En bord de mer (première partie)

16 minutes de lecture

From : Mrs  Annie SIAM   

To: Mrs Esther ALISON

The : April 15th 1820

At : 13 Lone Walker's Alley, BN1 01273, Brighton, England

To : 88 Hoper's Street, NE2R, London, England

Ma très chère Esther; 

J'espère de tout coeur que tu te portes bien, et que l'air encrassé de Londres n'a su rien dérober à ta jolie voix qu'il me tarde d'entendre si t'aventure tu venais à ma rencontre après la lecture de cette missive. Il y a bien longtemps que je désire t'écrire, mais je crains bien n'avoir jamais été aussi occupée depuis des lustres...à prendre du bon temps! Tu te souviens, je pense, de la terrible maladie qui me rongea les sangs et me réduisit à ce lamentable état auquel j'aurais tant préféré ne pas t'imposer la vision, il y a un an de cela... Oui, il me semble bien que cela fait un an que nous ne nous sommes point vues. Et, sans doute as-tu le souvenir que suite aux graves maux que je contracta du fait de cette mauvaise peste, l'on jugea préférable de me faire installer hors de la capitale quelques temps. C'est là toute la raison pour laquelle je prends la plume aujourd'hui : outre de m'informer, je l'espère, d'heureuses nouvelles de ta part, et te mettre au fait des miennes, il me semble que jamais quiconque ne te fit part de mon déménagement à Brighton, dans le South East! Quel comble tout de même! Oh, pas que l'envie ne m'en manqua; mais comprends que dans l'intérêt du traitement que je suivis à la station thermale de Brighton, l'on m'interdit absolument toute activité autre que le sommeil et la rééducation du corps anémié près de six mois durant! Quand aux six mois restants... J'ai quelque honte à l'admettre et à te mettre au courant si tardivement, mais il se trouve que la ville me plût à un tel point que je décida de m'y établir; et je crains avoir été tant imposée à la besogne des jouissances que me procura cet agréable changement que j'en oublia jusqu'à ma pauvre amie! Oh, aie la force de pardonner ma lamentable étourderie, tendre Esther, car j'ai encore tant à te dire! Il faut absolument que je te fasse part de ma nouvelle vie à Brighton, elle m'est si plaisante!

