Cinquième chapitre : Ingrid (première partie)

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Je ne veux pas m'appesantir sur ma vie intime et ma vie de femme, de mère. Ingrid sera notre seule enfant, car, après elle, je referai une autre fausse couche qui aurait pu m'emporter. Je m'en relèverai, mais stérile. J'aurais tellement voulu donner un fils à Steven ! Pour la ferme, ensuite... Mais pas seulement. Un fils. C'est important aussi pour une mère, d'avoir un fils.

Enfin, notre petite Ingrid était là, et elle était le trésor de notre vie.

Ingrid ressemble à la fois à Finella et à ma mère. C'est assez amusant. Elle a les yeux noisette de maman - les miens, donc, aussi -, et elle a plutôt la stature de Finella, même si elle est plus petite que sa grand-mère. Mais dans sa démarche, ses gestes, même ses expressions, elle tient beaucoup de la mère de Steven.

Après sa naissance, nous avons fait notre premier voyage en France depuis notre mariage. Cette fois, nous avons voyagé plus confortablement et plus rapidement. Nous avons pu prendre le train et gagner le sud de l'Angleterre, puis traverser la Manche jusqu'à Caen. Là, mon oncle, celui-là même qui nous avait accompagnés jusqu'au bateau après notre mariage, nous attendait. Mais cette fois, avec une voiture.

J'étais très heureuse de revoir toute ma famille et aussi de leur présenter Ingrid. Nous avions fait le voyage à l'automne, alors que les moutons sont à l'abri et avant qu'il n'y ait trop de neige, qu'il soit difficile de voyager. Ingrid avait un peu plus de 5 mois.

Bien entendu, papa, maman et Eric ont été fous de joie de nous revoir. Nous avons fait la tournée de la famille, des amis. Ma grand-mère, Ernestine, était encore en vie. C'était la dernière fois que je la voyais, mais j'étais très heureuse et fière aussi de lui amener Ingrid. Elle en était aussi très heureuse, et de me revoir. Elle m'avait dit, à cette occasion, qu'elle avait craint que je ne me sente si bien dans les montagnes écossaises qu'elle ne me revoie pas de son vivant. Aujourd'hui que je suis une vieille femme, je comprends bien mieux combien c'était important pour elle.

Eric avait beaucoup changé. Nous avions quitté un adolescent gringalet et nous retrouvions un jeune homme grand, costaud. Il avait un peu plus de 22 ans. Il n'était pas encore marié, n'avait pas non plus de fiancée, mais de ce qu'il en a soufflé à Steven, il rencontrait un certain succès auprès des filles. Le souci, un peu, c'était qu'il voulait prendre la suite de papa, garder la ferme. Or, dès les années d'après-guerre, les jeunes femmes ne rêvaient que de vivre en ville, d'avoir un certain confort. La France rurale était en pleine évolution, je devrais même dire, en pleine révolution. On électrifiait à tout va, les tracteurs faisaient leur apparition, la mécanisation dans les fermes était en marche. On entendait parler de productivité, de remembrement… Le monde que nous avions connu allait disparaître et nous étions les acteurs de ce changement.

En Ecosse aussi, les choses évoluaient.

**

Oui, les choses évoluaient. Au début des années 50 fut lancé un grand projet d'électrification de toute l'Ecosse, et en grande partie des Highlands. Il faut bien dire que nous étions un peu loin de tout, que c'était un monde vraiment rural, pas de ville, même si Fort William commençait à se développer un peu, notamment grâce aux premiers pas du tourisme, et Inverness de même. Le fameux "monstre" y était pour beaucoup, sans compter les fantômes qui hantaient soi-disant tous les châteaux des alentours. Je disais à Steven que je préférais imaginer que les lochs étaient peuplés de fées des eaux, que la beauté et la magie des paysages s'y prêtaient mieux. Il souriait quand je disais cela.

Avec l'électricité, beaucoup de changements sont arrivés. La ferme a été raccordée en 1956. Cela apportait un confort que nous n'avions jamais connu, ni même imaginé. L'éclairage, bien entendu, mais cela allait permettre aussi une certaine mécanisation des tâches agricoles, faciliter en particulier la tonte des moutons, mais aussi leur approvisionnement en hiver. Et l'abattage qui, désormais, n'allait plus se faire à la ferme, mais à l'abattoir municipal. S'il fallait toujours suivre les opérations, ce n'étaient plus les hommes qui s'en chargeaient, mais des bouchers professionnels.

