Chérie

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"Chérie, cela fait parti de notre arrangement. Il faut bien que nous le fassions...

Chérie, cela fait partie de notre arrangement...

Chérie..."

Protégée d'une solide forteresse de draps, coussins et couvertures, Chérie fait mine de ne pas entendre. Et qu'entendre de toute manière ? Il y avait longtemps, plusieurs heures maintenant, que les mots parvenant à tes oreilles coulaient comme un liquide empoisonné à travers tes tympans, pour les transformer en une substance suintante et spongieuse dont tu ne captes que les bruits mous et les sensations d'absorption. Pour sûr que tu entends, perçoit ces sons formés en mots qui te parviennent. Encore faudrait-il que tu ne les traitent, les analysent, et les assemblent en une phrase concrète. Mais cela est au dessus de tes forces. Ces forces, tu ne les a pas, tu ne les a plus. Peut-être même que tu ne les posséda jamais. Carapacée sous ta couverture, ce sont de profondes ténèbres molletonnées qui s'étendent tout autour de toi, et tu sais, oui, tu sais, que si personne ne soulève cette chaude coquille de plume et de coton -ce que tu ne fera jamais de ton propre chef- l'obscurité demeurera ta seule habitation. Chérie, tu n'en a pas envie. Ou plutôt : de quoi as-tu envie ? Les forces sont aussi malignes que pernicieuses, puisque, dépossédées de toi, toute réflexion t'est impossible, Chérie. La simple idée de concevoir, matérialiser dans ton esprit une suite de mots, voire même de phrases, est complètement au dessus de ces forces qui te font défaut, depuis un certain temps déjà. Si les mots sont une substance liquide, gluante et visqueuse, les pensées en ont exactement le même aspect, à cela près qu'elles sont généralement dotées de pointes tranchantes. Penser est certes une des rares activités que tu puisse exécuter dans ta présente condition, mais penser est douloureux, vrai ? Et parmi les rares moments ou l'acte en lui-même est supportable, les pensées dans leur matière la plus pure en viennent à devenir une véritable torture, car d'une douleur atroce et assassine. Te reste le sommeil, mais le sommeil n'est pas sans rêve avec Chérie, et les rêves, de nature polymorphe oblige, aiment à prendre la forme de cauchemars. Voici quatre nuits que tu n'as pas dormis, Chérie.

Et tout n'est que fatigue, et tout n'est que douleur... "Chérie, cela fait partie de notre arrangement. Il faut bien que nous le fassions." Et il faudra bien que Morphée reprenne un jour le contrôle sur ton insomnie chronique, Chérie.

Chérie ? Darling...?

Quand tout n'est que fatigue, quand tout n'est que douleur, il est un lieu où tu peux te rendre, Chérie. C'est un autre monde, c'est un Là-Bas, c'est une route sûre vers l'Azur, dont les constitutions, les complexions et les compositions diffèrent en fonction de tout un chacun. Ce lieu splendide, Chérie, ce sont tes entrailles. De tes entailles ressortent tes entrailles, les choses les plus profondes et intimes qui te constituent, te façonnent et te composent. N'entaille pas tes entrailles, Chérie, tes entrailles sont tes entailles. N'y touche pas, allons. Elles sont si sensibles, Chérie. Il faut les ménager, Chérie. "Il faut bien que nous le fassions."

Si tu fermes les yeux, si tu fermes seulement les yeux, les ténèbres si délicatement enveloppées autour de ton corps s'éclaircissent alors en un curieux quoique macabre kaléidoscope. S'il y en eût, où sont désormais les limites à ce vaste espace ? Les limites ne sont qu'une vision floue, une idée flasque et spongieuse, un peu comme un pancréas. Ce doit être cela que l'on nomme des 'idées organiques'. Et sous tes yeux mi-clos, Chérie, se mouvent alors tant d'ombres funestes que d'images fantasques, combinées à autant de perceptions visuelles aussi séduisantes que fantasmagoriques. Pour peu, Chérie, tu te serais noyée dans ce bel océan de drames, de larmes et de charmes, oh, si multiples. Mais vois-tu ! Tu y nages pourtant avec une une telle aisance, une telle agilité en dépit de ton corps considérablement alourdi sous le poids des ténèbres et affaibli par l'effort de l'imagination... Et tu as même cette sensation d'être pareille à une chimère tout droit sortie de quelques récits des mythologies anciennes : la partie allant de tes pieds à ton nombril t'est semblable, dans la consistance comme la vigueur, à une grosse limace. Toute ta poitrine, elle, t'est comme une gigantesque créature bondissante et enragée, si bien qu'elle carbonise ton petit cœur tout ratatiné de son souffle incandescent. Un dragon peut-être. Ta tête, enfin, t'apparaît comme un gros insecte bourdonnant. Plus précisément : un énorme bourdon retourné sur ses petites ailes fragiles, et secouant dans l'immensité colossale du vide ses minuscules pattes frêles, comme un appel de détresse. Mi-clos, Chérie, tu as sans arrêt les yeux mi-clos.

