Chapitre Premier : L'été 1944 (1ère partie)

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Je m'appelle Madeleine Letaneur. Quand je commence à vous raconter cette histoire, j'ai à peine 17 ans. Je suis née en 1927 dans un petit village non loin de Saint Lô, en plein cœur de la Normandie. Mon père est fermier, ma mère aussi. Je suis l'aînée d'une famille de quatre enfants (mais déjà la troisième enfant du couple, car ma mère a fait deux fausses couches avant ma naissance). Malheureusement, nous ne serons que deux à survivre. Mon frère, Eric, qui a trois ans de moins que moi, et moi-même. Mon autre frère, Jacques, meurt d'une maladie qu'on ne sait pas encore guérir à l'époque. Quant à ma petite sœur, Marie, elle ne survit pas à l'accouchement difficile de ma mère, en plein hiver 1942. Il faut dire que les temps étaient durs, à cette époque…

L'été 1944.

L'été de tous les dangers, de toutes les peurs et de toutes les joies. Nous avons fait partie de ces Français de l'intérieur, occupés par les Allemands depuis le mois de juin 1940. Nous avions connu la défaite, l'occupation, les privations, la Résistance, la collaboration. A la ferme, nous nous en sortions, nous n'avons pas connu la faim. Mon père avait très vite compris ce qui se passait, avant même la reddition. Il s'était battu en 1917-1918. Il avait connu les tranchées, la peur de monter au front, les combats. La victoire, amère. Mais la victoire quand même.

Fallait pas lui en raconter, au père Letaneur. Je suis bien placée pour le savoir…

Je me souviens très bien de ce soir de juin 1940. Nous venions de passer à table. Mon frère, Jacques, était encore avec nous. Il était petit. Je l'aimais beaucoup, comme j'aimais aussi Eric. Même aujourd'hui, alors que je suis une vieille femme et que je vous raconte tout cela, je garde une blessure qui saigne encore au cœur, en pensant à mon frère. De nos jours, on ne meurt plus faute d'antibiotiques. A l'époque, si.

Mais bref. Je voulais vous raconter d'abord ce soir de la défaite… Enfin, telle que mon père l'avait perçue. Nous ne savions pas grand-chose. La guerre avait déjà presque un an, mais ne s'était vraiment déclenchée qu'un mois plus tôt, dans les Ardennes. Nous avions déjà vu passer des soldats, éparpillés, déjà vaincus, qui rentraient chez eux. Des jeunes hommes qui retournaient dans les fermes, dans les usines… vaincus sans avoir pu se battre, pour certains, alors que d'autres se battaient encore, à Dunkerque, à Angers, à Tours… Les Allemands allaient occuper Paris, puis foncer vers Nantes, Bordeaux, les ports de Brest, de Cherbourg, de Lorient. Ils n'étaient pas encore passés par chez nous, mais mon père, ce soir-là, nous a dit :

- Les Allemands, ce sont des coriaces. Bien organisés, prévoyants. Ils ne laisseront pas passer grand-chose. Je les connais. Les temps seront durs, les enfants. On va dès demain planquer ce qui doit être mis à l'abri. Ce qu'ils ne devront pas trouver. Les économies. Des provisions. La gniole.

La fameuse gniole... et le calva... et du cidre aussi. Nous en avons caché sous les toits de la grange, de la maison. Dans des trous dans le mur. Sous des piles de bois. Les Allemands n'en ont pas trouvé une seule bouteille… Mon père a le triomphe modeste : il a aidé la Résistance, en fournissant de la nourriture, un abri pour un gars qui était recherché, pour des aviateurs anglais, français. Cela, il aurait pu le raconter… et bien non. Quand on lui demande : "Et vous, M. Letaneur, qu'est-ce que vous avez fait pendant la guerre ?" Il répond, sobrement : "Moi, Monsieur… J'ai planqué des litres de gniole à la barbe des Allemands. Ils n'en ont pas trouvé une seule bouteille !" C'était sa fierté. Avoir planqué sa gniole… alors qu'il avait contribué à sauver des vies. Mais cela, il ne voulait pas en parler. Il a dit une fois, à ma fille, Ingrid, qui est bien une des rares personnes à avoir réussi à le faire raconter un peu de cette époque, il a dit : "Petite, ça, c'était le devoir…" Mais la gniole…

Alors donc, le printemps 1944 s'avançait sur la Normandie. Nous sentions bien que quelque chose se préparait, déjà depuis plusieurs semaines. Nous écoutions Radio Londres ; papa, un soir, a simplement dit :

- Si ça commence à chauffer, les enfants, vous irez vous planquer chez Ernestine.

Ernestine, c'était la mère de maman. Elle vivait dans un hameau, à environ un kilomètre de chez nous. Nous allions la voir souvent, une à deux fois par semaine. Sans le savoir - ou plutôt en l'ayant appris après la guerre -, c'est ainsi qu'Eric et moi avons transporté des messages, des pièces détachées de postes de radio, et même d'armes, pour la Résistance. Notre oncle, un des frères de maman, habitait encore avec elle. Et il faisait partie d'un des maquis. Les messages, les pièces détachées, étaient cachés dans nos paniers, voire sous la selle de mon vélo. C'est ma grand-mère qui me l'a raconté. Après.

Le 6 juin 1944. Le Débarquement. Aujourd'hui, quand on en parle, on pense aux soldats américains qui sont venus mourir sur Omaha Beach. On pense à Sainte-Mère-l'Eglise, première commune de France libérée. On pense à Leclerc, au commando Kieffer. On oublie les Normands. Pendant des jours, ça a été l'enfer. Et encore, nous, nous avons eu de la chance… nous étions à la campagne. Mais se retrouver, un beau matin, en emmenant les vaches au champ, nez à nez avec un char américain… je peux vous assurer qu'on ne l'oublie pas de sa vie. Le bruit des avions non plus, qui survolaient sans cesse la terre de France, toutes les nuits, pour bombarder Cherbourg, Brest, Lorient, Le Havre, les ponts sur la Loire, pour couper la route à Rommel, bloquer les Allemands, empêcher les renforts d'arriver depuis l'est, depuis l'Allemagne…

Saint-Lô.

Nous n'en étions pas loin. Une vingtaine de kilomètres. Un soir de juillet, tout s'est embrasé. Il faisait jour en pleine nuit. La ville brûlait. On a accueilli des réfugiés. Après les résistants, après les aviateurs, c'étaient des gens de la ville, des faubourgs, qui fuyaient les bombardements, les combats.

Papa participait à tout cela, il aidait. Maman aussi, sans rien dire. Juste… parce que c'était leur devoir. Nous en avons vu passer du monde… Puis, petit à petit, le calme est revenu. Mais les combats continuaient, vers Avranches, Cherbourg, la Bretagne. Vers Paris, aussi.

Un hôpital de campagne avait été installé par les Américains à moins de cinq kilomètres de chez nous. Ils ont fait le tour des fermes, ont demandé des produits frais. Ils avaient du ravitaillement, mais, parfois, il ne passait pas les lignes, ou il était bloqué dans le bocage… fichu bocage normand… ça, qu'est-ce qu'ils l'ont dit, les Américains… "fichu bocage normand".

Alors, tous les deux jours, Eric et moi, nous reprenions nos vélos et nous apportions du lait, des œufs, des pommes.

Petite Pomme.

C'est comme ça qu'il m'a surnommée. Au début. Steven. Avant de me connaître vraiment. C'est comme ça qu'il a parlé de moi à Eric, la première fois, pour savoir mon nom.

Steven. L'homme de ma vie.

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