Nécromancie pour débutantes

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"Les amies ! Vous n'imaginerez jamais quelle incroyable découverte je viens de faire !" s'exclama Alice en s'asseyant, toute guillerette de la nouvelle qu'elle était sur le pont d'annoncer, à la table des enfants, tandis que le soleil de cinq heures étirait dans le ciel cotonneux quelques rayons qui déjà se préparaient pour l'arrivée de l'obscurité d'ici quelques heures.

"Oh, vraiment ? Nous ferais-tu le plaisir de nous la partager ?" répliqua aussitôt Dorothy tout en lui versant une tasse de thé, la voix piquée d'un vif intérêt pour la conversation engagée.

"Je n'y vais pas manquer !" répliqua la première avec un sourire. Et sitôt cela dit, la fillette, une fois avoir jeté quelques coup d’œils furtifs derrière elle pour vérifier que les adultes ne l'observaient pas, sortit de la poche avant de son tablier ce qui ressemblait à s'y méprendre à un petit manuel comme de ceux d'arithmétique ou d'anglais utilisés à l'école.

"Est-ce tout ? Ce n'est qu'un livre, et il n'a pas l'air très intéressant à y regarder d'ici..." dit Sophie en esquissant une petite moue déçue, et plongeant un biscuit dans sa tasse de thé d'un air nonchalant visant à appuyer ses paroles.

"-Sophie a raison, Alice... Ce n'est qu'un livre, et je parie qu'il n'a même pas d'images !" renchérit Dorothy en avalant une gorgée avant de grimacer, car le thé était apparemment très amer pour elle.

"-Hé bien, souffla Alice d'une voix légèrement vexée, puisque ma trouvaille vous intéresse si peu, alors je suppose que je n'ai pas besoin de vous informer de toutes les étonnantes et intrigantes curiosités dont on m'a affirmé être la nature de son contenu !" dit-elle, en faisant mine de s'apprêter à ranger à nouveau le livre là où elle l'avait précédemment dissimulé.

"Oh non ! s'enquirent immédiatement Dorothy et Sophie d'une même voix. Quel genre de choses étonnantes et intrigantes ? S'il te plaît, dis-nous, Alice !

-Je ne vois pas de quoi vous parlez. Et de toute évidence, ça n'est sans doute guère intéressant pour que l'on se donne la peine de s'y attarder." dit justement cette dernière d'une petite voix hautaine, en se préparant une tartine de beurre. "Assurément, ce n'est après tout qu'un simple livre, n'en déplaise à toutes les extraordinaires et extravagantes images qui l'illustrent de pages en pages...

-S'il te plaît, ne te vexe pas ! Ce doit être à coup sûr un ouvrage très intéressant !" s'exclama Sophie en avançant ses coudes sur la table, immédiatement suivie par Dorothy qui renchérit :

"Nous aimerions beaucoup le voir si tu le veux bien, Alice !" Ce à quoi la fillette, ayant retrouvé son sourire, adressa un regard malicieux à ses amies et les invita à se rapprocher d'un peu plus près d'un petit geste du doigt.

"Où l'as-tu trouvé ?" demanda Dorothy en examinant la couverture de l'ouvrage avec intérêt : une épaisse jaquette rose bonbon à rayures blanches verticales, agrémentée vers le haut d’un large espace vide au centre duquel s’inscrivait en jolies lettres dorées et bien lisibles, imitant une calligraphie à la main : "Petit manuel de mauvaises manières et autres civilités à usage des petites filles sages et rebelles". Suite à cette question, Alice s'enquit de répondre avec intérêt :

"Si vous saviez... C'est une histoire bien longue et bien farfelue que celle-ci, à tel point que si je la commençais maintenant, je ne sais même pas si j'aurais achevé de vous la conter demain, à la même heure !

-Tant que ça !" s'exclamèrent, là encore à l'unisson, ses deux interlocutrices, chacune en manquant d'avaler son thé de travers.

"Ce serait un peu long..." fit remarquer Sophie d'une voix embêtée, car elle ne savait pas si elle aurait la patience de rester assise, vingt-quatre heures durant, à écouter une histoire, même si celle-ci se révélerait être la plus intéressante qu'elle n'ait jamais entendue.

"Pourrais-tu si possible l'écourter ?" demanda-t-elle alors, suivie dans cette demande par un hochement de tête approbatif de la part de Dorothy.

"-Je le pourrais, affirma Alice, mais si je ne m'attarde pas sur les détails de manière à ce que cette histoire reste concise, il vous faudra dans ce cas être de la plus grande attention, afin de ne perdre aucune miette de mes paroles, car toutes vont être si importantes à la bonne compréhension des événements que je m'apprête à vous conter que l'omission d'un seul mot pourrait suffire à vous faire perdre le fil du récit...

-Ce serait un beau désordre, raisonna Sophie en croquant un biscuit, si les mots étaient des fils regroupés en une gigantesque pelote que serait l'histoire finale !