Je vis dans un petit cottage en bord de mer où l'air est bon et vivifiant, parfumé de délicats embruns salés. Chaque matin, je me lève quelques minutes juste avant l'aube et me prépare un thé, du Earl Grey avec une rondelle de citron et juste ce qu'il faut de lait (comme celui que nous buvions si souvent à Londres pour le breakfast), et je m'assoie sur un petit sofa en osier rembourré de deux jolis coussins bleus et blancs installé sur le perron de ma demeure pour observer le lever du Roi Soleil. Sais-tu quelle jolie chance c'est que cela? Maintenant que j'y pense, as-t-on jamais pu admirer ce petit miracle quotidien à travers l'âcre smog Londonien? Je n'en ai guère le souvenir... Je hume alors ce grand air pur et fort, je savoure avec une allégresse incomparable cette belle vie qui, maintenant que cette réflexion me vient à l'esprit, n'aurait peut-être pas été possible, ou même simplement envisageable, si jamais je ne contracta cette, oh, affreuse maladie... Comme quoi il y a toujours de quoi tirer du bon des plus mauvaises choses et désagréables expériences! Je laisse toujours le soleil illuminer ma peau lorsque celui-ci daigne me faire l'honneur de sa venue jusqu'au cottage, et me prélasse de sa présence autant se peut, tous les matins. Après quoi, je rentre à l'intérieur pour me vêtir en vue de la journée, et préparer le breakfast. C'est un intérieur parfaitement charmant, qui en dépit de sa taille modeste n'a rien à envier aux plus larges habitations en raison de son savant agencement (pour sûr que je l'acheta tout meublé). Tout est décoré en des tons rapellant la mer et évoquant les océans : du gris des lourdes vagues de la Manche et de l'Atlantique au noir des rochers de Norwich et Plymouth, en passant par le blanc de l'écume qui vient constamment lécher le blond terne des sables. Et n'oublions pas le rouge des crustacé : si menus et pourtant si gonflés et rougeauds, que l'on dirait de larges gouttelettes de sang maculant le living room à y regarder de loin. Il y a une mignonne salle à manger dans laquelle peuvent se rassembler jusqu'à six ou sept convives les soirs ou j'aime à inviter amis et voisins pour le dîner, que j'ai décorée en accrochant au mur des assiettes en porcelaine Davenport; pareilles à ce joli service en Bone China que ma famille t'offrit pour ton mariage avec William, te souviens-tu? Comment se porte ton couple au fait? ...Quoique pardonne ma curiosité, tu sais qu'elle a toujours été l'un de mes plus vilains défauts... Mais j'espère de tout coeur que toi, William, et la petite Annabel formez toujours un trio aussi merveilleux que celui dont j'ai les plus tendres souvenirs. Pour le breakfast, une fois mon thé fini, j'ai coeur à prendre toujours la même chose en vue du régime alimentaire qu'il m'a été imposé de poursuivre après ma sortie de la station thermale. Ainsi je prépare, sous les rayons du soleil traversant les vitres et se répercutant dans les assiettes Davenport, deux oeufs que je mange pochés avec de la salade verte, et un toast grillé sur lequel il est excellent pour la santé de verser quelques gouttes de miel. Les oeufs de Brighton ont d'ailleurs un goût significativement différent de ceux de Londres, le sais-tu? Toi qui aimait tant à nous faire préparer des omelettes sucrées les samedis après-midi, après le croquet et le bridge chez tante Whisper, il faudrait vraiment que tu viennes à Brighton ne serais-ce que pour leurs oeufs : si frais, moelleux, et fondants en bouche! Maintenant que j'y pense, il y a bien longtemps que je n'ai pas mangé d'omelette sucrée... Cela me rapelle des souvenirs, vois-tu : une nostagie douce-amère qui ne fait que me remémorer l'idée que j'aimerai te revoir. Depuis si longtemps déjà... 

Une fois cela fait, il faut alors m'habiller pour la journée. Tu tomberai des nues en voyant ma garde-robe actuelle, je crois, si colorée et pimpante par rapport à celle bien plus morne et discrète dont je me contentais à Londres!  Quelle beauté dans ces grandes formes filées de mains expertes en la plus parfaite incarnation de ce que la couture offre de plus élégant pour les prix les plus généreux! Penses-tu : des assemblages de divers coloris plus travaillés les uns que les autres en étoffes et robes de soie et de dentelle, les mignonnes petites crinolines bouffant mes jupes blanches, vertes, roses, bleues, jaunes, et ces larges canotiers garnis de fleurs printannières en toutes saisons! Même les corsets me semblent moins serrés! Oh, que c'est agréable! Ma chère, je vais te le dire : les Brightonladies ont l'art d'allier l'élégant à l'agréable en matière de mode. J'ai d'ailleurs repéré un petit ensemble tout à fait charmant : tout en noeuds et rubans roses pâle, que je n'ai pu m'empêcher de penser comme il te serait bien allé en le voyant. Il faudrait vraiment que tu viennes à Brighton si les conditions actuelles t'y disposent, car j'ai tant à te montrer! Aujourd'hui à l'heure ou je t'écris cette missive, je porte une robe à rayures noires et blanches parfaitement harmonisée à mon teint et celui du ciel, auquel Sa Majesté n'a daigné faire l'honneur de sa présence depuis plusieurs jours déjà... C'est que sans mon petit bain de soleil quotidien, j'en viens à perdre des couleurs... Mais tu est tout autant renseignée sur les caprices de la météo Anglaise que moi! 

