Lolita dans les Fleurs (seconde partie)

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« Touché, m'sieur, touché ! Ha, oui ! C'est bien ici, ici que c'est... C'est bien ici que ça va arriver, vrai ? Excusez-moi m'sieur, je suis probablement moins dupe que vous ne le vouliez, mais cette ingénue maturité n'est-elle au fond pas d’un certain charme ? Touché m'sieur ! Oh la la, rangez-moi ces mains, allons, ce n'est pas propre, et surtout, ce n'est pas bien ! Mais oui, je vois bien que vous insistez m'sieur, mais puisque je vous dit que non ?! Déjà quand on a votre âge et quand on a le miens, se retrouver ainsi seuls à l'arrière d'un bar pas encore ouvert, à ces heures crépusculaires ou les boutiques ferment les unes après les autres pour laisser d'autres établissements éclairer des lueurs incertaines et tortueuses, ha ! Haha ! Vous cherchez, vous provoquez, et votre regard est pourtant très triste et anxieux ! Est-ce que je vous fait peur, m'sieur ? N'ayez pas peur, m'sieur, car ce devrait être le contraire ! Et c'est vrai que votre anxiété et la mienne se mélangent, ainsi nous avons peur et nous hésitons tous deux à faire le premier pas ! Feriez-vous pas le premier pas, m'sieur ? HA ! N'approchez pas, vous me faîtes PEUR ! Et c'est donc ma peur qui vous fait peur ? Nous sommes une fine équipe, ma parole ! Merci mais non merci, m'sieur, je suis trop jeune et vous êtes trop vieux. Dans les deux cas ce ne serait pas correct, dans les deux cas surtout, je crois que ce sera plus qu'anxiogène pour nous ! Mais vous êtes lassé de lutter, non ? Je lis en vous comme dans un livre ouvert m'sieur, car il n'y a pas un détail de votre posture ou de votre carrure qui ne certifie pas mes conclusions. Vous n'avez même pas besoin de parler, je devine votre voix bien lasse, traînante et fatiguée, fort vrai, oui, fatiguée de lutter contre toutes vos anxiétés ! (Prenez garde au burn-out...) Ne craignez pas que cela vous causera un jour ou l'autre de vilains burn-out m'sieur, car vous en avez probablement déjà un beau pour que nous nous retrouvions dans une telle situation ! (Prenez garde au burn-out...) Ha, touché m'sieur, touché, vous aviez préparé votre coup... Sous votre anorak, c'est vrai que j'avais -AVEC GRANDE CRAINTE- espéré trouver autre chose qu'un...qu'un balalaïka... Grotesque et peureux, c'est votre style; pourtant vous êtes jeune même si vous êtes vieux. Encore, je veux dire. Vous ne devez pas avoir la trentaine, mais tout le problème à cela est que moi, je n'ai même pas la dizaine ! Comprenez m'sieur, que c'est peut-être touché pour vous, mais songez ! Songez ! Oh, pour moi aussi c'est touché, mais dans un sens bien plus triste que le vôtre ! Touché m'sieur : vous aviez préparé votre coup et je me suis fait avoir. C'est bête, pas vrai ? Je change de sujet, mais ce chapeau haut-de-forme aussi, il fait vraiment bête sur vous. Sans blague, ça ne vous va pas ! Avec votre physionomie, c'est un chapeau melon qu'il vous faudrait, et je le dis car je le pense, mais faîtes bien ce que vous voulez de ce conseil de non-experte. En ce qui nous concerne, c'est touché-touché, mais je vois bien que malgré votre lassitude, et votre peur, et votre fichu burn-out, et votre satané anxiété, vous me barrerez encore et toujours le chemin ; ET CE N'EST PAS UNE SÉRÉNADE AU BALALAÏKA QUI CHANGERA GRAND CHOSE !!! Oh ! N'ai -je pas précisé que je lis en vous comme dans un livre ouvert ? Dans vos yeux asservis j'ai vu la bête, c'est comme ça. Une très méchante bête, car même si vous pensez avoir encore une once d'humanité dans l'âme grâce à vos peurs qui vous font vous apitoyer sur vous-même, moi j'ai bien vu que vous étiez, pour ainsi dire, un sacré monstre (et je ne veux pas dire des mots plus sales, ils ne le sont pas assez pour vous décrire). Vous avez peut-être tenté de camoufler votre dru pelage sous un assortiment de fleurs pâles -de très belles fleurs, c'est vrai- , mais ça ne prends pas avec moi m'sieur, ça ne prends pas car je suis du genre mature pour mon âge, ne l'as-t-on pas dit plus tôt ? En nous concentrant, nous nous souviendrons peut-être de ce que nous nous somme dit il y a une minute de cela, mais dans ces détails les plus infimes ! Plutôt que de faire ce que votre méchante anxiété fleurie ne vous engage à entreprendre, joueriez-vous pas à 'Qui se rappelle le mieux avec moi' ? Songez, encore ! En nous rappelant de cette conversation, rien que vous et moi, ne pensez-vous pas qu'un autre jour, à une autre horaire, dans un autre lieu, tout ceci aurait été extrêmement différent ? Essayons, essayons de penser à ce qui aurait pu arriver si les choses n'avaient pas tourné à une telle situation !!! Essayons, je vous en prie, VOUS VOYEZ BIEN QUE JE VEUX GAGNER DU TEMPS ALORS ACCORDEZ-MOI CETTE FAVEUR PUISQUE JE NE PEUX PAS VOUS ÉCHAPPER !!! Touché, m'sieur !!! Craque un œuf sur ta tête et laisse le jaune couler sur ton front et le blanc dans le blanc de tes yeux ! Craque un œuf sur ta tête et laisse le jaune couler sur ton front et le blanc dans le blanc des yeux ! CRAQUE UN ŒUF SUR TA TÊTE ET (laisse couler le jaune sur ton front et le blanc dans le blanc des yeux)...... ... ! Touché, ce sera notre formule magique pour nous souvenir des probabilités que tout cela aurait pu être différent, si différent, dans un autre lieu, à une autre horaire, un autre endroit. Mais comme je suis allergique aux œufs et au lactose en général, vous accepterez bien que l'on fasse cette promesse avec du champagne ? Finissons-en et allons boire un verre. J'ai honte de nous deux, et vous me faîtes pitié, allez donc vous suicider ! Je vous hais et je me hais encore plus, mais la honte est pire car elle me pourrira de l'intérieur au fil des années. Suicidez-moi donc ! Touché m'sieur, vous avez vraiment touché une perle : croyez bien que je ne vous oublierait pas, mais je m'arrangerai bien pour que vous m'oubliiez moi. Touché, m'sieur ? Faîtes donc le premier pas si vous osez...’’

