En bord de mer (seconde partie)

11 minutes de lecture

From : Mr William ALISON

To: Mr Andrew SIAM & Mrs Clothilde SIAM

The : April 18th 1820

At : 88 Hoper's Street, NE2R, London England

To : 44 Madway Hall Street, NE2R, London, England

Très chers Mr et Mrs Siam,

Je me nomme comme vous avez sans doute pu le remarquer, William Alison, et la raison pour laquelle je prends aujourd'hui la plume me semble être de nature à clarifier, afin que ceci ne demeure une curieuse méprise entre nos familles. Aussi irais-je droit au but : j'ai il y a peu reçu une lettre signée d'une dénommée Annie Siam, quand bien même ma mémoire, que je vante excellente, ne me rapella jamais avoir fait la connaissance d'une demoiselle répondant à ce nom auparavent. Je vous résumerai brièvement son contenu, car celle-ci est bien longue et en certains points dénuée d'intérêt de part sa banalité et sa frivolité que l'on reconnaît bien chez les jeunes anglaises... Il est une première curiosité que, bien que je fus le récepteur de la lettre, celle-ci fût addressée tout le long à une certaine Esther Alison. Or, bien que ma famille comporte, de manière proche comme éloignée, un certain nombre de dames et jeunes filles, aucune d'entre elle ne répond au nom de Esther Alison.

Autant que je sache, cette personne n'existe pas. Et pourtant : (c'est là la seconde curiosité), la missive avait beau être destinée à cette mystérieuse Esther, c'est bien entre mes mains qu'elle se retrouva, car l'adresse du destinataire indiquée sur la lettre se révéla être exactement la mienne : à savoir le 88 Hoper's Street dans le North East de Londres. A la recherche de tout indice qui aurait pu apporter la lumière sur ces étranges événements, j'en vins même à consulter le registre de ma demeure (que vous pourrez louer chez Mr Ragdog au 117 Stewey Street si souhaité), relatant le nom de chaque personne ayant habité au 88 Hoper's Street sur une durée de deux siècles. Or, à strictement aucun moment ne figura le nom d'Alison hormis le miens. Il y eût bien quelques Ellison et Alister, mais rien d'autre; et je doute que votre fille ait fait une erreur dans la rédaction de l'adresse. Son écriture était très soignée.

Mais il est un autre détail qui m'alarma plus encore que les précédents, c'est là la troisième curiosité. Je cite Miss Siam avec les mots suivants : " [...] j'espère de tout coeur que toi, William, et la petite Annabel formez toujours un trio aussi merveilleux que celui dont j'ai les plus tendres souvenirs. [...]" De toute évidence, votre fille me croit unie à cette mystérieuse Esther. Mais le détail qui réellement me choqua dès la première lecture est 'Annabel'. Voyez-vous, il se trouve que je suis effectivement le père d'une charmante petite Annabel Alison, qui bientôt va entrer dans sa huitième année. Sa mère cependant, ne réponds pas au nom d'Esther. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle a choisit de conserver son nom de jeune fille même après notre mariage; à savoir Julia Dollstrum. Si Miss Siam me connut d'une quelconque manière sans que je ne l'ai moi-même rencontré, comment expliquer qu'elle se trompa sur le nom de ma femme et non de ma fille? A plusieurs reprises également a-t-elle mentionné une certaine 'tante Whisper'. En sauriez-vous davantage à ce sujet?

