Fanny et les flamands roses

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Et ce soir, j'en aurai d'autres. J'en trouverai d'autres, j'en arracherai d'autres à leurs propriétaires. A qui appartiendront-ils désormais ? Oh, à moi, rien qu'à moi ! Et j'écris cette lettre car, dans la très improbable possibilité qu'un quelconque malheur ne m'arrive, faut-il bien que je laisse une trace de moi sur cette Terre ! Ma trace, ma marque, le témoignage de mon appartenance au cycle de l'existence humaine, je l'ai créée, façonnée et modelée en dépossédant les autres d'une part de la leur. Chaque nuit, chaque nuit ! Me voilà à sublimer la certitude de mon existence au détriment de celle de ces inconnus dont le sort ne m'importe. Je dois noter mon nom pour qu'il soit remémoré, si le pire venait à m'arriver. Mais comment est-il seulement concevable que le 'pire' soit quelque chose pouvant m'atteindre un jour de manière directe ? Je suis une professionnelle : j'ai du vécu en la matière, et je sais ce que je fais. Tels sont les trois clés que tout voleur se doit de dérober sur l'expérience acquise au moyen d'une vie de larcins comme la mienne pour parvenir à assouvir son bonheur. Et si le bonheur s'incarne en autant de manières qu'on puisse l'imaginer, le miens se manifeste en la possession de flamands roses en plastique.

Dans ma petite maison de campagne, isolée, vide de toute présence autre que la mienne, je loge dans le grand grenier où j'ai entassé, sous couvert d’un désordre particulièrement ordonné (car quoi que l'on en dise, il y a toujours un ordre dans le désordre) mes livres, mes journaux, mes collages divers et ma vieille batterie. Tous sont poussés dans un petit coin ombragé, entre le mur sous la fenêtre incrustée dans la toiture et mon armoire en chêne, éventrée. Elle vomit de toutes ces choses là : des feuilles de papier maculées d'encres en résultat de toutes les lettres que j'écrivis, parfaitement semblables à celle-ci, comme le fût celle d'hier et comme le sera celle de demain, en guise de précaution à l'improbable possibilité qu'un quelconque malheur ne puisse m'arriver cette nuit. Mon armoire régurgite également mes partitions : fourrées ici également car le reste de l'espace est occupé, et car ses deux portes se sont brisées le jour ou je décida d’en faire une batterie improvisée. Il faut savoir que j'ai beau avoir le poignet souple, cela n'empêche pas mes mains d'être parfois très violentes. Et je crois que quelque chose de plus violent encore leur octroie cette force salvatrice pour les nerfs; sans doute que cela doit partir de mon cœur, mes poumons, ma poitrine, ma cage thoracique...Bref, de quelque part où l'on risque l'asphyxie si l'on ne s'aère pas régulièrement en hurlant un bon coup. D'ailleurs, quelque chose qui a pour grande habitude de me faire hurler, de plaisir cette fois-ci -car jouer de la batterie me provoque davantage des cris de rage- , est la raison précise pour laquelle tout mon bazar est ainsi poussé dans l'ombre, quand bien même ce n'est pas la place qui manque au grenier. Mais cet espace, je le réserve à ce qui assouvit mon bonheur. Et je crois l'avoir déjà dit : mon bonheur à moi se manifeste en la possession de flamands roses en plastique.

J'ai un jour tenté de compter quand bien j'en possédais, mais je me suis vite arrêtée après avoir dépassé la barre des cinq zéros derrière le chiffre, car je n'ai jamais été très bonne en mathématiques. J'ai un hobby, et lui seul est ma voie d'accession à ce fameux bonheur s'incarnant de toutes les manières dont on puisse l'imaginer, le concevoir, le manier, le faire siens. Je m'appelle Fanny P... , et mon plaisir s'articule dans l'action de dérober des flamands roses en plastique, ainsi que dans la satisfaction de les posséder, les entasser, les ranger, les accumuler chez moi, oh oui, nul part ailleurs que chez moi, moi, moi…! Lorsque point la nuit, lorsque se lève la lune d'argent, je file comme l'étoile dans les jardins et les parcs, dans les propriétés et les magasins de jardinage, et je m'empare des flamands roses en plastique ! Et, agile comme le vent, libre comme l'air, je fuis dans l'obscurité, l'âme réjouie brillant à la manière d'un grand soleil bondissant tout au fond de mes chairs. Dans ma grande hotte, je dérobe leurs compagnons au vilains jardins, et tous les jardins ont à un moment ou un autre ont été suffisamment vilains pour qu'ils ne méritent de se faire déposséder de leurs...flamands roses !! (Je laisse les nains de jardin à qui les désirent. Eux, je ne leur porte vraiment aucun intérêt : seuls les flamands roses m'intéressent). Et une fois ma moisson accomplie comme chaque soir, une fois mes petits réceptacles de bonheur à plume rose bonbon dérobés et accaparés, hohoho, acquis et maximisés, je rentre chez moi et je les entassent dans le grenier. Qu'ils sont beaux ! Qu'ils sont nobles ! Qu'ils sont gracieux, mes flamands roses en plastique !