En me réveillant à nouveau, une étrange sensation de brûlure me piqua les yeux, le nez et la gorge, laissant mes yeux s'ouvrir dans un écran de larmes et de toussements. Cela avait beau ne pas être la première fois que mes yeux s'ouvraient de leur nuit agitée dans un flot humide absolument incontrôlé et incompréhensible, il s'agissait néanmoins de la première fois, à priori, que je me réveillais en pleurant et en toussant. Mais peut-être les larmes de cette énième aube n'étaient-elles pas dues aux mêmes raisons que toutes celles qui les précédèrent jusqu'à ce matin. Matin très relatif, puisque l'aube rosoie toujours dans le ciel qui bleuoie. Tout de même, quelque chose devait bien être entrain de brûler quelque part dans la chambre pour que flotte une odeur aussi significative. Mes yeux ouverts roulent roulent roulent, tout comme mon corps que je roule roule roule, roule roule roule sur les feuilles noircies et les confettis, roule roule roule sur les vestiges des instants passés comme ma peau sur les tessons de verre -de coupe à champagne et de miroir- , roule roule roule dans la chambre avec la souplesse d'un jeune corps et la lourdeur d'un esprit plus mature et plus triste, roule roule roule à s'en cogner et à s'en blesser; la coupe à fruit vient de tomber. Roule roule roule sur les pêches plates et le raisin fripé, roule roule roule sur les cordes du balalaïka estropié, roule roule roule, sur les pâles couleurs qui évoquent un écrin vernal, roule roule roule sur, et dans, le jardin souillé et noirci, noirci de cendres, roule roule roule dans la cendre... La cendre ? La cendre : voici donc d'où provenait cette odeur. Les photographies près de la coupe à fruit ont été brûlées. Toutes. Brûlées brûlées brûlées, dans l'oubli éternel, roulées roulées roulées. Elles n'étaient plus là, mais je pouvais me souvenir de chacune dans les moindres détails, notamment car la majorité avaient été prises dans cette pièce où, pourtant, fût un temps ou l'aube incertaine n'en était pas la seule heure de la journée. Et je crois qu'il est de toute manière, difficile d'ignorer un nombre si important de clichés quand vous en êtes le sujet, incluant vêtements, poses et mise en scène, allant de l'adjectif 'travaillé' à son cousin 'expérimental'. Des larmes claires et très amères se lovaient dans les poches sombres de mes yeux cendrés, pour mieux couler lentement, en petite pluie régulière, sur mes joues et mon menton, qui depuis l'autre soir me paraissaient moins ronds qu'à l'époque. Un peu comme la partie supérieure d'une pêche, celle avec la queue (curieusement), elles se seraient creusées, quoique je ne sache expliquer pourquoi. Mais je pense ne plus être à ça près en matière de ce que je puis expliquer ou non, depuis que l'aube pastel tend à être la seule temporalité dans laquelle il me soit permis de vivre, depuis l'incident du balalaïka sans cordes, du miroir et du champagne. Seulement voilà : toutes ces idées avaient beau être très attrayantes et intéressantes à approfondir, un maudit sommeil de plomb me prenait à nouveau au corps et à la tête. Sans même que je ne tente de me lever : il m'avait suffit de rouler pour me vider de mes forces. Un dernier effort, et Morphée m'accueillit à nouveau dans ses bras moelleux.