Souvent, une fois prête, je poursuis la matinée en me rendant faire quelques achats sur le port, où tous les jours se tient un charmant petit marché devant les navires appareillés, et s'alignant en rang comme de grands soldats de bois. Oh, te souviens-tu des soldats de bois que toi et moi dérobions à mon petit frère Jeremy dans le temps, pour lui faire quelques candides farces? Cela le mettait dans tous ses états, et souvent allait-il se plaindre à père et mère. Nous étions si complices, toi et moi... Qui aurait pu se mettre en travers d'une amitié aussi grande que la nôtre, bien qu'occasionnant parfois quelques vilaines malices dont ce pauvre Jeremy fût bien souvent la victime? Personne je le pense; mais la maladie, qui elle n'a que cela d'humain qu'elle multiplia les troubles en mon corps affaibli par sa présence le pû, elle. Mais si je ne tomba point malade, certes aurions-nous continué de vivre côte à côte, dans cette tendre allégresse qui ensoleillait jusqu'aux jours les plus sombres dans la capitale noire d'effervescence; mais aurais-je alors été menée jusqu'à Brighton, où la vie me semble dès lors en tous point plus rayonnante et attrayante? Oh, ma chère Esther, viens donc me visiter à Brighton... Tu t'y plairais tant!

Souvent lors de mes courses ais-je l'habitude de passer au Baron's Heart : c'est un tout petit théâtre local connu pour être de ceux où l'on joue quelques drames de trottoir...hauts en couleurs dirais-je, et j'assiste aux répétitions des artistes, qui sont ouvertes au public. Ce matin encore, les comédiens répétaient ce qui d'ici une semaine sera leur toute nouvelle production : "La tragédie de Macbait, roi des pêcheurs". (Je te laisse imaginer...) Tous sont d'un charme atypique et franc, oserais-je dire artistique si compté que ce puisse être un adjectif servant à désigner des personnes. Mr Lennings, qui interprète sur scène Macbait, est par exemple un homme d'une carure aussi imposante que son coeur est tendre, pour cause qu'à plusieurs reprises les larmes lui montèrent à contempler toute l'horreur dans laquelle se plongeait le personnage qu'il se devait d'incarner au fur et à mesure que la pièce progressait. Il y a aussi Duncarp, joué par un charmant apprenti ne lésinant pas sur les sourires et regards qu'un homme se peut de lancer aux demoiselles même en pleine répétition, et ayant pour nom Jonas Bridge. Et c'est sans parler de l'adorable Mrs Slender, que l'on imaginerait au moins aussi vile que Lady Macbait tant elle semble se fondre en son rôle avec la perfection la plus étonnante qui soit, si elle ne faisait pas hors du plateau preuve d'une gentillesse et d'une générosité qu'il me fût rarement donné de constater chez l'être humain. Souvent j'assiste à leurs répétitions qui s'étendent bien jusqu'à une heure de l'après-midi, après quoi je m'en retourne à mes gentilles petites routines. 

