Chapitre 6.2 - La sorcière qui mangeait les enfants

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– Appelle-moi donc Baba, ou grand-mère. Cela me rappellera de bons souvenirs, quand mes dents n'étaient pas encore tombées et que je croquais encore les enfants.

– Bien, Baba, finit par dire Diogon en acceptant la tasse minuscule entre ses mains de glace.

Il regarda, fasciné, la vapeur brûlante dérouler ses arabesques au-dessus du liquide doré. L'odeur le fit éternuer ; ses rotules cognèrent contre le plafond dans un grand bruit de verre cassé. Faisant naître un sourire édenté sur le visage de Yaga.

Appuyée contre son chaudron gigantesque, un air concentré sous-tendant ses milliers de rides, elle l'observait.

– Tu t'appelles Diogon, n'est-ce pas ? Depuis quand ne t'es-tu pas miré dans une glace ?

– Cela ne m'est encore jamais arrivé.

Il trempa un bout de langue dans la tasse avec un air méfiant ; un bout de langue à moitié translucide, à moitié rose.

La sorcière, toujours en équilibre précaire sur sa jambe lourde et envahie de rhumatismes, alla fouiller dans un coin de sa cabane. Elle ouvrit un tiroir qui se mit à rouler des yeux, repoussa deux crapauds apathiques et trois serpenteaux aveugles – les pauvres chéris, l'hiver n'était pas leur saison favorite – et finit par trouver ce qu'elle cherchait.

– Tiens, grommela-t-elle en lui tendant un miroir d'argent, un miroir minuscule et délicatement ciselé.

Mais elle le lui retira d'un geste brusque au moment où il allait y poser les pattes :

– Oh, non ! Va te laver les mains d'abord, mon petit. Elles sont pleines de sang.

Le pauvre Diogon se pencha vers ses grandes paluches, sans comprendre ce que Yaga voulait dire.

– Mais Baba, il n'y a pas de sang sur mes mains. Du moins, je n'en vois pas.

– Parfois les choses qui paraissent absentes ne sont qu'invisibles ! Ce miroir est pur, enfin, à peu près, et je m'évertue à le garder ainsi. Tu as un baquet d'eau au fond du gosier de la maison, enfin je veux dire au fond de la cheminée. Oui, juste là, derrière ta fesse droite.

La statue posa délicatement sa tasse à ses pieds, puis se contorsionna comme elle le pouvait. On entendit un bruit d'éclaboussures, avant qu'elle ne se retourne face à la vieille dame en tendant deux mains dégoulinantes. Celles-ci reçurent le miroir, puis le levèrent devant ses yeux aux pupilles aiguisées.

– Vois-tu ce que je vois ? demanda Yaga, un ongle crochu grattant son menton en galoche.

Diogon entrouvrit la gueule dans une expression probablement nouvelle pour lui : la surprise. Il leva une main vers l'une de ses joues, la palpa doucement. Tâtant ces lambeaux noirs qui, tentaculaires, rampaient sur son visage et sur tout son corps ; qui s'enracinaient dans la glace de ses muscles.

Le pauvre mignon. Il ne comprenait pas.

Mais ce fut bientôt au tour de la sorcière de ne pas comprendre, lorsque l'étonnement qui se lisait sur le visage léonin se changea en profonde tristesse. Diogon eut l'air de chercher ses mots un instant ; il finit par demander d'une curieuse petite voix, la voix d'un adolescent perdu :

– Tout ce noir qui est en train de me recouvrir, c'est le Mal, n'est-ce pas, Baba ? Le Mal qui me dévore petit à petit. Comme ce sang sur mes paumes, que je ne voyais pas.

La vieille dame plissa ses trois milliers de rides, et mit les mains sur ses hanches maigres – enfin là où elles se seraient trouvées, si elle en avait eu.

– Qu'est-ce que le Mal vient faire là-dedans ? Laisse-le où il est, c'est-à-dire nulle part. Le Mal, celui que tu nommes avec une majuscule, il n'existe pas, mets-toi bien ça dans la tête.