Et je m'en souviens... Ce devait être un soir... Un soir de fleurs et de musique... Un soir de printemps ou d'été...

Je m'en souviens...

‘‘Rien qu'avec vous, m'sieur...’’

‘‘Rien qu'avec vous...’’

‘‘Rien qu'avec...’’

« Rien qu'avec vous, m'sieur, et seulement rien qu'avec vous, je sens tout mon cœur se briser et tout mon corps s'éparpiller, chaque soir, pour renaître comme neuf à l'aube venue ! Comme une fleur dont on arrache tous les pétales pour aussitôt la replanter dans le sol en prétendant que l'on a rien vu, rien fait ! Mais ! Non non non, n'allez pas croire que je vous aime ! Est-ce que je vous aime ? Il est difficile de vous aimer en vous connaissant de l'intérieur, mais je ne dis pas de l'extérieur : vous étiez jeune et mignon à cette époque, et moi petite et à croquer, et farouche, et gentille tout de même ; mais pas rien qu'avec vous ! Rien qu'avec vous, m'sieur, je me sens toute saccagée, étirée de tous les côtés jusqu'à en être démembrée (la fleur, la fleur...) ! Personne n'aimerai cela, pas vrai ? Vrai de vrai, rien qu'avec vous, bon sang, et je crois que, plus que tout, nous ne faisons pas ça de la bonne manière ! Qu'importe ce que vous clamez ressentir à mon égard, m'sieur, ce n'est pas sain, et moi je vous ai déjà accordé plus d'attention et de temps que vous n'en méritiez ! Non, ne me donnez pas ce regard pathétique m'sieur, c'est assez, c'est assez ! Assez, assez, assez ! Et si je vous aimes, ce n'est vraiment pas de la bonne façon, sachons qu'il y a des bonnes et des mauvaises façons d'aimer (je crois...). Assez, assez assez !!! Je m'excuse humblement, mes sauts d'humeurs doivent vous faire peur, mais bon, vous en aviez aussi, dans le temps ; dans le temps de la ruelle sombre et du balalaïka, il y a quatre ans déjà. (Si ça continue, je finirais par arracher une à une les quatre cordes de votre maudit balalaïka, c'est clair ?!) Vous vous êtes ramolli, vous vous êtes affaibli, et en même temps vous vous êtes durci et avez forci. Comment est-ce possible ? Vous êtes impossible ! Excusez ce que je dis ! Excusez-moi... Je ne contrôle pas ce que je dis ! Ne le saviez-vous donc pas ? M'sieur, vous auriez du savoir avant de poser vos yeux anxieux sur mon corps absent du passage du temps, que je n'ai jamais été la meilleure à quoi que ce soit qui ne soit pas l'engeance des dires les plus décalés et des actons les plus détraquées ! Ce n'est pas faute à l'éducation qu'on a voulu m'inculquer, m'sieur, et vous êtes d'ailleurs un de mes instituteurs les plus précoces ; mais vous avez bien vu que mon caractère n'est pas à très seyant aux salles de classe ! Pardon, m'sieur ! PAR-DON, M'SI-EUR ! Mais ! Mais ! Mais… ! Votre anxiété et vos peurs ont déteint sur les miennes et n'ont servi qu'à les exacerber; je vous hais et nous nous retrouvons plus souvent que jamais ! Excusez-moi, m'sieur... ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Non, coquin, n'osez pas, n'osez pas ! N'osez pas dire que vous m'aimez, je ne vous croirais guère ! Si vous m'aimez tout au fond de votre burn-out bien âcre et bien déprimant, bien insipide, il faut croire que c'en est un minimum de même pour moi, et c'est là la raison pour laquelle je suis moi-même très anxieuse et inquiète, m'sieur. C'est là la raison pour laquelle, aussi, je suis fichtrement en colère !! N'osez pas croire que j'ai des sentiments pour vous, ce