La quatrième curiosité est la suivante, bien qu'elle diffère légèrement des précédentes. Miss Siam mentionnait dans sa missive être grande amatrice de lecture, s'adonnant même à la rédaction de nouvelles qu'elle faisait publier dans les journeaux sous de faux noms masculins. Ce n'est pas tant cela qui m'intrigua, mais davantage les sujets abordés dans ses écrits. Il se trouve que j'ai en effet réussi à mettre la main sur quelques vieux exemplaires du Times, du Punch et de l'Economist, dans lesquels figuraient quelques nouvelles que je pense rédigées par votre fille; à savoir : "A sweet life by the sea" de Kevin Blake, "The Baron's Heart" de Nathan Spurke, "Sun King and Moon Queen" de John Willington, "Auntie Whisper" de George Mingley, et "Same day, Good day" de Daniel Bennett...(tous ces noms d'emprunts étaient précisés dans la lettre). Je comprends pourquoi ces noms ne me parurent guère familiers au premier abord : pour cause, la plupart de ces récits tiennent davantage des Penny Dreadfuls, d'où leur certain...effacement, au milieu d'histoires plus 'classiques', dirais-je. J'ignore si Miss Siam vous informa de ses activités littéraires, aussi me suis-je permis de le faire dans le but d'éclaircir cette affaire. Or, quel ne fût pas mon étonnement de remarquer l'intriguante corrélation entre les événements et personnes cités dans la lettre de votre fille et ceux relatés dans ses écrits! Figurez-vous par exemple que la nouvelle "A sweet life by the sea" met en scène un couple du nom de Mr et Mrs Hawthorne, et leurs fils Lucas et Brian Hawthorne; soit exactement les mêmes personnes longuement mentionnées dans un paragraphe de la lettre de Miss Siam! Pourtant, la lettre (que je reçus hier) est datée de l'année 1820, tandis que la nouvelle, elle, est apparue dans un numéro du Punch datant de 1817... Et ce n'est là qu'un cas parmis d'autres, car chacune des nouvelles citées plus tôt, toutes rédigées avant 1820, présentent de forte similitudes avec certains lieux, événements et personnages décrits dans la lettre de votre fille...

Au bout du compte, je ne sais que penser de tout cela. Pardonnez-moi, Mr, Mrs, mais j'ignorais jusqu'à l'existence même de votre fille avant de recevoir cette lettre. Je ne connais aucune Annie Siam, autant que je puis affirmer avec certitude ne pas être cette fameuse Esther Alison, que votre fille semblait par ailleus fort désireuse de revoir. La missive a apparemment été rédigée et envoyée depuis la ville de Brighton, dans le South East; où Miss Siam dit y avoir prit les eaux six mois durant, rapport à une soit-disant maladie. Je n'en sais guère plus. Enfin, peut-être vous demandez-vous comment en vins-je à entrer en connaissance de vos noms ainsi que de votre adresse alors que nous ne nous sommes jamais rencontrés. A cela ne vous inquiétez point, je ne suis pas un filou ni un espion, simplement un observateur : la nouvelle "Same day, Good day" de 'Daniel Bennett' ayant en effet été dédicacée, je cite, à Mr Andrew Siam et Ms Clothilde Siam. Quand à votre adresse, l'épicier de Madway Hall Street eût la gentillesse de me fournir ce renseignement. Je me permet ainsi de vous adresser cette missive, dans le désir d'élucider cette étrange affaire. Si jamais vous seriez au courant de quelque détail qui ait pu m'échapper jusque là, ou pourrait me sortir du brouillard dans lequel je suis pour l'instant plongé, je serais on-ne-peut plus ravi de la contribution que vous apporteriez alors à l'élucidation de ce mystère. Vous trouverez ci-joint avec ma lettre, celle que je reçus quelques jours plus tôt de la part de Miss Siam, ainsi que ses nouvelles citées plus haut, que j'ai pris la liberté de découper de les journeaux auxquels elles appartenaient pour vous les joindre; en espérant que ces dernières sauront vous être utiles. Il me tarde d'obtenir de vos réponses.