Au début, Donan s'était un peu posé la question de savoir quoi faire du "progrès". Matthew était réticent, il n'avait pas forcément une vision très étendue de l'avenir. Steven était beaucoup plus volontaire. A bien y réfléchir, je pense que cela lui était aussi venu d'avoir fait la guerre, d'avoir vu d'autres pays, d'autres gens. En côtoyant les soldats américains, il avait compris qu'une autre façon de vivre allait s'installer et qu'il fallait prendre le train en marche.

Cela a causé beaucoup de discussions dans la famille. J'y participais peu, car j'estimais que c'étaient aux hommes de décider, mais quand il le fallait, j'appuyais Steven. Finella faisait de même. Elle aussi avait perçu ce changement à venir et soutenait plutôt son fils quand elle sentait que son mari hésitait.

Je reviens un peu en arrière, avant la naissance d'Ingrid, car les changements occasionnés dans la famille et dans notre façon de vivre ont aussi trouvé leur point de départ durant ma grossesse. Dès que j'ai su que j'étais enceinte, durant l'été 52, j'ai annoncé la nouvelle à Sœur Tara. Elle m'a conseillé du repos, de ne pas faire des tâches trop difficiles. Très vite, elle a rencontré Finella, a parlé avec elle. Elle a vu Steven aussi, pour lui dire de me ménager s'il voulait que je puisse mener ma grossesse à terme. Elle n'hésitait pas à dire ce qu'elle pensait ! Chère Sœur Tara ! Je pense souvent à vous et je suis certaine que vous êtes au Ciel, parmi les anges... car vous étiez un ange ! Si humaine, si proche de nous tous...

Ainsi donc, je me suis retrouvée dispensée des tâches les plus pénibles, notamment à la ferme, à laver le linge (nous allions encore le faire soit au lavoir, soit dans la cour, en tirant l'eau du puits), mais comme il fallait bien aider quand même et qu'il n'était pas question que je passe ma grossesse allongée, avec l'accord de Finella, je me suis installée à la cuisine. Je pouvais ainsi alterner des positions assise et debout, me reposer en début d'après-midi. Depuis mon arrivée ici, j'avais bien entendu aidé quotidiennement Finella et ses filles pour les repas, comme pour toutes les autres tâches, mais là, durant cette période, je suis vraiment devenue la "maîtresse" de maison, d'autant qu'une grande partie de ma grossesse s'est déroulée aux beaux jours et qu'il y avait à faire au-dehors. Finella et les filles étaient donc beaucoup plus occupées par les tâches extérieures, le linge, le potager, les poules. Et moi, je restais plus à l'intérieur. J'avais appris à cuisiner le mouton, à faire les fameux ragouts, mais aussi d'autres plats. Néanmoins, en prenant désormais place totalement dans la cuisine, j'ai aussi repris des recettes de ma mère. Je faisais des blanquettes, différentes du ragout, je faisais des tartes aussi, presque tous les jours. Il faut dire que nous étions nombreux à nourrir, et surtout qu'il ne fallait pas en promettre à trois hommes qui travaillaient dur toute la journée. Six adultes en tout, plus le petit John.

Eileen appréciait moyennement les conditions dont je bénéficiais pour ma grossesse, mais elle n'aurait jamais osé le dire devant Finella ou Donan, et encore moins devant Steven. Mais quand elle s'est retrouvée enceinte une deuxième fois, peu après la naissance d'Ingrid, elle a eu bien du mal à accepter de recevoir moins d'attentions que moi. Elle disait qu'Ingrid pleurait trop la nuit - ce qui était faux, elle a fait ses nuits très vite -, qu'elle réveillait John. A la naissance d'Elisa, sa fille, elle a déclaré qu'ayant les deux petits à s'occuper, elle ne pouvait plus aider à la ferme autant qu'avant. En fait, elle aurait voulu œuvrer en cuisine, mais cela, Finella ne l'a pas laissé faire. Après la naissance d'Ingrid, j'ai aidé à nouveau là où il fallait, mais Finella - et les hommes - ayant trouvé que je m'étais vraiment bien acquittée de mes tâches à la cuisine, elle a décidé que je pouvais y rester et continuer à veiller sur les repas. Cela a donc occasionné un autre sujet de "brouille" entre ma belle-sœur et moi.

Cela peut paraître de petits détails, et c'étaient des gamineries, en effet, mais toutes ces petites choses ajoutées les unes aux autres ont conduit, à la fin des années 50, au départ de Matthew, d'Eileen et de leurs trois enfants de la ferme. Donan a laissé une partie des terres et du troupeau à son fils, pour qu'il ait de quoi vivre et démarrer. Mais si les choix par rapport à l'élevage ont été les principales raisons du départ de Matthew, l'inimitié entre Eileen et moi (et même entre Finella et Eileen) a également joué.