serait là un mensonge plus qu'éhonté ! Ah HA ! N'osez pas, n'osez pas m'sieur ! Vous êtes fatigué et triste, et moi je ne vous aimes pas de la bonne façon ! Je vous aime dans l'optique d'un jour réparer les fautes que vous m'avez commises, et pour ça, soyez sûr que je commencerai par briser en mille morceaux votre fichu balalaïka ! (Mais tout de même, ce chapeau melon ne vous va pas trop mal...) Ne vous souvenez-vous pas que je suis ici parce que vous m'y avez gardé ? Je suis certes libre de partir à tout moment, excusez-moi m'sieur, mais je sais tout autant que vous ne vous en remettriez pas. N'allons pas dire que je tiens à vous, mais je tiens à ces photos que vous ne voulez pas brûler... Et moi, je resterai jusqu'à ce que vous les brûliez. Et comptez bien sur moi là-dessus : je vais faire de votre vie un enfer. N'est-ce pas ce que vous avez fait de la mienne, grand malade que vous êtes ? Allons nous suicider sur ces idées ! (Ayons la conviction d'y penser tout du moins, ce serait le plus important). Excusez-moi m'sieur, je parle trop, et non je ne vous aime pas ! Enfin, j'aime la perspective de ne pas vous aimer et de vous torturer autant que vous m'avez torturée, j'appelle cela comme l'idée que je m'en suis faîte ces dernières années. J'espère que ça ne vous dérange pas. Et, nous verrons bien lequel de nous deux succombera en premier ! Rien qu'avec vous, m'sieur : rien que vous et moi, nous nous aimerons et nous détesterons sans que jamais cela n'ai de fin, et nous revivrons nos peurs et nos anxiétés mutuelles dans une boucle sans fin, les compléterons, même. Le jour ou toutes ces jolies photos ne seront plus, vous ne serez plus, je serai, peut-être, et adieu aux sérénades insolentes avec votre balalaïka mal accordé ! Ne doutez pas, m'sieur, que pour tout ce que vous m'avez fait, ce privilège ne reviens qu'à vous, rien qu'à vous...’’

J'avais onze ans. Lui, vingt-neuf. Puis, j'avais quatorze ans, et lui trente-deux. Nous ne nous sommes pas vus après cela pendant un certain temps, et depuis ce jour, la tête n'a cessé de me tourner, de me blesser. De rouler. Depuis ces jours qui en moi sont gravés comme les lettres sur un tombeau de marbre blanc, le sommeil m'a abandonné et mes jours se sont rallongés, mes nuits sont devenues propices à de lentes insomnies, comme mes jours à de profondes atonies. Excusez-moi, touché, haha, rien qu'avec vous ! Oh oui, rien qu'avec lui tout ce qui fût moi et me composa était bien différend. Il m'avait coincée, jeune ingénue que j'étais, dans une situation dont il m’ apparu évident que je ne pouvais la fuir. Dans la ruelle crépusculaire, derrière le bar aux vilaines choses cachottières... Il portait ce jour là -et je m'en souviens car ma mémoire de ce jour précis est pour ainsi dire excellente- un haut-de-forme noir en guise de couvre-chef, le côté cocasse de la chose étant qu'il n'avait vraiment pas une tête à haut-de-forme, plutôt à chapeau melon. Ce que je lui suggéra, d'ailleurs; de cette manière que feu maman n'aimait pas beaucoup : de ce petit air hautain et gentiment déjanté que j'adoptais constamment... Oh, mais ne t'en fait pas maman, ce petit air hautain et déjanté, comme tu disais, j'ai beau l'avoir conservé en grandissant (on ne peut jamais se détacher de choses trop internes à soi, vrai ?), ne doutons pas néanmoins, que ses aspects sont dorénavant bien navrants...