– Mais le sang était celui d'un vieil homme que j'ai tué cette nuit. Je l'ai tué, Baba, je l'ai tué de mes mains, je l'ai fait exprès.

Il détourna la tête, la ployant davantage sous l'ombre chaude de la cheminée.

– Je n'ai commencé à bouger que ce matin à l'aube, mais déjà quatre êtres sont morts par ma faute. Peut-être même cinq. Je crois que j'apporte la mort autour de moi. Quelque chose de funeste me suit.

Yaga songea avec ironie que les Dieux auraient dû, peut-être, le mettre au courant avant de le lâcher dans la nature.

– C'est juste la malédiction, petit. Tu es une statue maudite. Tu n'es pas le premier, tu ne seras pas le dernier, on ne va pas en faire tout un plat ! (Les yeux de Diogon s'arrondirent.) Crois-moi, j'en ai vu passer plusieurs, des statues maudites, depuis le temps, mais tu peux remercier ton créateur de t'avoir posé cette vilaine tête de gargouille sur les épaules. Ceux que j'ai reçus jusqu'à maintenant avaient forme d'hommes ou de femmes, et ils arrivaient cassés en mille morceaux, tombaient en miettes sur mon tapis et ne repartaient jamais d'ici.

Ce qui lui avait valu quelques heures mémorables, passées à balayer scrupuleusement sa maison et à inspecter ledit tapis à la loupe pour le débarrasser des éclats de statues qui y étaient restés. Le tout sous les gloussements de pintade qui s'échappaient la maison, que cela chatouillait apparemment.

Son invité secoua la tête, comme un chien qui s'ébroue ; Yaga le savait, il n'était pas facile de comprendre tout cela, encore moins de l'accepter. Il leva ses yeux en amande, emplis de questions malheureuses ; mais la sorcière ajouta vite pour éviter d'avoir à y répondre :

– Ne te fais donc pas des nœuds au cerveau, petit. Chacun d'entre nous est maudit, à sa manière. Tu sèmes des cadavres comme d'autres sèment des carottes ? La belle affaire ! Certains naissent avec une jambe unique (elle tapota sa cuisse grasse, engoncée dans une jupe de toile grossière), d'autres sont laids comme des poux, et d'autres encore sont allergiques à pleins de bonnes choses ! La vie est ainsi faite.

– Mais Baba, répliqua son invité, le visage tordu sous les remords qui hantaient ses iris, rien à voir avec des carottes, c'est moi qui ai tué cet homme, il ne m'avait rien fait, et je l'ai tué ! Je hais les hommes, je les hais profondément, et il fouettait son cheval quand je suis arrivé, mais la manière dont je l'ai fait… je crois qu'il ne le méritait pas. Personne ne le méritait. Et le corbeau… et le chat… N'y a-t-il pas un moyen de…

Et voilà, il avait fini par la lui sortir, cette phrase fatidique que lui sortaient tous ceux qui venaient frapper à sa porte. Yaga soupira ; son nez se tordit de mépris. D'ordinaire, elle les mettait dehors immédiatement, mais peut-être allait-elle faire une exception pour ce garçon charmant.

– Il n'y a aucun moyen de quoi que ce soit, rétorqua-t-elle d'une voix inflexible en maudissant le chevrotement qui la dénaturait. C'est trop tard, petit. On naît comme on naît. Il faut que tu l'acceptes. Dis-toi bien que tout le monde a du sang sur les mains. Même les paisibles sculpteurs de ton village, c'est certain. Combien battent leurs enfants, leurs chiens, leurs bêtes ? Combien vont chasser à l'automne et tranchent le cou de leurs poules quand elles deviennent bien grasses ? Poules, cerfs, enfants, hommes et femmes… c'est du pareil au même quand il s'agit de la vie. Chacun tue avant d'être tué. Quant à moi, sais-tu combien d'enfants j'ai dévorés vifs lorsque j'étais un peu moins gâteuse ?

Diogon, les yeux ronds, fit signe de dénégation.

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