Je n'ai pas tellement envie de raconter ces moments qui ont été pénibles, les discussions houleuses entre le père et ses fils, les coups de poing sur la table, les chaises qu'on racle violemment au sol. Je vous raconterai simplement ce qui est arrivé, un soir. La discussion avait une fois de plus buté entre Steven et Donan d'un côté, et Matthew de l'autre quant à je ne sais plus quel détail concernant les aménagements à faire dans la bergerie. Lassé d'argumenter à n'en plus finir face à son frère, Steven était sorti rageusement de la maison. Donan était énervé, cela se voyait aussi. Matthew ne comprenait pas pourquoi il était nécessaire d'apporter aussi un certain "confort" aux animaux. Il disait que les moutons étaient résistants, qu'ils avaient vécu ainsi depuis des siècles, pourquoi changer ? J'ai toujours eu du mal à comprendre la position de mon beau-frère à ce sujet, d'autant qu'il lui était arrivé de se rendre à Glasgow, il voyait aussi comment James et sa famille vivaient. Il n'était pas idiot, aurait dû voir que le changement était en route, qu'il devenait nécessaire de faire certains aménagements. Mais non, il ne le voulait tout simplement pas.

Steven était donc sorti dans la cour. Nous, les femmes, étions restées un peu à l'écart, à finir la vaisselle. Quand j'ai entendu la porte claquer, que j'ai vu la silhouette de Steven dans le jardin, par la fenêtre, j'ai laissé mon torchon et je suis sortie aussi. Avant de fermer la porte, j'ai eu le temps d'entendre Eileen murmurer je ne sais trop quoi, mais je peux simplement vous dire que ça n'a pas plu à Finella car elle lui a dit de se taire d'un ton... qui moi, m'aurait fait taire. Mais je ne crois pas qu'elle l'ait fait, du moins, je n'en ai pas la certitude, mais vu comment les choses se sont passées par la suite...

Steven avait traversé la cour, sur l'arrière de la maison. Il s'était s'appuyé contre le puits, et se roulait une cigarette. Je voyais bien à ses doigts qui tremblaient qu'il était encore profondément énervé. Je me suis approchée, pas trop vite. En m'entendant, il a relevé la tête et a dit :

- C'est moi ou Matthew. Il va falloir que papa tranche. Mais là, ce n'est plus possible. On ne peut pas continuer comme ça.

- Ca veut dire quoi, Steven ? Si ton père suit Matt, ça veut dire qu'on devra partir ?

- Oui. Mais papa ne nous laissera pas sans rien, je te rassure. Seulement... Seulement, il faudra tout démarrer de zéro. Même avec des terres et un troupeau.

J'ai baissé la tête, j'ai réfléchi un moment et j'ai dit :

- Steven, des aléas, nous en avons déjà connus. Si c'est ce qui nous attend, et bien, nous ferons comme nous avons toujours fait : nous retrousserons nos manches et nous monterons une nouvelle ferme, un nouvel élevage.

- Tu serais prête à ça ? A tout démarrer ?

- Oui.

Il me regardait sans trop y croire.

- Si c'est ce qui s'annonce, alors, oui, nous le ferons. Car je serai à tes côtés pour faire face. Parce qu'il faudra bien vivre et que si tu ne prends pas ta part du troupeau, alors, nous n'aurons plus qu'à partir à la ville. Tu te vois dans une usine, aux chantiers navals, comme ton frère ? Moi, non. Et je ne me vois pas vivre ailleurs qu'ici. Quand je suis partie, il y a dix ans, avec toi, que je suis arrivée ici, j'ai fait le vœu de passer ma vie ici. Pour y être avec toi, vivre avec toi. J'étais tombée amoureuse de toi, en France. Je suis tombée aussi amoureuse de ton pays, des Highlands. Ma vie est ici. Mais si nous ne pouvons pas la vivre ici, alors j'irai où tu iras. Seulement... ce sera à contrecœur.

Il m'a prise dans ses bras, m'a serrée très fort contre lui.

- Tu es mon trésor, ma Petite Pomme. Mon trésor. Avec Ingrid.

J'ai simplement répondu à son étreinte. Puis nous sommes rentrés dans la maison et avons gagné notre chambre sans croiser personne.

Et, six mois plus tard, après l'hiver, Donan divisait le troupeau et les terres, et donnait sa part à Matthew.

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