Il y a quelque chose qui me plaît dans leur corps si curieusement proportionné, quelque chose qui m'attire et me fascine dans ce petit amas ovale tout dodu et duveteux, qui prends à bien y regarder comme la forme d'un grand œil rose et plumeux, et dans lequel il suffirait de glisser un infime quoi que ce soit de parfaitement rond, mou et translucide pour que l'impression ne devienne réalité. Il y a donc cette menue masse toute douce, mais alors, quelle étrangeté délectable que ce qui suit : cette incarnation même de la grâce et de la majesté que leur long cou ondulé, achevé d'un joli bec noir onyx sublimant leur teinte de quartz ! Il rutilerait dans les nuits les plus profondes d'un éclat sacré et sublime ! Mais ! Attendez ! Il, y, a, mieux encore, mieux encore ! C'est ! Cette pure curiosité de la nature que leurs pattes si fines, si fines qu'il est incompréhensible qu'ils ne s'écrasent pas dessus et se les brisent ! Mais comment font-ils ? Qui d'autre en serait capable ? Tant d'esthétisme est d'une admiration notable, mais que dire de l'athlétisme ! Comment font-ils ? Et c'est alors qu'ils avancent sur leurs fils de fer de chair...pareils à des pattes, des pattes de chair de fer de fil... A-A-A mon sens, cela relève de quelque chose qui nous surpasse, nous, simples humains ! Étonnant que cela ? Ils en sont presque magiques, je trouve. Comme si un quelconque je-ne-sais quoi de merveilleux et de fantastique se serait imprégné de leur anatomie la plus profonde le jour ou la toute puissante Nature, le tout divin Dieu, ou la toute logique Loi de l'Évolution, décida de leur création. Sans doute qu'il y a du divin dans les flamands roses en plastique. Et moi, je m'efforce, et je m'échine : je possède, et posséderai sans répit le moindre grain de divin qui puisse être semé sur mon chemin. Alors prenez garde à vos jardins si vous désirez garder vos flamands roses en plastique ! (Il n'y a que ceux en plastique qui m'intéressent, je n'ai vraiment que faire des flamands roses en fer ou en terre cuite.) Et de toute manière, si je sais que vous en avez, qu'importe que vous les ayez laissés sur la pelouse, ou cachés dans la cabane derrière la balançoire, dans la remise, la grange, le hangar, le garage, voir même le salon; n'espérez pas les revoir, non, n'espérez pas... Je ne demande rien d'autre que des flamands roses en plastique. Je ne vous ferai rien, mais je prendrai vos flamands roses, et je récolterai mon bonheur sur les semences de votre malheur !

Je relate dans cette nouvelle missive les événements qui suivirent la précédente :

"Il m'en faut d'autres !" était la seule pensée persistant dans mon esprit, supplantant toutes les autres. Je me fichais que ma hotte soit déjà remplie à ras-bord des fruits de la collecte de cette nuit, je ne me préoccupais pas non plus que ma cagoule ait glissé lors d'un rapt de flamand rose plus acrobatique qu'il n'y parût, je ne ne m'occupais même pas du fait que ma voiture manquait très vraisemblablement d'essence.