Je m'occupe tout l'après-midi durant par quelques longues ballades sur les quais, où depuis quelques mois seulement a été construite une charmante promenade sur laquelle les passants ont a coeur de venir se prélasser en couple et en famille à toute heure de la journée. Bien souvent y vais-je moi-même, quoique seule, afin de profiter de la splendide vue non démunie de poétisme offerte depuis les quelques bancs judicieusement installés faisant face à la plage. Oh, as-tu déjà admirée la baie de Brighton, ma chère Esther? N'en déplaise aux docks fumants et grisonnants de Londres, le paysage là où je vis désormais est d'une beauté idyllique, dirais-je même fantastique! Pas une seule fois ne m'a-t-il semblé le même, et je me rends pourtant chaque jour au même endroit. Comment se peut-ce? Vois, imagine : par delà la mer tantôt grise, tantôt bleue, tantôt noire et tantôt rouge, qui fait parfois le gros dos, parfois non, semblent se dessiner comme de larges étendues sablonneuses aux reflets d'or et de citrine, sur lesquelles gallopent à tout allure tant de créatures marines, équines, et fantasques, toutes d'algues couvertes et scintillant de milles lueurs éblouissantes! Et chevauchent sur leurs corps ondulatoires quelques hommes et femmes à la peau de diamant et de rubis, pareils à de petits automates se reflétant sur les miroirs aqueux aux moments ou l'astre ensommeillé entre et sort respectivement de sa torpeur... Alors apparaissent des albatros d'albâtre volant dans le ciel grenat, leurs longues ailes blanches reluisantes d'éclat sembables à deux lames de couteaux d'ivoire volantes... Volent, volent les lames dans un singulier ballet, tranchant l'air de leur reflet coupant, jusqu'à ce que le Roi Soleil ou la Reine Lune ne les aient englobées dans leur épais manteau céleste, d'une lumière si éblouissante qu'elle paraît aveuglante en premier lieu, tant que je m'en vois parfois obligée de fermer les yeux. Et lorce que je les rouvre, alors! M'apparaît la mer, et ses vagues, et ses remous, et son écume, et sa plage, et ses rochers, et ses cottages, et ses habitants, et moi-même, sous toutes les couleurs du prisme, comme un grand arc-en-ciel éclatant! Il n'est à ces curieux rêves rien de plus beau que la réalité à partir de laquelle l'esprit se voit assez merveilleusement créatif pour les former de la sorte, ne crois-tu pas? Ma bonne Esther, toi qui a toujours eût une âme d'artiste, que verrais-tu sur la promenade des quais de Brighton? 

Te souviens-tu de l'extrême importance que tante Whisper accordait au tea time, quoique pour elle ce fût d'abord une question d'étiquette que de détente? Jamais n'ais-je délaissé l'habitude que nous avions de prendre le thé à cinq heure pile, et j'ai pour cela un grand plaisir de me rendre absolument tous les jours au salon de thé de Mr et Mrs Hawthorne, auquel je dois absolument t'emmener si tu viens un jour me visiter à Brighton. Leurs Darjeeling et Oolong notamment, sont d'une qualité et d'un arôme tout simplement exquis, car leur entreprise jouit de liens entretenus avec une excellente société ayant implanté des succursales aux Indes. (Comme me l'a si bien appris Mrs Hawthorne, qui contrairement à Mrs Slender du théâtre n'a guère sa langue dans sa poche. D'après ce qu'elle m'a apprit, figure-toi que leurs deux fils, Lucas et Brian Hawthorne, sont d'ailleurs en ce moment même à Calcutta, dans le but d'en apprendre davantage sur les traditions et la culture orientale, ainsi qu'avec pour mission d'organiser des accords commerciaux avec de nouveaux producteurs). Comme tante Whisper aimait à nous parler des Indes avec ce petit éclat scintillant dans l'âme... Ah, paix à son âme, ma chère Esther, paix à son âme... J'ose espérer néanmoins que l'inévitable tragédie de la vie à laquelle nous autres, pauvres Êtres mortels sommes soumis dès les premiers souffles de la vie pénétrés dans nos poumons roses, ne t'empêcha de faire perdurer les certes strictes mais indéniablement sages exigeances que nous imposait tante Whisper de son vivant; parmis lesquelles l'extrême importance du tea time qu'il ne faut nullement négliger. Les Hawthorne sont d'ailleurs de cet avis, pour cause qu'ils s'assurent par lettre que Lucas et Brian respectent bien ce principe, même à Calcutta; et que jamais Mr ou Mrs ne manque de s'asseoir à ma table pour prendre le thé lorsque l'occupation de leur commerce le permet. 

