommande gentiment ma mère en me tendant le torchon pour que je m'essuie les mains.

Je rejoins mon père et mon frère à table. Ma mère m'a déjà servi. Je fais profil bas pour ne pas lancer l'altercation que mon paternel attend. Il n'a pas touché à son assiette. Les deux coudes sur la table, il se frotte les lèvres du bout des doigts en m'observant. Si seulement Fred pouvait détourner son attention, cela me soulagerait. Cependant, ce n'est pas dans son tempérament de s'imposer. Il est calme et discret. Tout comme moi, il déteste les disputes. Seul le bruit des couverts qui cognent sur les assiettes vient briser le silence angoissant qui plane dans la pièce. J'ai l'appétit coupé mais je me force à paraître détendu pour ne pas m'attirer les foudres du despote familial. Il a dû passer une journée merdique et c'est encore nous qui allons en faire les frais.

— Mange, chéri ! Ça va être froid, lui conseille ma mère en désignant la part de quiche fumante.

Il jette furtivement un oeil noir sur son assiette pleine et relâche ses épaules ; mon père se détend enfin. Tranquillement, il saisit son couteau et sa fourchette et avale une première bouchée. Les traits de son visage s'adoucissent. Je suis soulagé, son attention détournée, je peux souffler et mon estomac se dénoue. Les saveurs de la quiche au saumon délectent mes papilles et je me régale. Le regard dans le vide, Fred attend la fin du repas avec impatience. Ma mère paraît elle aussi rassurée. Elle lui adresse un regard entendu pour l'encourager à se calmer. Après un coup d'oeil à l'horloge, elle se lève pour attraper la salade et le fromage.

Tout bascule quand le portable de mon père se met à sonner. Celui-ci bondit sur son téléphone en envoyant valser sa serviette dans son assiette. Il pousse la table d'un coup et je la reçois dans le ventre, renversant au passage le verre que je m'apprêtais à boire. Le choc réveille la douleur de mes côtes fêlées. J'inspire profondément pour ravaler ma souffrance. Putain de téléphone ! Je croise le regard brillant et inquiet de ma mère lorsqu'elle me tend sa serviette pour que j'éponge. Pendant ce temps, mon père répond en s'agitant nerveusement. Le visage tendu, il fait les cent pas autour de nous. Ma mère tente de faire comme si tout était normal. Elle nous fixe et nous supplie intérieurement de ne pas réagir. Mon frère, jusqu'à présent immobile, se met à ingurgiter son morceau de pain et sa salade à vitesse grand V. Quand mon père raccroche, nous sommes soumis à son bon vouloir.

— Ne me regardez pas comme ça, bordel ! J'ai déjà assez de soucis au travail pour que vous ne veniez pas en rajouter !

Chacun de nous baisse les yeux, priant pour que l'explosion n'ait pas lieu. Posée sur la table, la main de ma mère tremblote. Je n'ai qu'un seul souhait, me retirer dans ma chambre et m'y enfermer à clefs.

— Alors tu étais où, toi, ce soir ? Hein ? poursuit-il en se laissant tomber sur sa chaise.

Je ne sais plus si je dois lui dire la vérité et surtout si je dois le regarder en face. Il m'intimide et me fait perdre tous mes moyens. Son menton carré vacille quand il parle, me laissant deviner qu'il vient d'atteindre un taux élevé de nervosité.

— Réponds quand je te parle ! hurle-t-il en frappant un grand coup sur la table ce qui fait sauter les couverts et les assiettes avec fracas.

Ma mère sursaute et saisit sa serviette complètement humide. Elle essuie son maquillage noir qui commence à couler en même temps que les quelques larmes qu'elle tente désespérément de retenir. Mon frère ne bronche pas, probablement soulagé que cela ne tombe pas sur lui ce soir. Il est raide sur sa chaise et arbore un air absent. Je retiens ma respiration pour calmer mes nerfs ainsi que le tremblement incontrôlable de mes jambes sur le sol. J'en ai marre de subir ces crises liées à son travail. Pourtant, si nous nous y mettions tous les trois, je suis certain que nous pourrions lui faire fermer son clapet.

— J'ai un exposé à faire avec Margaux, je bossais... finis-je par murmurer.

— Tu te fous de ma gueule ? Non mais tu te fous vraiment de ma gueule, là ?

La tête rentrée dans les épaules, je déglutis lentement, en me ratatinant sur ma chaise. Le silence s'impose à nouveau, nous sommes tous suspendus aux lèvres pincées qui vocifèrent de hargne. Je ne peux plus supporter toute cette tension qui pèse dans ma maison. Je ne veux plus entendre hurler ni vivre dans la terreur de ses crises de colère.