"Il m'en faut d'autres !" IL M'EN FAUT ! D'autres ! D'autres ! Mes chers petits divins, mes beaux flamands roses, oh, comment pourrais-je être heureuse sans eux ? Les flamands roses contribuent à mon bonheur, et moi je veux être heureuse ! Hé ! Comment pourrais-t-on considérer cela comme égoïste ? Non non non, ça ne l'est pas… Il est inenvisageable que la recherche du bonheur puisse s'axer sur des choses vectrices de malheur. Excepté, j'imagine, la très faible et passagère tristesse (qui s’apparenterai sans doute bien plus à de la surprise qu'autre chose) que susciterai mon activité à ceux dépossédés de leur bien volé par mes soins. Mais un flamand rose en plastique est-il seulement en mesure de leur apporter plus de bonheur avec un grand B qu’il ne m’en procure à moi ? Je suis même sûre que les possesseurs de flamands roses en plastique sont entrés en cette précise possession sur un coup du hasard s'apparentant à une fièvre acheteuse mal contrôlée, une inutile compulsivité dans le désir d'achat. Mais ces compulsifs, dans toute leur excessive consommation en tant de choses inutiles, il faut bien croire qu’ils contribuent à mon bonheur. C'est étrange, et fascinant à la fois... A croire qu'il y aurait comme quelque chose de sacré dans l'achat de futilités multiples et volontairement accumulatrices... De sacré, même, et qui ne ferait que resplendir la divinité des flamands roses, à moins que je ne file trop la métaphore... Sans doute que si il y a quelque chose de divin dans les flamands roses, il y a tout autant de divin dans leur achat, dans l'acte même d'entrer en leur possession en échange d'une certaine somme. Sans doute qu'il y a quelque chose de divin dans le pouvoir d'achat. Voilà qui est effrayant. Voilà donc pourquoi je n'achète pas mes flamands roses en plastique, voilà donc pourquoi je n'achète pas mes petits morceaux de bonheur. Je vole, je subtilise, je me défais de la peur de ne pas posséder par l'acte même d'entrer en possession de ce qui n'est résolument pas miens, pour cause que mon porte-monnaie ne contribua pas à cette acquisition. Mon bonheur, je ne l'achète pas. Mon bonheur, je le fais miens par la force de mes impulsions. Ce n'est sans doute pas une bonne chose, mais peut-être est-ce plus sain.

Je garais sans presque un bruit mon véhicule non loin de ma prochaine cible. Il s'agissait d'une petite maison de banlieue comme il en existe des milliers : architecture inn et originalité out, joli petit garage, mignon petit jardin, Paul et Catherine, les enfants, le chien, une télé et des pantoufles. Les eul minuscule intérêt qu’ils puissent avoir sur cette Terre est qu'ils sont récemment entrés en possession de non pas un, mais bien deux flamands roses en plastique ! Au moins pour cela leur existence ne fût pas entièrement futile et monochrome, puisque l'acquisition de leurs biens matériels va apporter sens et couleur à la mienne ! Merci à eux pour cela. Furtive, je vérifia autour de moi qu'aucune présence parasite n'était à signaler. Personne. Voilà qui promettait un chapardage simple et rapide en bonne et due forme, sans aucun témoin pour crier au vol et me poursuivre en robe de chambre ou à moitié éméché (en fonction du spectre réduit de la variété de gens que l'on se voit parfois amené à rencontrer au cours de ces heures ou tant dorment). Bien que cela puisse donner des spectacles très drôles et divertissants, j'aime autant que mes petites acquisitions subreptices se fassent dans le calme. Dans la petite maison inn trop out, les volets avaient été fermés, les lumières éteintes, et tout portait à croire que Médor dormait chez ses maîtres, à noter l'absence de niche dans le jardin par lequel il fallait passer pour accéder à la porte d'entrée. Là se situaient les flamands roses. Mes très précieux flamands roses ! Et voilà qu'ils me faisaient face...! Sitôt la maigre barrière de délimitation propriétale enjambée, ce... Oh ! Oh, oh, oh ! Oh mon flamand rose ! Oh mes flamands roses ! Oh mes heureux ! Oh ! Mes précieux, mes merveilleux ! Mes flamands roses ! A moi, à moi, à MOI !!! Dans ma hotte, hop, hop, hop ! Je vous glisse dans ma hotte trop pleine qui crique et qui craque ! Je vous entasse dans ma hotte trop petite car le bonheur la remplit, outre mesure à n'en pas douter ! Votre toute présence, voilà ce qui remplit ma hotte ! Ma hotte est pleine de bonheur ! Et je suis si heureuse ! Oh, vous voilà à moi, mes flamands roses ! Et quel fier bec vous avez ! Quel joli courbe plastifiée que votre long cou ! Quelle allure que vos plumes roses pétrolées ! Quelle splendeur que vous pattes si longues et frêles ! C'est qu'au moindre faux mouvement elles pourraient se briser, il me faut faire attention à vous ramener entier ! Doucement, doucement...oh, nous voilà unis à jamais !