Le soleil couché après ces délicieuses conversations entretenues avec les Hawthorne (sans doute seras-tu surprise d'apprendre que nous trouvons toujours matière à parler longuement sur des sujets constamment renouvelés), je m'en retourne ainsi gréement à mon cher petit cottage pour y passer la soirée, lorceque quelques distractions mondaines -une représentation au Baron's Heart par exemple- ne me retiennent davantage à l'extérieur. Je passe la plupart de mes soirées en solitaire, mais surtout ne va pas trouver quelque peine à cela! A vrai dire, du temps ou j'étais encore à la station thermale, je commençais à me lasser de toutes ces interminables soirées réquisitionnant ma compagnie de la part de quelques pensionnaires adeptes et maîtres des échecs ou du pouilleux. J'y suis si mauvaise...! Tu le sais, je crois, que mes occupations ont préférence à se tourner vers la lecture et l'écriture, quoique j'ai délaissé cette dernière depuis mon emménagement à Brighton. Tu ne vas pas me croire, mas il m'est tout à fait impossible de parvenir à mettre la main sur du papier ou de l'encre en cette ville! Curieux que cela, je te l'accorde... Mais un miracle ayant fait parvenir cette feuille entre mes mains ce matin même, j'ai préféré destiner ce trésor à être une lettre pour ma chère amie plutôt qu'un brouillon pour une nouvelle qui sans doute n'intéressera personne. A cela de près que si j'en écris d'autre, je n'aurais cette fois-ci pas à les signer d'un nom d'emprunt masculin ne serais-ce que pour les soumettre à un journal local! Combien d'homme ais-je été dans ma vie, Esther? Avec tous ces noms d'emprunts, il me semble que j'ai eût au moins autant de vie différentes que les chats! George Mingley, Nathan Spurke, Thomas Goldwin, Ronald Quaker, Arthur Pottsfield, Kevin Blake, Daniel Bennett, Sean Orwell, John Willington...et aucune place pour Annie Siam! Il faut croire qu'à trop vouloir devenir autre que moi-même, je m'étais écartée de ma propre personne... N'est-ce pas tragique? Enfin, ces peines là appartiennent à Londres et y resteront pour toujours. Jamais ne me suis-je sentie plus Annie Siam qu'à Brighton!

Tous les vendredis soirs, je reçois des invités que je convie à venir prendre le dîner dans mon petit cottage. Souvent viennent mes voisins, les Thompson, ainsi que les Hawthorne, et même quelques comédiens du Baron's Heart : nous nous rassemblons tous dans ma mignonne petite salle à manger; et bien que nous soyons plutôt serrés, sois sûre que ce sont davantage les rires et joyeux moments que nous partageons tous ensembles qui remplissent la pièce plus encore que notre présence physique! L'on pourrait saisir cette allégresse merveilleuse à pleine main! Penses-tu, entre l'étonnant bagoût de Mrs Hawthorne, l'érudition sans pareille des Thompson, et l'aisance qu'ont Mr Lennings, Mr Bridge ou encore Mrs Slender à faire tout un théâtre de la moindre petite anecdote insignifiante, occasionnent des soirées où jamais l'ennui ni la morosité ne sauraient trouver leur place; bien contrairement à ces longs et pénibles dîners auxquels nous devions prendre part tous les dimanches avec nos familles respectives, te souviens-tu? Comme cela ne me manque pas...! (Est-ce être mauvaise langue que de l'admettre, Esther?) Je prépare beaucoup de plats à base de poissons et de crustacés bien frais, ceux que je m'en vais quérir sur le marché des quais le matin. Pour le menu d'hier soir par exemple (car nous sommes un samedi alors que je t'écris ceci), j'ai premièrement préparé un chutney de légumes de saison, que j'ai accompagné de krills savoureux à la robe vermillon. Jamais la couleur du sang et des coquelicots n'eût-elle de plus délicieuse accomodation! Après quoi, j'ai servi un cottage pie de merlan avec une sauce aux herbes et à l'ail qui fit sensation. Le repas s'est achevé entre de nombreux rires et joyeuses anecdotes arrosées d'eau-de-vie, et surmontés d'un trifle aux fruits rouge que j'ai préparé pour le dessert. Il me rapelle un peu celui qui nous était parfois servi en été, lors du tea time avec tante Whisper... Nous n'avons beau être qu'encore (ou déjà?) au printemps, c'est en été que le trifle est le meilleur; surtout en bonne compagnie...! Après le repas, nous avons pris l'habitude de jouer à un jeu de notre invention, que nous apellons 'Le jeu du voyant'. Oh, il faut absolument que je t'en explique le principe! Vois les choses ainsi : tous installés autour de la table du dîner, nous fermons les yeux et imaginons, tentons de percevoir dans cette obscurité auto-infligée quelques formes ou couleurs, que nous devons ensuite décrire aux autres de sorte à ce qu'ils puissent les deviner. Sais-tu qu'en se concentrant bien sur l'aspect de ces ténèbres, de nouvelles formes et de nouvelles couleurs, presque une différente forme de vie et d'individus se matérialisent par la pensée? C'est un peu comme voir les costumes dans les coulisses d'un théatre une fois passé le sombre rideau délimitant le monde mis en scène sur les planches, et le monde réel qui veille derrière à chaque représentation face à la féroce armée qu'est le public à divertir et inspirer...