— Je te promets que c'est la vérité ! tenté-je d'affirmer en le regardant dans les yeux l'espace d'un instant.

M'entendant jurer, il sort de ses gonds. C'est le signal qu'il attendait pour éclater. Il s'en prend à moi, hurlant sa rage de manière à peine compréhensible.

— Je vais te montrer qui je suis... J'en ai marre... Ça ne va pas se passer comme ça... J'élève pas un bon à rien... Et tiens-toi droit quand je te parle ! Arrête de te comporter comme une tafiolle !

Il se lève et se rapproche lentement de moi. J'ai l'appétit coupé par cette boule dans mon ventre qui n'est jamais bien loin, prête à m'étouffer. Quand il est dans cet état second, j'ai toujours peur qu'il soit violent et qu'il en vienne à me frapper. D'un bref regard, j'adresse un appel au secours en direction de Fred. Il s'en aperçoit. J'ai besoin qu'il détourne un peu l'attention. Je sais qu'il en est capable, il pourrait étaler ses bons résultats à la fac. Ce serait amplement suffisant, mais il préfère m'ignorer et s'échapper lâchement dans sa chambre plutôt que de s'interposer.

— T'as bien entendu ? Relève-toi sur ta chaise, m'ordonne-t-il en me donnant une tape sur l'épaule.

L'incommodation que me procure le contact physique avec mon père me donne la chair de poule. Par réflexe, je me redresse et m'écarte de lui avec une aversion tellement grande que j'en ai aussitôt la nausée.

— Là, et arrête tes manières de pédale ! Un vrai mec, ça pleurniche pas, mets-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toutes !

M'apprêtant à quitter la table, j'acquiesce dans un murmure. Je n'ai plus faim, je veux me soustraire à ses reproches le plus vite possible...

Je verrouille la porte de ma chambre derrière moi et allume la lumière du plafonnier. Je m'adosse contre le mur, soulagé que la colère de mon père n'ait pas davantage dégénéré. À peine détendu, je sens un sanglot monter dans ma gorge ; je tente de le retenir. Je prends une grande respiration pour enfouir le plus loin possible les pleurs qui me piquent les yeux.

Je réalise maintenant que l'odeur dans la pièce est pestilentielle. Je n'ai pas besoin de chercher bien loin ce qui sent aussi fort et qui offusque mes narines. C'est la décomposition : le poisson pourri ! Sur mon bureau, l'eau du bocal a verdi. Les deux poissons flottent le ventre en l'air. Ils ne sont plus rouges. La mort leur a volé leur magnifique couleur vermillon. Mon chat bondit à proximité du bocal, me faisant sursauter. Toujours là où il ne faut pas celui-là ! Comme moi, il contemple Bubulle et Bidule immobiles à la surface. Il s'aventure même à laper l'eau croupie. Je cherche mes ciseaux mais mon sac de cours est resté en bas dans l'entrée. J'ai besoin d'eux pour m'occuper les doigts. Si je descends les chercher, je prends le risque de croiser mon père et je n'en ai pas la force. J'ai conscience d'être dépendant de ce putain de toc pour évacuer toute ma colère.

Le chat m'observe avant de se pencher à nouveau sur le bocal pour en sentir l'odeur nauséabonde. Je ne résiste pas au plaisir d'enfoncer sa tête entière dans l'eau. Surpris, il se débat en se tordant dans tous les sens. Ses pattes arrières prennent appui sur le bocal mais je ne cède pas. Je le maintiens fermement par le cou, une seule main me suffit. L'animal se tortille toujours et se met en boule, plantant ses griffes dans mon avant-bras.

— Chat de merde, tu crois me faire mal ?

Il boit la tasse et fait des bulles, éclaboussant partout autour de mon bureau. Peu m'importe, je nettoierai ! De toute façon, il faut que je me débarrasse de ce bocal, il ne sert plus à rien...

— La vie, ça se mérite ! Et t'es pas très convaincante comme bête.

J'aime le voir souffrir et lutter face à la mort que je lui offre. Ce spectacle me fait sourire tellement c'est jouissif.

Mon portable vibre dans ma poche, d'un rapide coup d'oeil, je me rends compte qu'il s'agit d'un message de Margaux. Je lâche aussitôt Senseï qui se carapate aussi vite qu'il peut.

*Senseï : maître en japonais.

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