Chapitre 6.3 - La sorcière qui mangeait les enfants

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– [...] Quant à moi, sais-tu combien d'enfants j'ai dévorés vifs lorsque j'étais un peu moins gâteuse ?

Diogon, les yeux ronds, fit signe de dénégation.

– Eh bien, je n'en sais rien ! glapit la vieille dame, contente de son effet. Rien du tout ! Je n'ai pas compté ! Des milliers, ou des centaines de milliers. Qu'importe à présent ? Je les fourrais encore tout remuants au four, ce vieux four juste là derrière toi, et quand ils cessaient de hurler, je les sortais tout cuits et les léchais comme des bonbons. Et ensuite, je les croquais entiers avec mes dents de fer ! Voilà ! Et si je ne les avais pas bêtement toutes perdues, comme une vieille, je serais encore en train de le faire, crois-moi !

Elle se mit à grommeler dans sa barbe en faisant les cent pas sur sa jambe alourdie.

– En parlant de ça, il va falloir que je fabrique mon cinquante-troisième dentier test. Le cinquante-deuxième a échoué, il est incapable de couper ne serait-ce qu'un écrou. Un écrou ! Penses-tu ! Les écrous, je les cassais en dix avec mes dents quand j'étais jeune !

Les yeux écarquillés, les pupilles arrondies, la statue n'osait faire un geste face à la cannibale, qui arpentait rageusement sa cabane-poulette. Celle-ci se mit à caqueter doucement, histoire de le rassurer.

– Oh, ne t'inquiète pas, reprit Yaga en reportant son regard rond et fixe sur son invité médusé. J'ai toujours eu un faible pour les enfants, autrement je n'ai jamais mangé que des choses très ordinaires. Et de toute manière, ce temps-là est révolu à présent…

– Baba, l'interrompit soudain le colosse, d'une voix très ferme qui la surprit au plus haut point. Je ne veux pas être comme toi.

– Il ne s'agit pas d'être comme moi, mais de respecter ce que toi, tu es. Tu ne peux rien faire à ta malédiction, mon petit. Personne ne le peut. Pas même moi.

La sorcière pointa un doigt crochu, aussi maigre qu'un os, vers les mains de Diogon.

Ceci ne signifie pas que tu es quelqu'un de mauvais. L'homme que tu as tué cette nuit avait lui aussi les mains ensanglantées. Comme tous les êtres vivants de ce monde. Quant à cela, (désignant son visage mangé par les lambeaux noirs et veloutés), il n'y a là nul rapport avec le mal. Bien au contraire. Que sens-tu sous tes doigts ?

Diogon porta de nouveau la main à sa joue.

– Quelque chose de mou et de chaud. Comme…

Il laissa sa phrase en suspens, n'osant l'achever.

– Comme de la peau, acheva Yaga de sa voix aigre. C'est de la peau qui te pousse dessus, comme des plaques de mousse ou de lichen. Je reconnais que c'est encore bien laid pour l'instant, mais ne t'inquiète pas, quand ce sera fini, tu verras comme tu auras fière allure.

– De… De la peau ? Comme celle des animaux ? Mais les statues…

La vieille dame leva ses gros yeux au ciel.

– Assez parlé des statues ! Il n'est plus temps pour ça. Tu prends vie, petit. Tu prends vie. On ne verra bientôt plus la glace dont tu es fait. Il en est ainsi des statues sacrées.

– Je… prends vie ?

Le colosse cligna ses grands yeux, dont la glace translucide se parait de reflets bleus, avant de lever une main et de la faire lentement pivoter devant son visage. Elle se gangrenait de cette peau noire et tendre, comme tout le reste de son corps.

– Bientôt tu ne craindras plus le feu, le soleil, ou même ces brisures qui t'affaiblissent. Elles continueront de te faire souffrir, mais ne risqueront plus de te réduire en miettes.

Les iris de Diogon perdirent leur admiration enfantine et redevinrent graves.

– Mais cette malédiction, celle dont tu m'as parlée, elle continuera d'agir ?

Yaga éclata d'un grand rire, dont les sonorités désagréables semblaient tenir à la fois du serpent sifflant et de la porte grinçante.

– Eh ! Petit ! Tu insultes ces dieux que vénérait ton créateur ! Pensais-tu vraiment te débarrasser d'eux ainsi ? Les statues sacrées prennent vie ; les statues maudites portent la mort. Tu es pile entre les deux, tu es leur jouet du moment ! Ils ne te laisseront pas partir aussi facilement !

La vieille dame n'arrivait plus à s'arrêter de rire, imaginant l'expression courroucée de ces satanés dieux s'ils venaient à se pencher sur sa cabane à pattes. Elle ne les craignait plus depuis longtemps ; et il n'y avait que ces statues bénies pour l'y faire croire encore.

Elle se rendit soudain compte que le pauvre Diogon hésitait entre dire quelque chose et se sauver à toutes jambes ; ni une ni deux, la sorcière attrapa vite son rire infect et le renfonça dans sa gorge aride.

– Kof kof ! Hrm ! éructa-t-elle en tentant de ravaler le monstre qui lui labourait les cordes vocales pour réussir à s'enfuir. Je disais donc… kof ! J'allais donc dire : assez parlé, il est temps de boire cette pauvre tisane qui refroidit à tes pieds. Enfin, à tes sabots.

Son invité haussa ses sourcils inexistants, dans une attitude particulièrement humaine qui surprit Yaga ; mais il se pencha sans mot dire et reprit possession de la petite tasse de porcelaine.

Son hôte plongea une louche – qui aurait pu lui servir d'évier tant elle était énorme – dans son grand chaudron, et la porta ruisselante à ses lèvres pincées :

– A la tienne, mon garçon ! Longue vie à nous deux !

Ils burent cul sec, même la statue dont la grimace involontaire fit sourire la sorcière – qui s'étrangla donc avec sa propre gorgée.

Puis, les yeux dans les yeux, ils reposèrent leur tasse et leur louche respective.

Le silence se déploya entre eux. Un étrange silence tendu.

Baba Yaga regarda Diogon se recroqueviller d'un coup, comme s'il s'était pris un coup de massue dans l'estomac ; avant qu'il ne se débatte et ne se mette à hurler.

– Que m'arrive-t-il ? Que m'as-tu fait ? QUE M'AS-TU FAIT ?

Il se mit à ruer violemment, cognant les murs, les poutres, la cheminée, fracassant les étagères dont dégringolait la vaisselle dans un chaos de céramique brisée, fracassant les coffres et les vases emplis de reptiles endormis, fracassant les tiroirs et les buffets de bois massif dans des explosions d'échardes.

La sorcière, les cheveux tout hérissés sous cette avalanche de bruits dissonants, le chignon transpercé d'éclats de bois et le nez soudain redevenu gigantesque, clignait tranquillement ses yeux de chouette en esquivant les portes de placards, les tiroirs et les assiettes qui volaient un peu partout dans sa cabane. Celle-ci se mit à caqueter avec agitation, trépignant sur ses pattes de poule, secouant tout ce beau désordre dont Yaga était le seul élément à peu près fixe.

– SORCIÈRE ! hurlait la statue qui souffrait le martyre, le corps brûlé de l'intérieur. SORCIÈRE ! JE TE TUERAI ! JE TE TUERAI !

Yaga le regarda, inflexible, et claqua des doigts pour éteindre la lumière.

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