Cordialement;

William Alison

***

From : Mr Andrew SIAM

To: Mr William ALISON

The : April 19th 1820

At : 44 Madway Hall Street, NE2R, London England

To : 88 Hoper's Street, NE2R, London, England

Cher Mr Alison,

Je vous remercie grandement de m'avoir fait part de vos questionnements et doutes concernant la missive que vous reçûtes de ma fille, Annie Siam. Je me permet de prendre la plume et de vous rédiger ceci sans l'accord ni la signature de mon épouse : j'ai bien peur qu'elle ne puisse plus s'exercer à aucune activité depuis le tombeau où elle repose en paix depuis cinq ans déjà... Pour votre plus grande satisfaction je l'espère, il se trouve que toutes les interrogations que vous laissâtes en point de suspension dans votre lettre ont en fait une explication logique, que nul autre que moi ayant côtoyé Annie pendant près de vingt années n'aurait été en mesure de vous fournir avec plus d'exactitude dans tout Londres, il me semble. Je ne sais si il vous sera plaisant ou non d'entendre (ou plutôt devrais-je dire lire) le fin mot de cet histoire qui vous troubla tant. Ne dit-on pas que seule la vérité blesse? Mais allons, ne perdons pas de temps en tergiversations futiles. Tout comme vous Mr Alison, je suis un homme franc :

Annie a toujours été d'une imagination débordante, chose qui nous inquiéta très tôt, ma regrettée Clothilde et moi-même. A imaginer sans cesse pléthore d'histoires fantasques et autres récits surréalistes, nous craignions avec une inquiétude que nous ne dissimulâmes jamais devant elle, que sa soumission à l'art ne passionne trop son coeur encore jeune et fragile. Nous savons tous à quoi mènent les plus violentes passions, et il est fortement recommandé de les appaiser le plus rigoureusement possible chez les jeunes filles en particulier, car Dieu que les résultats peuvent être surprenants à, par exemple, laisser une jeune fille prendre la plume, le pinceau, monter sur scène... Tant d'activité dangereuse, oui, dangereuses, auxquelles que je vous déconseille très fortement, de père à époux, d'inciter votre petite Annabel lorsque celle-ci sera passée par ses premières affaires. Sans doute me trouvez-vous un peu cru, et j'ai bien peur que ce soit là une force de caractère qu'il nous fallut adopter au plus tôt, à ma regrettée épous et moi-même, en vue de fournir à Annie l'éducation la plus appropriée qui soit. Il m'est cependant très fâcheux, et honteux de constater que les résultats obtenus avec cette pauvre ingénue ne furent pas vraiment ceux espérés...

J'ai en effet découvert le passe-temps singulier d'Annie il y a un an de cela, alors que celle-ci était parvenue à le cacher aux yeux de la famille entière depuis des années déjà; et croyez bien que je regrette amèrement de ne pas m'en être apperçu plus tôt... J'avoue ne pas être grand lecteur du Punch ou de l'Economist, mais je lis cependant le Times, dans lequel parût il y a environ un an la nouvelle "It takes a life to..." de 'Ronald Quaker'. Vous la trouverez ci-jointe; alors comprendrez-vous sans doute... Alarmé par ce que je fus ammené à lire, et désormais très inquiété par la nature des écrits d'Annie, je n'eus d'autre choix que d'avoir recours à des mesures drastiques qui, croyez-le bien, ne me réjouirent aucunement, et mirent mon pauvre coeur dans une peine sans limite. Ainsi ais-je jugé préférable, pour la préservation de la santé mentale de ma fille, de la faire interner à l'institut psychiatrique de Brighton, réputé pour ses traitements innovants au moyen d'une toute nouvelle méthode de soin nommée 'hydrothérapie'. Jamais ne se rendit-elle à une quelconque station thermale, bien que Brighton en compte de nombreuses dont la réputation n'est plus à faire. Elle y demeure depuis un an maintenant. Croyez bien qui si son état lui permit de quitter cet endroit, j'en aurais été le premier informé en tant que son tuteur légal. Annie ne vit pas à Brighton. Il n'y a pas de petit cottage en bord de mer, pas plus que tout ce qui fût décrit dans sa missive.