Et sitôt qu'ils furent dans ma hotte, il m'apparût évident qu'il m'en fallait d'autre. Je ne pouvais prendre le risque que mon bonheur ne s'estompe... En fait, il s'estompait déjà aussitôt acquit. Et sans doute que cela est une tragédie. Fanny et les flamands roses, c'est une véritable tragédie en autant d'acte qu'il en faut à une vie pour se créer, se construire, et se défaire. Tout simplement...? Tout simplement....

Mais la véritable tragédie est celle qui suit.

Je suis une professionnelle : comment ais-je fait pour ne pas prévoir ce qui m'arriva ? Comment ais-je pu être assez CONNE pour ne PAS envisager cette terrible POSSIBILITÉ comme je l'avais pourtant fait tous les autres soirs ?! Aussitôt les flamands roses dans ma hotte, aussitôt me suis-je donc empressée de les charger sur le siège passager de ma voiture. Ais-je déjà précisé que je n'avais pas prêté plus d'attention que cela au fait que cette dernière manquait d'essence ? Stupide... Stupide ! Ma voiture n'avait plus d'essence, j'avais subtilisé des flamands roses sans me protéger le visage d'une cagoule comme je le faisais pourtant d'ordinaire. Ou plutôt : l'essence s'était écoulée au rythme de ma course à l'acquisition toujours plus féroce et insatiable de flamands roses en plastique, et j'avais perdue ma cagoule durant je-ne-sais quel rapt, à je-ne-sais quel pâté de je-ne-sais quelle maison inn-out. J'avais été moins professionnelle ce soir là. Est-ce pour cela ? Est-ce pour cela que contrairement à tous les soirs, lorsque l'aube mielleuse commence à doucement étaler son manteau d'or sur le monde, je ne retourna pas dans mon petit chez moi en pleine campagne, dans mon grand grenier désordonné, et tout de flamands roses en plastique jusqu'au plafond encombré ? Est-ce pour cela, donc, qu'au moment même ou je tourna la clé de contact, c'est une aiguille de deux millimètres de large que je sentis s'enfoncer contre mon gré dans mon cou ?! A l'aube subtilisa l'obscurité du sommeil forcé, à l'odeur du miel celle du chloroforme... Bon sang !

Je ne me souviens guère de ce qui suivit les jours suivant. Je dis 'jours', peut-être étais-ce des heures, des minutes, ou des mois. Des années peut-être ? Je ne sais pas. Aussi vais-je seulement narrer ce que je sais :

J'ai oublié les premiers dialogues que nous eûmes entretenu, probablement parce que nous ne nous sommes jamais adressés la parole. Pas une seule fois. J'ai oublié la raison pour laquelle je me retrouva ici, avec lui. J'ai oublié combien j'en ai ouvert. Seigneur, j'ai oublié combien j'en ai ouvert... Autant de fois, je crois, que j'ai oublié combien d'aiguilles se sont logées dans mon cou depuis ce jour, combien de chiffons chloroformés j'ai respiré, combien de fois je me suis réveillée avec les jambes en l'air, au milieu d'une lourde odeur de terre humide et de céramique cuite... Jamais cependant, je n'ai oublié cette soirée ou je manqua de professionnalisme. Je m'en maudis férocement. Tout est de ma faute...

TOUT EST DE MA FAUTE EST CE QUE TROP DISENT QUAND LES CIRCONSTANCES SONT DÉSAVANTAGEUSES, ET PLUS QUE TOUT DANGEREUSES A LEUR ÉGARD !!!