Nous sommes restés ensembles quatre ans sans que je puisse me sortir de cette impasse. Il m'aimait et m'entretenait, ne manquait jamais de le dire, pour cause qu'il ne mentait pas. Dans sa petite chambre aux couleurs pastels, nous vivions tous les deux comme des sortes de prisonniers sereins, des otages consentants, chacun à la botte de l'un et de l'autre : lui à l'amour déraisonnable qu'il me portait, et moi à l'évidence cruelle qu'il ne me laisserait pas m'échapper. Il finirait peut-être par se lasser un jour, sans doute. Toute la nuit durant jusqu'à l'aube, car c'était en ces périodes uniquement qu'il se sentait inspiré, il prenait des photos de mon jeune corps nu, exposé dans toute son humanité blanche et froide à la lumière jaune et crue du flash de son appareil. Je ne saurais dire combien il en a fait en quatre ans. Plus d'un millier, c'est certain. Et je le voyais derrière l'objectif alors que je posais pour ses plaisirs inavouables : les frissons incontrôlés parcourir son corps de part en part à tel point que ses mains en tremblaient. Ses gestes étaient d'une précision si maladroite que bien souvent, les photographies s'en révélaient totalement ratées, et il fallait les refaire. Les tremblements de l'excitation, et la peur, pourtant, de toucher l'incarnation de ses désirs charnels les plus atroces... Pour ce que nous naissons avec nos Passions déjà ancrées en nous qui n'attendent qu'à être découverte au cours de notre croissance physique comme psychologique, j'étais après tout bien là : face à un individu dont les vouloirs sont plus forts que sa nature. N'est-ce pas le cas de tout le monde ? Seulement, d'aucuns naissent avec les mauvais besoins, et les mauvaises envies. Seulement, le simple fait de les assouvir seraient dangereux. Or, nul ne peut échapper à soi-même, tout comme lui, ne le pût.

Il ne m'a jamais dit son nom. Je cherchais bien, lors de nos séances photographiques nocturnes, à lui soutirer cette information, bien qu'il était toujours trop distraits par d'autres choses (moi, par exemple) pour se concentrer sur cela. 'Monsieur'. C'est ainsi que j'ai donc persisté à l'appeler tout ce temps. Dans mes souvenirs les moins lointains, c'est ainsi que je l'ai même appelé l'autre soir. Moi, je lui avait dit le miens dès le premier soir, le soir de mes onze ans où j'étais sortie dehors au crépuscule pour mieux apprécier mon anniversaire.

‘‘Lolita.’’ Comme si j'étais un personnage de roman, il avait trouvé cela très rare et très précieux. C'était là une particularité qu'il me porterait apparemment chance d'entretenir. (Suis-je chanceuse ?) Il faut croire que j'ai de la chance dans mon malheur d'être tombé sur un m'sieur de cet acabit et non sur un autre... Mais je ne sais pas si l'on peut vraiment nommer sous le terme de 'chance' ma rencontre inopinée avec Monsieur.

Je n'ai pas honte de m'être enfuie il y a dix ans. C'était dans l'ordre des choses, car Monsieur mettait définitivement trop de temps à se lasser de ma jeunesse persistante. Les sonates que nous jouions dans notre petit cocon tâché de vice, lui au balalaïka et moi avec l'appui de ma voix, n'y changeraient rien, et je suis fatiguée des sonates. Depuis trop, je ne jouais plus que des mélodies désaccordées, et c'est là une habitude qui m'a suivie toute le reste de ma vie durant, jusqu’à aujourd'hui encore. Je n'en ai pas honte. Mais j'ai honte des situations qui me menèrent à la ressentir pour mieux la vaincre, cette honte. Pour ce que je ne sais de ce qu'il est advenu de Monsieur en dix ans, je sais au moins à pu près ce qu'il est advenu de Lolita : Lolita s'est allongée sur sa vie et le remord, la honte, la haine et d'autres choses encore l'ont submergées. J'aimais à me dire, les premières années, que chacun de mes émois était une jolie fleur colorée aux teintes pastel. La colère était une Achillée blanche, la tristesse une Adonide liliale. Le Chrysanthème, la Bardane et le Basilic, étaient autant d'atonies profondes dans lesquelles je me prélassait, et le Chardon et le Cinéraire doré n'étaient jamais absents à ces réjouissances. Le Fusain et le Fumeterre étaient probablement ceux dont l'odeur m'était la plus insupportables, là où toutes les autres fleurs, dans leur cruauté fragile et innocente, dégageaient malgré tout un tendre parfum suave qu'il ne m’était jamais déplaisant de humer. J'évitais dès lors les Héliantes comme la peste, et les Mélisses blanches me donnaient toujours des frissons. Quelques Myosotis bleues s'accrochaient parfois dans mes cheveux, quand les Orties blanches ne m'irritaient pas le visage. Je regardais toujours les Pensées d'un œil mitigé, le Romarin et les Renoncules me faisant d'ailleurs le même effet. Mon grand tapis de fleurs, il se dessinait sous les lourdes branches d'un grand Sycomore, lequel au pied de ses racines avaient fleuries, rien que pour moi semble-t-il, quelques Saxifrages et autres Serpolets. Mais toujours fallait-il qu'un brin, ne serais-ce qu'infime de Stramoine, ne s'immisce sur mon chemin. Il y avait autour de cette vaste étendue fleurie, quantité de Tournesols grand ouverts à quiconque voudrait bien se soucier d'eux, mais je faisais personnellement de mon mieux pour éviter leur regard. C'était là un conseil que j'avais reçu des Zinnias...

