Quatrième chapitre (deuxième partie)

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Il est quelqu'un aussi, dont je ne vous ai pas parlé encore. Steven, vous vous en doutez, avait de nombreux amis sur Fort William. J'avais fait leur connaissance, pour la plupart, très vite après notre arrivée. Mais une des personnes les plus étonnantes que j'ai pu rencontrer, c'est Matt McDoyle. Agé d'une quarantaine d'années, il tenait une petite distillerie dans la vallée de la Spey. D'après Donan, il fabriquait l'un des meilleurs whiskys qu'il ait jamais bu. Et je peux vous assurer que Donan en connaissait un rayon en whiskys. Oh, certes, s'il revenait aujourd'hui parmi nous, il est certain qu'il serait impressionné par les connaissances en la matière de Mickaël, de Sam, et même de leur patron, Harris. Mais, pour l'époque, et compte tenu du fait qu'on ne voyageait pas beaucoup plus en Ecosse qu'en France, et bien, on peut affirmer que Donan possédait une grande connaissance des différents crus à sa portée.

Matt était un personnage "haut en couleur". Il était aussi très sympathique. Steven m'avait emmenée le voir, un jour, au printemps qui a suivi notre arrivée. Il voulait en profiter pour me montrer aussi un peu les alentours, ce que nous n'avions pas eu l'occasion de faire, notamment à cause de l'hiver qui avait été long et froid (mais j'avais eu mon content en lumières magnifiques sur les montagnes enneigées et en couchers de soleil, certes tôt dans la journée, mais si beaux en cette saison). Matt avait un fils, au caractère totalement à l'opposé du sien, Al. C'était un jeune homme pas très grand, plutôt maigre, aux yeux d'un bleu très clair et lumineux. Le genre de personne qui ne ferait pas de mal à une mouche, du moins, c'est ainsi que l'on aurait dit par chez moi. Al travaillait déjà avec son père, à la distillerie, mais il ne lui laissait pas les commandes. On sentait bien que le "patron", c'était Matt. Il a fallu attendre la fin des années 60 pour qu'Al prenne vraiment la succession de son père. Matt est décédé assez jeune, avant la naissance de Véra, notre petite-fille. Mais il a beaucoup souffert durant les dernières années de sa vie, à cause d'une maladie, et ce n'est que contraint et forcé qu'il avait dû accepter de passer la main.

J'étais réticente à goûter le whisky, j'en avais senti plusieurs, mais je trouvais cela fort. Quand j'ai dit cela à Matt, cela les a fait rire, Steven et lui, surtout quand Steven a parlé de la gniole… Al était présent, il souriait simplement, de son petit sourire très doux. Mais c'est grâce à lui que j'ai pu apprécier un peu ce terrible breuvage des sauvages Highlanders. Il m'en a fait goûter un, très doux, que son père qualifiait de "whisky pour jeune fille vierge" (véridique !), et qu'Al "travaillait". En fait, c'était un essai qu'il faisait. Je veux dire par là, qu'à côté des whiskys qu'ils élaboraient ensemble, en tenant compte de la tradition familiale, Al essayait aussi de réaliser son propre whisky, sa propre "touche". Ce whisky était donc très doux au goût, d'un parfum agréable (alors que les autres avaient tendance à me faire pincer du nez), et il l'avait coupé avec un peu d'eau.

Steven aimait rendre régulièrement une petite visite à Matt et Al, et je l'accompagnais quasiment à chaque fois. Et à chaque fois, Al me faisait goûter son "whisky pour jeune fille vierge". Je lui donnais mon avis sur son évolution, je sentais que c'était important pour le jeune homme. J'étais franche, je disais ce que j'aimais, ce que j'aimais moins ou pas du tout. D'une année à l'autre, il faisait évoluer sa préparation et, au bout de quelques années, il a fini par mettre au point exactement les dosages qu'il voulait. Il voulait aussi que ce soit un whisky qu'il puisse faire vieillir. Là aussi, c'était une tradition familiale.

Mes parents sont venus une fois en Ecosse, pour le mariage d'Ingrid. A cette occasion, ils ont rencontré Al. Et ils ont bien sympathisé, malgré la barrière de la langue. Je traduisais pour eux. Papa était très heureux de cet échange et il était reparti avec une bouteille dont Steven m'a dit plus tard :

- Je ne sais pas si ton père s'en est rendu compte, mais Al lui a offert une bouteille de Matt. Une de celles qu'il avait mises de côté et qu'il faisait vieillir pour la génération suivante. C'est un cadeau inestimable.