(Est-ce un réflexe de survie?) La rage est, à ce qu'il m'apparaît un réflexe de survie... J'écris ainsi avec le plus de rage possible pour me maintenir vivante, et, au dessus de toute autre chose, saine d'esprit. Pourquoi ? La sanité est tout ce qui me rattache encore à une perception précise et exacte des flamands roses... Pour mes flamands roses, pour continuer à envisager mon bonheur de la seule manière dont il puisse l'être, c'est à dire au travers de flamands roses en plastique en mon cas, je dois à tout prix conserver ma santé mentale. Les flamands roses sont le fer de lance de mes moindres pensées rattachées à une idée de bonheur, et toutes mes pensées, tous mes actes se rattachent à une idée de bonheur en quelque mesure que ce soit... Les flamands roses sont garants de ma santé mentale. Ne m'ôtez pas mes flamands roses, ô Enfonceur d'Aiguilles... Je ne le supporterai pas ! Je n'y survivrai pas ! Ôtez-moi mes vêtements et ma fierté si il le faut, puisque vous précisez que c'est nécessaire. Ôtez-moi ma liberté et mon intégrité physique si le besoin s'en fait évident, quitte à continuer de préciser que c'est dans mon intérêt... Mais pitié, ne m'ôtez pas mon intégrité psychologique : ne m'ôtez pas mes flamands roses ! Prenez mes lèvres, mon cœur, mon vagin, et tous les organes que vous plaisent, mais par pitié, je veux garder mes flamands roses ! Enfonceur d'Aiguilles, je vous appelle ainsi car je ne connais pas votre nom (et qui me le dira ?), je vous supplie de me laisser mes pauvres flamands roses : je vous supplie de me laisser un contrôle sur mon bonheur que vous jouissez tant à dégrader...!

Et que dégrade-t-il ? Mon corps, ou mon esprit, ou toute idée de cela que je puisse façonner intérieurement (de mon corps ? De mon esprit ?), ou bien s'en prends-t-il à mes flamands roses ? Non, le pire m'est encore à écrire. Pire ! Et j'ai pourtant parlé de viol ! Il n'y a rien de pire que de hiérarchiser les malheurs. J'ai parlé de viol ?! PARLONS-EN, MAIS PARLONS-EN ! Parlons de ce que l'Enfonceur d'Aiguilles s'applique à répéter chaque jour, heure, soir, ou minute, ou mois ou année, je n'en sais rien puisque tout m'a abandonné, y compris ma perception et mon appréciation du temps, y compris mes précieux flamands roses que j'avais pourtant supplié qu'on me laisse inaltérés ! PARLONS-EN, MAIS PARLONS-EN ! Nous étions lancés sur le viol ! Hiérarchisera-t-on le viol sur une échelle un jour ?! Quelle échelle ? Je me le demande : sur quelle échelle ? Encore faut-il en parler pour cela. Encore faut-il en parler, autant faut-il le décrire ! Faut-il décrire le viol ! Faut-il décrire les dégâts que cela fait ! Faut-il parler des conséquences que cela implique : intégrité physique, intégrité psychologique, à quelle limite fixera-t-on ce qui pourra se dire ou non ? Et faudra-t-il compter les attouchements dedans ? L'attouchement, est-ce du viol, quel que soit l'âge auquel on le subit ? PARLONS-EN, MAIS PARLONS-EN ! Je suis dégradée ! ET VOUS AVEZ PORTÉ ATTEINTE A MON CORPS ! ET VOUS AVEZ PORTÉ UNE ATTEINTE NON-NÉGLIGEABLE A MON CORPS ET MON ESPRIT ! Et plus que tout, VOUS AVEZ PORTÉ ATTEINTE A MES FLAMANDS ROSES !!! Horreur ! Tragédie ! Blasphème ! Vous êtes blasphématoire, ô Enfonceur d'Aiguilles, optimiste que vous êtes ! Est-ce votre croisade ? Est-ce votre masque en ce monde ? Ô mon saint ! Oh mon tout puissant ! Oh comme j'aimerai vous fracasser le crâne à grand coup de flamands roses, sur la ruine de mon bonheur souillé !!

Et je me suis réveillée au mauvais endroit : me faisait face un Enfonceur d'Aiguilles, un fichu Enfonceur d'Aiguilles aux mains toutes puantes de chloroforme ! Sans doute est-ce pour cela qu'il ne faut pas sortir seule la nuit... Et l'on aurait pu dire que j'étais dans une mauvaise passe, une position désavantageuse, mais ç'aurait été un euphémisme... L'Enfonceur d'Aiguilles avait une passion, aussi dévorante, me semble-t-il, que la mienne pour les flamands roses en plastique. Mais lui aimait les nains de jardin. Ce qui explique sans doute pourquoi il portait un masque à cette effigie, de sorte à ce que jamais je ne fus en mesure de voir son visage. Ni de l'entendre. Il ne parlait jamais. J'étais seule avec l'Enfonceur d'Aiguilles fada des nains de jardin, dans le repaire de l'Enfonceur d'Aiguilles fada de nains de jardins qui sentait fort la terre mouillée et la céramique cuite. Je dis 'il', car bien que j'eus des doutes au début, sa carrure s'imposa comme étant celle d'un homme. Un homme parfaitement moyen. Le profil type des Enfonceurs d'Aiguilles. Je ne sais pas si il y a un profil type de fada des nains de jardin. E,t de toute manière, les intuitions succédèrent vites aux confirmations, dès l'instant où je me réveilla pour la première fois (première d'une longue liste) avec les pattes en l'air, la bouche pâteuse et malodorante, le bas du ventre encore tout frémissant d'une douleur inadmissible, et une très forte envie de vomir...et de pleurer.