Des...

J'ouvris les yeux, une folle envie de tout casser s'emparant de moi d'un seul coup. Alors même qu'il m'était encore difficile de simplement me lever et faire quelques pas sans vaciller à mon dernier réveil, c'est avec une bouffée d'énergie destructrice dans tout le corps que je fus cette fois-ci tirée de ma torpeur.

Et je vais tout casser.

Je me lève.

Et je vais tout casser.

Sur mes deux jambes, je suis tellement surprise de pouvoir, pouvoir tenir debout que j'en saisis d'une main furibonde le balalaïka sans corde... !

Et je vais tout casser !

Le miroir, les coupes de champagne, la coupe à fruit, oh ! Oh ! Bon sang ! Bon sang ! Mon Dieu ! Je vais tout, tout, tout casser !!!

ET JE VAIS TOUT CASSER !

CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CASSER ! CA ...

Revenait doucement à mes narines l'odeur mêlée qu'on les fleurs et les fruits pâles, dans la chambre aux coupes de champagne renversées et aux photographies brûlées...

‘‘Bravo, m'sieur, bravo...’’

‘‘Bravo, m'sieur...’’

‘‘Bravo...’’

‘‘Bravo, m'sieur, bravo ! Vous avez accepté et nous y voilà à nouveau ! Maintenant, il va vous falloir m'embrasser. Si vous ne m'embrassez pas, m'sieur, prenez au moins vos responsabilités ! Si vous vous jouez de moi à nouveau, m'sieur, je serais moins docile que la dernière fois, et je saurais prendre les mesures nécessaires ! Vous êtes fatigué, m'sieur, je le voix bien à vos yeux, mais votre regard ne me fait plus peur désormais !! Vous êtes anxieux, m'sieur, votre femme va se demander si vous ne traînez pas dans les bars, avec une de ces fichues demoiselles perdues dans leur vie cassée, un peu beaucoup lolita, gothique lolita sur les bords, si vous ne rentrez pas à la maison pour l'heure du dîner ! (Nous avons tous connu, ou tout du moins vu, aperçu, observé d'un œil circonspect, au moins une demoiselle de ce genre.) Avez-vous faim, m'sieur ? Je vous sais insatiable, et j'ai du raisin sur moi ! La saison des pêches est passée, n'avez-vous pas soif ? Boirons-nous du champagne pour fêter en beauté ces malheureuses retrouvailles ? Je suis bien surprise de vous avoir retrouvée ainsi, m'sieur ! Enfuyons-nous, m'sieur ! Juste le temps d'un soir, juste le temps d'une nuit maline, allez, allez, enfuyons-nous de ces réalités et ces ruelles sombres, autrement elles ne feront que repaître nos burn-outs respectifs. Vous souvenez-vous de cette chambre, et des clichés que nous y avons pris, m'sieur ? Vous me faîtes honte quand vous me regardez comme ça ! Mais vrai, je sais que vous vous souvenez, puisque c'est bien la honte que je lis sur votre visage... Vous n'avez guère fleuri, avec le temps : vous vous flétrissez, m'sieur ! Tout cela n'est-il pas légèrement tragi-comique ? Alors bravo pour ce grand théâtre maladroit ! Bravo, m'sieur, bravo, maintenant il va falloir m'embrasser et assumer ! Si vous ne venez pas, si vous ne montez pas dans la chambre, si vous ne m'embrassez pas, m'sieur, je ne vais pas apprécier et je vais vous ruiner la vie comme vous avez ruiné la mienne ! Je saurai trouver milles moyens de vous faire connaître les hontes et les peines les plus innommables, m'sieur, et je me ferais tout un loisir que de vous abandonner à votre triste sort et de vous oublier, vous oublier et laisser se casser tout ce qu'avait su demeurer indemne en vous, malgré vos