- Non ? Je ne pensais pas qu'il lui aurait donné quelque chose qui a autant de valeur !

- Et bien si...

- J'en toucherai deux mots à Eric, pour que papa ne la serve pas à n'importe qui…

Il y a peu, Eric m'a dit qu'il avait toujours la bouteille. Elle a été entamée, mais bue seulement à moitié. Je dirais à Mickaël de la récupérer à l'occasion. Je pense que cela lui fera plaisir d'y goûter.

**

J'écrivais chaque semaine, le dimanche après-midi, à ma famille. Maman me répondait, plus rarement Eric, parfois papa mettait une petite phrase. Mais ils signaient tous, toujours. Maman me donnait des nouvelles de tous, de ma grand-mère, des oncles, tantes, cousins, de la maison, des champs… Je ne leur parlais pas de mes soucis de santé, mais je devinais parfois, entre les lignes, une certaine inquiétude à ne pas recevoir l'annonce d'une grossesse. En tout cas, pas depuis la deuxième. Après, j'ai cessé de le dire, pour ne pas les décevoir.

Et comme il a fallu me mettre "au repos", cela ne risquait plus d'arriver, du moins durant un temps.

Ces lettres ponctuaient aussi mon quotidien, me permettaient de toujours parler et écrire français. Avec Steven, je parlais aussi français, parfois, mais c'est finalement avec une des bonnes sœurs du couvent de Fort William que j'ai le plus échangé en français. Sœur Tara parlait très bien français, elle l'enseignait aussi. J'allais la voir souvent, quand je descendais à Fort William. Elle appréciait aussi mes visites.

Le quotidien... Bah, que dire du quotidien ? Les travaux de la ferme, les moutons, la traite, les moutons, les fromages, les moutons, la tonte, les moutons, les agnelages, les moutons... le potager, le bois, l'eau...

Et les moutons.

**

Un soir, c'était à la fin de 1951. Je revois encore la lumière pâle de la nuit qui entrait par la fenêtre de notre chambre. Une lumière pâle à cause de la neige. J'étais assise sur le bord du lit. Cela faisait des mois que Steven et moi n'avions pas fait vraiment l'amour. Cela me pesait, mais nous en parlions finalement peu. J'avais suivi les conseils, et Sœur Tara m'avait aussi indiqué certaines préparations, à base de plantes. Je les prenais scrupuleusement depuis plusieurs mois. Elle me disait que cela me rendrait plus forte à l'intérieur.

J'étais donc assise sur le bord du lit, avec ma chemise de nuit blanche. Steven m'a rejointe peu après. Il m'a regardée, un peu étonné de voir que je n'étais pas encore couchée.

- Ca va, ma Petite Pomme ?

Il avait parlé en français. Et il est venu s'asseoir à côté de moi, il a passé son bras autour de mon épaule. Je me suis appuyée contre lui et j'ai dit :

- Steven, tu ne regrettes pas de m'avoir épousée ?

- Oh non ! Pourquoi dis-tu cela ?

- Tu crois que nous aurons un enfant, un jour ?

Il m'a regardée très sérieusement. Ses yeux étaient brillants, comme toujours quand il me regarde avec amour (et je peux vous dire qu'il me regarde souvent ainsi), mais son regard était grave.

- Oui, Mado, oui. Un jour, le bébé s'accrochera mieux que les autres. Il sera plus solide, plus vaillant. Et toi, aussi.

J'ai pris son visage entre mes mains et je lui ai dit :

- Je t'aime. Je veux que tu le saches. Mais je voudrais tellement te le montrer... aussi ici, dans notre lit. Tu... Tu n'oses plus me toucher. Je n'en peux plus, et toi, non plus, je le sais.

- Ce n'est pas facile, ma chérie, mais...

- Steven. Cela fait plus d'un an maintenant que nous faisons attention. Je me sens plus forte, désormais. Je veux essayer, à nouveau. Je veux que nous fassions un bébé.

Il n'a rien dit. Il m'a simplement embrassé doucement la main, puis il a soufflé la bougie (nous n'avions pas encore l'électricité à ce moment-là), et il a ouvert le lit pour que nous nous y couchions. Et nous avons fait l'amour très fort. Beaucoup, cette nuit-là.

Et Ingrid est née au printemps de l'année 1953.

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