M'avait-il prise pour un flamand rose en plastique, l'homme nain de jardin ? Du peu de chose que je sais au sujet de la situation à laquelle il m'enchaîna de force, il est tout aussi peu de chose que je puisse affirmer avec certitude. Je crois qu'il n'y en avais que trois : la première étant que j'étais chez un Enfonceur d'Aiguilles, la seconde étant que l'Enfonceur d'Aiguilles en question était un fada des nains de jardin (c'est d'ailleurs à l'intérieur de leur corps creux qu'il dissimulait une grande partie des matières et substances destinées à finir dans mon cou), et la troisième étant qu'il m'a... Oh, il m'a... Ah ! Si seulement il était simple de décrire les choses les plus atroces, peut-être n'aurais-je pas la sueur froide et les mains moites au moment ou j'écris ces lignes ? A qui écris-je ces lignes, de toute manière ? A défaut d'être une bonne question, je pense tout de même qu'elle mérite d'être posée. A qui écris-je ces lignes ? A personne, je suppose. A quiconque trouvera mon corps ou mon cadavre j'imagine, mais encore pour cela faudrait-il que l'on me trouve, mais encore pour cela faudrait-il que l'on ai noté mon absence. Moi, je n'ai guère que mes flamands roses en plastique. Comprenez qu'ils sont précieux... Je ne peux m'en défaire, c'est ainsi. Quand bien même je le voudrais, probablement ais-je atteint une point ou me déposséder de mes flamands roses reviendrait à me dérober à moi même. Car, si l'humain n'est rien sans le bonheur, qu'il soit accompli, traqué ou désiré, peut-il seulement survivre dans l'idée, la perspective même, je crois, que toute idée, précisément, toute perspective de bonheur lui ait été arrachée ? Alors il est vrai que mon bonheur m'a bien été arrachée ! Alors il est vrai que je suis complètement désemparée à l'écriture de cette missive, puisque je n'ai plus ce qui fût vecteur de mon bonheur, de ma seule joie ! Près de moi, tout près de moi, oh, à mes côtés, mes gentils flamands roses en plastique, non, non, ils n'y sont plus, Ils N'y Sont Plus...! Et pourquoi, mais pourquoi ? Car il est à cela que les gens heureux ne le sont jamais très longtemps une fois le désir possessif assouvi, puisque mon idée du bonheur, et apparemment celle de l'Enfonceur d'Aiguilles aussi, s'articulent toutes deux dans l'accumulation d'objets : flamands roses en plastique, nains de jardin en céramique, papier à lettre, seringues et aiguilles...tout est question de possession ! Alors pourquoi le désir de l'Enfonceur d'Aiguilles, outre celui d'accroître à la moindre occasion sa collection de nains de jardins en céramique, et celui de me retenir captive pour une raison que peut-être lui-même ignore, se manifesta-t-il dans la contemplation et la satisfaction de m'obliger à sciemment détruire le miens ?

Je l'ai dit plus haut : j'en ai ouvert... Seigneur, j'ai oublié combien j'en ai ouvert...

C'était ainsi : assise sur ses genoux, il me présentait des flamands roses et plastique (les avaient-ils volés chez moi ?), et, à l'aide d'un large couteau aiguisé, me forçait à les couper en deux. Les flamands roses en plastique sont généralement conçus de manière à ce que la moitié de leur corps soit moulée en deux parties identiques, et que ces deux parties puissent aisément se confondre et se joindre au moyen d'un peu de colle. De ce faire, il suffit de trouver la ligne délimitatrice rassemblant le morceau A au morceau B, et de donner un grand coup de couteau dedans pour trancher en deux un flamand rose en plastique.

