Chapitre 6.8 - La sorcière qui mangeait les enfants

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– Eh bien, eh bien, une statue qui a le sens de l'humour, moi qui pensais avoir tout vu.

– J'ai eu un bon professeur, commenta son invitée en pénétrant difficilement dans la cabane, ses deux pattes trébuchant sur le plancher. C'était un chat. Un chat très cultivé.

– Ah, les chats, les chats, croassa Yaga en fermant vite la porte sur le froid de l'hiver. J'ai beaucoup aimé un chat, fut un temps. Mais que veux-tu. (Elle haussa les épaules en désignant les crapauds qui sommeillaient dans leurs vases translucides.) En amour, tout va, tout vient, et les chats ne sont pas réputés fidèles. Les crapauds, contrairement à ce que l'on pourrait croire, le sont. Le mien l'était, en tout cas.

Des brumes rêveuses se déployèrent dans ses iris, ces cercles ambrés devenus rouges sous la passage des siècles.

La licorne ne dit mot, promenant le regard sur l'intérieur de la cabane, écoutant d'une oreille distraite les caquètements qui s'échappaient du conduit de la cheminée.

– Vous avez une bien belle maison, prononça-t-elle finalement en étirant son cou délié pour observer les plus hautes étagères.

Yaga, séduite par son élocution soignée et cette politesse dont elle n'avait pas vu l'égal depuis près de trois siècles, s'assit avec contentement sur son tabouret. Elle soulagea sa vieille jambe et se pencha vers la licorne, joyeuse comme une grand-mère qui reçoit ses petits-enfants.

– J'adore les statues, s'exclama-t-elle avec une voix de crécelle emplie de gaieté. Vous êtes toutes tellement calmes, tellement gentilles, tellement reposantes. Ah ! Les humains, tu sais, ce n'est plus de mon âge, ils sont bien trop remuants. Mis à part pour les manger. Mais les statues, je leur parlerai encore sur mon lit de mort !

– J'espère que ce moment n'arrivera jamais, Yaga, répondit son interlocutrice en s'asseyant sagement sur son derrière tout rond.

– Mais dis-moi donc ! relança vivement la sorcière. Pourquoi donc suis-tu ce pauvre Diogon ?

Son regard acéré détailla le corps de la licorne, l'épluchant comme un oignon.

– Tu ne risques guère de le rattraper, vu ton état.

– Il le faut pourtant, dit doucement son interlocutrice. Mon créateur m'a libérée pour que je le retrouve, que je l'aide…

Elle baissa un instant ses yeux de métal, avant de cligner ses paupières arquées.

– Et que je l'aime.

– Tout un programme, grommela la vieille femme guère émue. Ton créateur aurait dû te greffer des roulettes, tu serais allée plus vite ! Comme je méprise ces humains stupides.

– Ne dites pas ça, Yaga, répliqua son invitée avec une once de colère dans la voix. Mon créateur était un homme intelligent et bon. Il a été tué par la méchanceté des autres.

– Ah, voilà autre chose, maugréa la sorcière. Et comme toutes les statues, je suppose que tu aurais donné ta vie pour le sauver, mmh ?

– Si je l'avais pu, oui. Sans hésiter. (Elle baissa les yeux à nouveau.) Mais les sculptures ordinaires ne peuvent bouger lorsque les humains sont là pour les voir… J'ai dû le regarder mourir.

Une flamme de rage s'alluma soudain dans son regard couleur bronze, et elle articula avec violence :

– C'est ce Diogon, sa création maudite, qui aurait dû être là pour le sauver. Je n'ai rien pu faire, mais lui aurait pu. Il aurait pu, Yaga. Il aurait dû. Il aurait dû être là.

La vieille dame ouvrait tout juste la bouche lorsque la licorne ajouta, les yeux plissés et son visage de métal froissé de rage :

– Mon maître a donné sa vie pour lui, et lui n'était pas là pour le sauver de la mort.

– Vous les sculptures, vous êtes trop pétries de fidélité, grogna son hôte en secouant la tête. Tu sais, ma fille, en ce monde chacun fait ce qu'il peut, et même les statues sacrées, ou maudites, ne sont pas omniscientes. Ce Diogon est un gentil garçon. Je suis certaine qu'il aurait sauvé votre créateur, s'il avait su.

Yaga garda pour elle l'indifférence souveraine qu'elle avait lu dans l'esprit de la statue.

– Et toi, calme ta colère, ma mignonne, car l'amour naît bien mal de la haine. Que dirait ton maître s'il te voyait incriminer ainsi son protégé ?

– Mon maître est mort, grimaça la licorne en crispant à nouveau ses traits, comme le visage d'un fauve prêt à mordre.

Un silence s'établit quelques minutes entre les murs chauds de la cabane.

– Dis donc ! s'exclama soudain Yaga désireuse de changer de sujet. Tu ne parviendras jamais à retrouver Diogon ainsi. Il a beaucoup d'avance, et tu n'as que deux pattes valides. Viens boire un peu de ma tisane.

Le masque de fer de la licorne se détendit d'un coup, et elle retrouva son calme doux et son regard apaisé.

– Merci pour votre gentillesse, Yaga, mais je ne peux pas boire de tisane, et je crois que vous le savez.

– Ne t'avance pas sur ce que je sais ou non, grinça la vieille, tu finirais par en perdre l'esprit. Diogon m'a dit la même chose, il en a bu lui aussi et il est reparti fringant.

– Oui, mais il a été touché par les dieux, il est empreint de vie, la contredit la licorne avec douceur. Vous savez bien que je ne suis pas de la même sorte.

– Cesse de me contredire, grogna Yaga en posant un grand bol de tisane dorée devant son nez, au sol. Tu vas voir, elle est délicieuse.

L'être de rouille et de métal considéra le liquide, qui déroulait ses fumerolles brûlantes jusqu'à ses naseaux.

– Si vous y tenez…

Une résignation indulgente se mêlait à sa voix.

Elle se pencha, plongea son museau rond dans le bol de vieille faïence, et se mit à boire à grands bruits, comme les chevaux dont elle tenait son corps contrefait.

Puis elle releva la tête et reposa le regard sur Yaga, haussant ses fins sourcils de métal.

– Contente ?

La sorcière regarda, médusée, les flots de tisane dégouliner le long du poitrail de la licorne, jaillir entre ses côtes percées, couvrir ses lattes rouillées d'un écrin liquide, goutter le long de ses nerfs d'acier et filer jusqu'à sa patte maigre en suivant la courbe de son épaule.

Elle regarda la flaque dorée s'épandre au sol sous la sculpture immobile, s'étaler comme une ombre claire, abreuvant le tapis de laine qui émit un soupir de contentement.

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