N'est-il pas charmant de vivre chaque jour comme le précédent? Ici à Brighton, pas une de mes journées ne diffère de l'autre. Tout est parfaitement identique en tout point, et les heures, les journées, les semaines et les mois se succèdent pourtant sans que jamais je ne vienne à m'en lasser. Tout est parfaitement comme il faut. Chaque élément est calculé, chaque moment est bien rangé à sa place, et c'est dans la contemplation et la délectation de cette nouvelle existence dénuée de tout changement que j'ai l'impression de profiter au mieux de tout ce que la vie puisse m'offrir; pour peu que je ne sois pas trop exigeante. Et jamais l'ennuie ne frappe à ma porte, jamais la lassitude ne vient me tenir compagnie. Entourée de ma personne, de mes pensées, mes assiettes Davenport, et mes amis du vendredi soir, il m'apparaît que ma vie a comme atteint ce point où, figée dans le temps, elle perdurera ainsi à jamais : inchangeable, et ce jusqu'à ce qu'il en soit fini de mon âme. Mais cela n'est pas pour tout de suite. Pourquoi la routine de Brighton m'est-elle plus agréable que celle de que je menais à Londres? Peut-être un jour le saurais-je. Ici, tout est comme il faut. 

Tu me manques bien, ma chère Esther. J'espère de tout coeur que tu te portes au mieux, ainsi que William et Annabel; et que tes jours sont aussi heureux et ensoleillés que les miens. Depuis bien longtemps déjà ais-je songé à t'écrire, mais, comme je l'ai mentionné précédemment, se procurer de l'encre et du papier à Brighton est une tâche bien plus ardue que je ne l'aurais jamais imaginée. J'aimerai te revoir. Où que tu sois, où que tu ailles au moment où cette missive te parviendra, j'ose espérer qu'elle saura te trouver tout aussi rayonnante que les souvenirs que j'ai de toi, il y a un an. Je t'en prie, transmet toutes mes amitiés à ta famille, ainsi que mes plus amples salutations à la mienne. J'aurais certes pu leur écrire, mais je ne voulu destiner cette précieuse et unique lettre à nulle autre personne que toi; toi qui, toujours et à jamais, demeure ma plus chère amie et confidente. Tu me manques, ma tendre Esther, et je me languis de te revoir un jour; de te faire découvrir uns à uns tous les charmes de mon heureux Brighton, de t'inviter dans mon joli cottage en bord de mer. Tu as toujours voulu voir la mer, n'est-ce pas? Moi aussi. S'il te plaît, reste ma bonne amie pour toujours et à jamais. Lorceque tu viendras, je t'emmènerai sur la promenade au bord des quais, nous y mirerons ensembles le coucher de soleil. 

Sincèrement tienne,

Ta bonne amie : Annie Siam


A SUIVRE...

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