Chapitre premier (deuxième partie)

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Je me souviens que, durant cette période un peu trouble, maman n'était pas très rassurée pour moi. Nous commencions à entendre dire certaines choses sur les soldats américains. Mais c'étaient les libérateurs… Il en faudra du temps pour que cette vérité-là sorte aussi, se fasse entendre au milieu des commémorations, des hommages, du courage, des combats. Dire que j'étais inconsciente, c'est faux. Mais je n'imaginais pas qu'on puisse me faire du mal. Je venais pour aider. J'étais une fille de la campagne. J'avais été à l'école, jusqu'à 12 ans, jusqu'au certificat d'étude. J'avais - et j'ai toujours - une belle écriture. Je ne manquais pas de bon sens. J'avais côtoyé les Allemands pendant quatre ans. Ce n'étaient pas les soldats américains qui allaient me faire peur. Et encore moins un Anglais. Pardon, un Ecossais. C'est la seule fois où je ferai l'erreur…

Aussi, quand nous avons quitté l'hôpital de campagne, ce jour-là, après avoir déposé nos approvisionnements, Eric qui roulait à côté de moi, m'a dit :

- Mado, faut que tu fasses gaffe. Y'en a un, il t'a repérée…

- Un quoi ?

- Un soldat. Il est blessé à la jambe. Mais il m'a parlé, alors que tu discutais avec la bonne sœur. Il m'a demandé comment s'appelait la jolie jeune fille qui venait avec moi à chaque fois et qui avait des joues rouges comme des pommes. Il m'a dit qu'il t'appelait "Petite Pomme", puisqu'il ne connaissait pas ton prénom.

- Ah oui ?

- Oui.

- Et tu lui as dit quoi ?

- Je lui ai dit que tu étais ma sœur. Et qu'il n'avait pas intérêt à s'en prendre à toi, parce qu'il me trouverait sur son chemin.

Je me souviens avoir éclaté de rire dans le soleil. Eric n'avait que 14 ans, mais il en paraissait 12. Il n'avait pas encore entamé sa croissance d'adolescent. Et il était assez maigrelet. Il s'est rattrapé depuis et il est devenu un beau jeune homme, costaud, qui fait tourner la tête aux filles. Mais, cet été-là, on aurait encore dit un petit garçon.

- Tu lui as dit mon nom ?

- Non.

- Il parlait français ?

- Assez bien...

Ca, ça m'a étonnée. Mais j'ai compris pourquoi, plus tard.

Nous avons arrêté de parler de ce soldat. Nous approchions de la maison. Eric a filé aux champs, moi, je suis rentrée pour aider maman. Faire des fromages, manier la baratte pour faire du beurre. Trier des pommes pour un prochain tour à l'hôpital.

Des pommes.

Des petites pommes. Rouges, bien entendu.

Je n'avais pas le temps de penser à ce soldat dont j'ignorais tout. C'est en retournant deux jours plus tard que cette histoire m'est revenue en tête. Et que là, je l'ai vraiment vu.

Il était assis sur le rebord d'une des fenêtres du couvent qui avait été transformé en hôpital. Nous passions forcément devant cette partie du bâtiment, car nous devions traverser la cour pour apporter les provisions. Eric et moi marchions à côté de nos vélos, nous nous dirigions vers l'intendance. Nous y sommes entrés et avons déposé ce que nous apportions. La sœur qui gérait les stocks nous a fait un reçu. Soi-disant que l'armée américaine nous rembourserait cela. Nous avons toujours les reçus. Nous n'avons jamais rien touché. Ca fait rire Eric, quand il en parle… quelques kilos de pommes, de dizaines d'œufs, de litres de lait… va réclamer ça à l'US Army aujourd'hui…

En ressortant, nous avons entendu une voix joyeuse qui nous appelait :

- Hep, petit !

Eric s'est retourné, moi aussi. J'ai vu ce soldat qui faisait un signe à mon frère. Une de ses jambes était en effet blessée. Il était en train de se rouler une cigarette. Il avait un grand sourire. Eric a hésité. Il m'a donné un coup de coude, mais j'avais déjà compris. J'ai dit à Eric :

- Il faut être poli. Allons le saluer. De toute façon, dans l'état où est sa jambe, et en plein milieu de la cour, il ne peut pas nous faire grand-chose.

Eric a haussé les épaules, il m'a regardée un peu bizarrement, mais il m'a suivie. Le soldat souriait encore plus. Mais mon cœur a commencé à ralentir en approchant de lui. Il avait un de ces regards… Je n'avais jamais vu quelqu'un avec un tel regard. Des yeux… d'un vert doré, brillant… Mickaël, mon petit-fils, a hérité de son regard. La seule différence, et nous ignorons toujours d'où il tient cela, c'est que, parfois, un éclat bleuté s'allume dans ses yeux, alors que Steven ne l'a jamais eu, cet éclat de bleu. Moi, j'ai l'explication, qui vaut ce qu'elle vaut, mais je vous raconterai cela plus tard. Mickaël est encore loin dans l'histoire…

Ainsi donc, j'avais un peu le cœur battant en m'approchant, mais en même temps, j'étais curieuse. Curieuse de connaître ce soldat qui m'avait appelée "Petite Pomme".

- Bonjour, Eric, a-t-il dit avec un accent prononcé.

J'étais étonnée : mon frère avait dit son nom à ce soldat ! Mais je n'ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit, car il a enchaîné :

- Bonjour, demoiselle, je m'appelle Steven.

- Bonjour, ai-je répondu poliment en le regardant, mais pas trop non plus. Vous êtes Anglais ?

J'ai demandé cela parce qu'il n'avait pas l'uniforme américain. J'en avais vu passer suffisamment pour ne pas confondre.

- Non, qu'il m'a dit, avec un drôle d'air et en même temps, toujours son grand sourire. Je suis Ecossais.

C'est là que j'ai commencé à comprendre qu'il était différent.

Enfin, je pense que je l'avais compris déjà un tout petit peu avant, à cause de son regard. Mais disons que j'en ai pris conscience à ce moment-là. Ah, tiens, Ecossais. Pas Anglais, non.

- Vous parlez bien français, ai-je dit.

- J'ai appris à l'école.

Là, il m'a laissée muette. Je ne savais plus quoi dire. Il avait appris le français à l'école ! J'ai pensé qu'il avait dû faire de longues études, pour cela. Mais, en même temps, il avait l'air d'un soldat de troupe, pas d'un officier, ni même d'un sous-officier. Il a fini de rouler sa cigarette, mais il ne l'a pas allumée. Il a ajouté :

- Elles sont très bonnes, les pommes de votre verger. Surtout les petites rouges.

Il a dit ça avec cet éclat doré dans le regard. C'était étrange. Ca me faisait un effet étrange. A cet instant, Eric m'a poussée du coude. J'ai regardé mon frère. Il m'a dit :

- Faut qu'on rentre.

- Oui.

- Alors, à bientôt, a dit Steven.

Nous l'avons salué, puis nous sommes retournés vers l'intendance, nous avions appuyé nos vélos contre le mur, près de la porte. En retraversant la cour, nous l'avons entendu à nouveau :

- Au revoir, Mademoiselle aux joues de pommes !

Je me suis retournée et je l'ai vu qui faisait un grand signe du bras.

Sur le chemin du retour, ni Eric, ni moi, ne parlions. En fait, je n'avais pas tellement envie de parler.

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