Passions, malgré vos vices, malgré vos désirs ! N'est-ce pas un charmant programme ? Oh, ne craignez rien, m'sieur ! Je vous y mènerai en douceur, étape par étape... Il faut vous ménager ne serais-ce qu'un minimum, j'ai tout de même un semblant de compassion pour votre anxiété et votre burn-outs, tous deux naquis sans doute de la lassitude et l’insipidité prodigieuses que je lis dans vos traits, âgés par le temps ! Et moi, suis-je toujours à vos goûts avec dix années de plus sur le visage, m'sieur ? Mon corps n'a-t-il toujours pas des proportions ridiculement enfantines, m'sieur ? Cela ne vous a-t-il pas manqué, M'SIEUR ? Ne vous ais-je pas manqué... ? Ne vous ais-je pas manqué ?! Haha ! Allez m'sieur, grimpons donc ces escaliers qui mènent à notre chambre, et buvons-buvons donc une coupe de champagne, vous et moi ! Quand nous serons tous deux ivres et que j'aurais passé mes mains autour de votre cou pour ne plus le lâcher, que me direz-vous ? Si je suis pom-pom-pompette avant vous, jetteriez-vous des confettis dans la chambre en célébration de notre tragi-comédie, ou me jouerez-vous d'abord un petit air de balalaïka ? (J'ai arraché les cordes de votre balalaïka.) Si vous êtes rond-roulant avant moi, quand le champagne et le manque d'oxygène auront rougis votre peau vieillissante et que je vous balancerai dans le vide, derrière les rideaux, m'accorderez-vous un de ces romantiques baisers d'au-revoir échangés à travers une fenêtre ? Ces secrets d'alcôve nous vous manqueront-ils pas, ne vous manqueront-ils pas ?! Manqué ! Bravo mais excusez-moi, je ne sais si je veux en arriver là ou pas, mais voilà; si vous ne m'embrassez pas, il faudra me dire que je vous ai manqué ! Vous ais-je manqué, vous ais-je manqué ? Cela vous a-t-il cassé de dedans ? Ah, mais répondez, vous répondrez je vous dis, m'sieur ! Allez ! Dites-le donc, et que ça vous serve de leçon ! (Je veux que cela vous serve de leçon.) C'est ainsi : l'on a pas idée de faire ce que vous m'avez fait à des petites filles...

Mon cœur et mon corps étaient cassés depuis de nombreuses années. Parviendrais-je à le casser, lui ? Suis-je parvenue à le casser ? Je me réveillais à nouveau dans l'aube, avec cette fois-ci la certitude que mes jambes ne me porteraient plus jusqu'à l'arrivée du matin. Mais à cela se couplait l'autre certitude que viendrait le matin. J'ai écrit tout ceci sur tant de feuilles, et lui aussi, qu'elles sont bel et bien devenues le matelas sur lequel repose mon corps appesanti de fatigue. Le balalaïka et les fruits dans la coupe peuvent bien prendre la poussière quelques heures encore. Si l'odeur de brûlé persiste et que la chambre brûle, ce ne sera pas un mal. Au pastel sauront dominer des couleurs plus vives. Le chapeau melon, les débris de miroir et de coupe à champagne, peuvent bien attendre encore un peu d'être nettoyés. Et peut-être viendra, un jour, le jour. J'ai tout mon temps. Comme en ces douces matinées où, petite, j'allais m'allonger dans les champs de fleurs, fleurs et feuilles sont peut-être une même chose. Je ne sais pas. Ce n'est pas grave que de ne pas tout savoir. Il y a le temps. En essayant très fort de ne plus vivre dans la honte, je saurais trouver mon temps.

Il est là : là, dans les Fleurs…

FIN

A Strasbourg, le 07/09/2020

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