Tu as sans arrêt les yeux mi-clos, Chérie : les yeux veineux et les paupières tombantes, le teint diaphane et fariné d'une épaisse pourriture sous tes grands miroirs explosés...

Autour, au dessus, en dessous de Chérie, tout flotte, tout est flou. Oh... Tu te sens comme émergeant d'une terrible gueule de bois, l'envie de vomir tes entrailles en moins. (Pour cause que les entrailles sont précieuses.) Tu sais, la forteresse de couettes et de coussins finira bien par tomber, Chérie, tu est au courant. Tu le sais, tu est au courant; et pourtant le penses-tu seulement ? Pas sûr... Ces douleurs à la fois voraces et bénignes, tout comme cette très plaisante sensation de flottement...(non, tout autant plaisante que mystérieusement inquiétante, réflexion faîte), à quoi devrais-t-on les accorder, Chérie, à quoi ? "Chérie, cela fait partie de notre arrangement." Chérie, tu sais. Les larmes te montent alors. Tu veux successivement te replier sur toi-même encore plus que tu ne l'est déjà, puis te débattre, te déplier, te débarrasser de cette forteresse croulante qui s'écrase sur ton corps avec toute la lourdeur d'une duveteuse épée de Damoclès. C'est, quoi qu'on en dise, une très confortable forteresse. Mais rien n'y fait. Chérie, tu ne peux effectuer le moindre mouvement. Alors, seules les larmes tentent d'irriguer les malmenés, mais encore solides fondations de ce fort dans lequel tu t'est, quoi que l'on en dise toi-même emmurée. Jusqu'aux entrailles. Pas d'entaille aux entrailles. Et c'est ce soir. Même si tout est spongieux et flottant, même si tout est lourd et déchirant. C'est ce soir, car "il faut bien que nous le fassions."

"Chérie."

Oh...

HHHHHHHHHHHHOOOOOOOOOOOOHHHHHHHHHHH...

HHHHHHHHHHHHHAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHHH...

Une entaille aux entrailles... Une entaille aux entrailles...

H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H ! H !

Et si seulement tout pouvait rester doux et flottant, inerte et liquide, flou et spongieux, même si la douleur est grande... Mais, Chérie, le monde et ses devoirs ne sont pas ainsi. Tu ne veux pas, et si tu n'avais pas fait de tout ce théâtre conjugal une tragicomédie pathétique, qui sait si l'on aurais traité tes entrailles avec gentillesse ? Il est après tout normal que tu te sentes ainsi. Après de telles choses subies, de telles humeurs éprouvées... Chérie, Darling, il faut bien que nous le fassions... Cela fait partie de notre arrangement. Chérie, il faut bien que je m'occupe de ces entrailles, et la bague que je t'ai achetée par bonne mesure me prouve que c'est légal. Allons, cesse de geindre. Ne le prends pas mal, ne le prends pas personnellement. D'homme à femme, il faut faire le premier pas. Allons, plus de larmes, ferme les yeux... Pense à quelque chose qui te plaît. Pense à quelqu'un d'autre. Laisse-moi faire tout le travail. Laisse-moi te protéger, mais pour cela, laisse-moi te faire mienne. Surtout, laisse-moi te posséder. La bague que je t'ai achetée par bonne mesure avec l'argent de la dot me prouve que c'est légal.

FIN...

Très haut et très bas, le 11/04/2020

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