Mais pourquoi cela ?! Pourquoi cette immonde cruauté ! Mes flamands roses, que me force-t-on à leur faire ?! Assise sur les genoux de l'Enfonceur d'Aiguilles : il en pointait une, d'aiguille, contre mon cou : c'était cela ou la coupe de flamands roses ! J'en ai ouvert, combien en ais-je ouvert !!! Oh, pour sûr que je refusa au début, que je m'abstins de faire du mal à mes pauvres précieux, mais pouvez-vous croire qu'il mit la menace de l'aiguille à exécution ?! C'est ainsi ! Et le choix suivant me faisait alors face : les flamands roses ou le liquide dans le cou et les jambes en l'air ! L'odeur de plastique sur mes mains, ou celle de céramique cuite sur mon corps ! Mais !! Il me fallût donc choisir, choisir avec une atroce partialité, choisir de ces choix que jamais l'on n'aimerait avoir à entreprendre au cours d'une vie : choisir entre mon intégrité physique ou mon intégrité psychologique ! Garder mes flamands roses intact au risque de me faire violer, à la menace de me faire violer, à la probabilité de me faire violer par un Enfonceur d'Aiguilles, voilà quel était mon dilemme ! Oh, car si je ne choisis pas cela, il fallu que je préféra heurter jusqu'à l'intégrité physique de mes pauvres flamands roses pour conserver la mienne, au détriment de ma santé mentale ! Voici donc, voici donc... NON NON NON !! Voici donc pourquoi je me retrouva à éventrer à grand coup de couteau mon idée de bonheur manifestée en la personne de flamands roses en plastique !!! Et pour tirer la moindre satisfaction de ne pas me faire abuser, fallu-t-il donc que je m'arrache les plus violents tourments à hacher ce qui m'était vital en petit morceaux ! Ainsi, je préservai mon corps et ouvrait mon esprit à grand coup de lame de fer, comme une femme enceinte que l'on avorte contre son gré…

Et m'y revoilà. M'y voilà encore. Les mois et les heures, tout comme les jours, semaines et minutes, les années il me semble, se sont écoulées. Les années ont passées, je suis toujours sur les genoux de l'Enfonceur d'Aiguilles à cisailler, l'âme morte et le corps bourdonnant, mes flamands roses en plastique. Sans doute qu'il piocha dans ma collection, car là aussi, je cessa de compter après avoir dépassé la barre des cinq zéros après le chiffre. Les années ont passées, je suis toujours aux côtés de l'Enfonceur d'Aiguilles fada des nains de jardins. Je suis prisonnière et personne ne me sortira de cette impasse. Pas tant que je n'aurais pas découpé tous mes flamands roses. Alors peut-être me laissera-t-il partir ? Ses genoux sont très inconfortables, mais la menace de l'aiguille est toujours là... Et je le demande, et je l'écris : Fanny P... pourra-t-elle quitter ce sombre endroit une fois tous ses beaux flamands roses réduits à l'état de ces preuves barbares ? Des preuves de quo i? Les moitiés de flamands roses ne sont que des moitiés de flamands roses. Une moitié de bonheur n'est qu'une idée de bonheur. Et sans doute qu'il n'y a rien de sacré, ni même de jouissif ou simplement d'agréable, à détruire consciencieusement ce qui pourrait certes s'apparenter à de la futilité, mais qui tout de même contribua à me rendre heureuse. Sans doute que le divin n'a pas sa place dans ce monde si il ne l'a pas dans les moitiés de flamands roses en plastique. Il y a de la place pour Paul et Catherine, qui achèteront de nouveaux flamands roses pour leur maison inn-out. Il y a de la place à qui à les moyens de s'en offrir, à qui peut se créer son bonheur en quelque forme qu'il le désire. Seulement voilà : mon bonheur, c'est à coup de couteaux que je du moi-même me l'arracher. Moi seule, sous la menace de l'Enfonceur d'Aiguilles...

Et m'observent les nains de jardin en terre cuite qui s'entassent dans le repaire de leur collectionneur. Bien rangés en monticule de bonshommes à barbe blanche et bonnet rouge, ils me fixent de leurs milles-et-uns petits yeux obscurs, aux côtés des morceaux de flamands roses qu'il me fallu réduire à ce lamentable état. Et jamais ne cesseront-ils. Leur regard inerte et hagard perce la fine coque de mes pensées affaiblies de malheur avec plus de facilité encore que les aiguilles ne rentrent parfois dans ma peau.

FIN

A Orléans, le 09/04/2020

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