J'ai reçu le mois dernier du docteur Harold Lennings, son médecin traitant, un rapport qui ne fit que confirmer mes inquiétudes quand aux troubles habitant ma pauvre fille... Si vous êtes habitué au vocabulaire de la psychiatrie et de ses multiples pathologies, peut-être avez-vous entendu parler des 'bouffées délirantes'. Il s'agit, en un mot, d'hallucinations. A cela que celles frappant Annie régulièrement se révèlent particulièrement sévères et prolongées : lui durant en effet des jours, parfois des semaines entières là où elles ne sont que de brefs accès de démence chez d'autres patients atteints du même trouble. Il est notamment stipulé par Mr Lennings, agrégé de l'Academy of Medicine de Brighton, que Annie est par exemple persuadée de mener une vie normale à Brighton, impliquant tous les événements et personnes décrits dans sa lettre, et mélangés à son imagination débordante. Trois perspections radicalement différentes se heurtent et se violentent sans cesse dans son esprit : notre réalité, celle qu'elle construisit dans ses nouvelles, et celle dans laquelle elle est persuadée de vivre; totalement inconsciente de nos propres notions d'espace et de temps à nous, sains d'esprits. Toutes se mélangent et s'assemblent, s'englobent et se fournissent sans cesse, de sorte à ce que pour toujours ses délires demeurent féconds, et sa folie fertile. Vous souvenez-vous de certains passages de sa lettre en particulier? Je cite Annie en disant ceci : "Il n'est à ces curieux rêves rien de plus beau que la réalité à partir de laquelle l'esprit se voit assez merveilleusement créatif pour les former de la sorte, ne crois-tu pas?" 

Esther Alison n'existe pas. Elle n'est pas même un personnage de nouvelle, simplement une invention d'Annie. Annie a façonné de part en part son amitié avec Esther Alison, et toutes les anecdotes au sujet de la vie qu'elles menèrent dans sa lettre ne sont que chimères. En cet hôpital qui tente désespérément de mettre à jour et guérir sa triste maladie, trouvez-vous anormal qu'une jeune fille si passionnée et à l'imagination si vive en soit venue, là où chaque jour est le même et la seule compagnie est celle du personnel soignant, à s'inventer de toute part une camarade? Il ne résulte à cela, je le crains, qu'une preuve intangible des terribles humeurs rongeant ma pauvre fille jusqu'au cerveau...

Je ne sais cependant comment Annie parvint à deviner votre adresse, ni quel lien elle pu tisser entre sa camarade imaginaire et vous-même. Il est cela de la folie que sans doute faut-il la subir en premier lieu, puis en être guéris pour pouvoir suite à cela analyser la teneur de chaque parole et chaque action exécutée durant la période ou l'Esprit nous manqua. Mais cela implique que la folie puisse se guérir. En ce monde d'essor culturel et scientifique qu'est le nôtre, j'ose espérer que les académies médicales sauront apporter la reconnaissance et la clairvoyance nécessaire au traitement des mentalement instables. Nulle personne, et les femmes en particulier, n'est après tout à l'abri des poisons de la folie, et, dans la cas d'Annie comme de bien d'autres, l'antidote est encore à trouver.

Peut-être nous faut-il plus d'institutions psychiatriques en Angleterre. Quoique 'asile' est un mot plus parlant. Dans l'intérêt capital de hisser la médecine et la psychiatrie vers ses plus nobles sommets, ainsi que d'apporter à tout malade mental les soins qui sauraient remettre à coup sûr les personnes déstabilisées sur le droit chemin, je ne puis vous faire part; cher Mr Alison, que de mon engouement profond pour une avancée de ce genre, qui je l'espère saura s'accomplir en ce siècle si prometteur pour l'Humanité qu'est le nôtre.

Je m'excuse grandement de toute la gêne que vous imposa l'indisposition psychologique de ma fille. N'hésitez pas à m'écrire à nouveau si celle-ci venait à vous envoyer d'autre missive. Qui sait jusqu'où mèneront les délires de cette pauvre âme...

Avec toutes mes excuses, et en sollicitant votre compréhension;

Andrew Siam

FIN

A Orléans, le 19/04/2020

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