-Il y aurait de quoi s'emmêler en un rien de temps ! s'exclama Dorothy, comme inquiétée que cela puisse un jour lui arriver. Cela me rappelle à vrai dire la fois ou je me suis assoupie devant le métier à tisser alors que j'y œuvrais : Toto s'était alors fait une joie de tout défaire en tirant avec ses pattes sur un fil qui pendait, et de se promener ainsi partout dans la ferme sans en démordre... Cela avait mit Tante Em dans une colère absolument furieuse..." Et la pauvre fille frissonna rien qu'à l'évocation de ce souvenir.

"-Évidemment, poursuivit alors Sophie d'une voix affirmée, c'est le problème avec les chiens : même si ils sont très bien dressés, il est difficile de les empêcher de faire des bêtises. Mais le pire je crois, dit-elle d'une voix laissant planer le suspens le plus longtemps possible (car elle avait remarqué que Alice et Dorothy étaient maintenant pendues à ses lèvres), ce sont les chats !

-Les chats ?’’ s'exclama Alice un peu trop haut, en s'assurant alors immédiatement de quelques coup d’œils tantôt inquiets tantôt penauds que les adultes, sa sœur notamment qui aimait tant à lui faire la leçon sur tout et sur rien pour tout et pour rien, ne l'avaient pas entendue. Un regard courroucé de la part de son aînée reçu en plein dans les yeux plus tard, elle reprit, d'une voix cette fois-ci résolument plus basse :

"Quel est le problème avec les chats ?" demanda-t-elle d'un ton légèrement outré, avant que son interlocutrice ne réponde :

"-Hé bien, raisonna Sophie avec beaucoup de pragmatisme, j'ai déjà vu des gens dresser des chiens, mais je n'ai jamais vu personne dresser de chat. J'ai moi-même à mon domaine, plusieurs chiens parfaitement dressés : des lévriers de toute sorte, et aussi un petit épagneul tout à fait adorable ! Maintenant, écoutez ce qui va suivre..." Alice et Dorothy se firent toute ouïe, oubliant même leur thé qui refroidissait dans les tasses :

"Mère m'a un jour offert un mignon petit chaton pour mon anniversaire, une adorable boule de poil toute blanche et duveteuse. Mais un jour, alors que je jouais dans le jardin avec mon cousin Paul, voilà tout à coup que je tomba née à née avec, imaginez donc...une petite grive blessée !

-Oh ! Pauvre bête ! s'exclama Dorothy d'un air désolé.

-Oui, et le pire est à venir..." soupira Sophie, la voix quelque peu chagrinée de se remémorer cet épisode. Mais, trouvant le courage de poursuivre :

"J'ai ramassée la pauvre grive dans mes mains et me suis fait tout un devoir d'en prendre grand soin. Paul et moi lui avions confectionné un petit nid tout en coton, que nous mîmes ensuite sur le large rebord de la fenêtre du salon pour qu'elle profite de la lumière; et nous venions la nourrir et la soigner deux fois par jour. Mais...

-Mais...? répétèrent Alice et Dorothy, au comble de l'attention.

-Mais, conclût Sophie d'une petite voix, le troisième jour, il n'y eût plus de mignonne petite grive à dorloter : le chaton l'avait dévorée...

-Oh ! Quel vilain matou !" s'exclama Alice, scandalisée par un tel comportement. "Dinah, elle, ne ferait jamais quelque chose d'aussi bas !" poursuivit la fillette, avant que son visage n'adopte l'expression d'un souvenir revenu à l'instant à son esprit : "Oui, en parlant de Dinah..." Il lui fallu une seconde tasse de thé pour poursuivre dans de bonnes conditions : "Maintenant que j'y repense, c'est bien parce qu'elle n'a pas su surveiller suffisamment ses enfants que j'en suis venue à cette drôle d'aventure que je voulais vous conter avant que nous ne tergiversâtes à propos de chiens, de fil, et de chats.

-Plaît-il ? demanda Sophie, ne sachant entre autre pas qui était Dinah.

-Dinah, ma chatte, expliqua Alice, était cet après-midi même entrain de faire la toilette à un de ses enfants (elle a mit bas il y a à peine un mois, voyez-vous), et moi, je jouais avec Kitty, une de ses filles, sur le fauteuil en attendant.

-...Quand tout à coup ? enchaîna Dorothy, n'anticipant autre suite que celle commençant par les mots qu'elle venait de prononcer.

-Quand tout à coup, reprit Alice, (à la grande joie de Dorothy), il s'en fallut de peu pour que je ne remarque pas quel étrange reflet se découpait dans le miroir aujourd'hui. Et cela m'interpella tout à fait, vous comprenez, car il me semblait jusqu'à lors ne jamais vu avoir de reflet pareil.

-Quel genre de reflet étais-ce ? demanda Sophie, la voix teintée d'un grand intérêt pour le récit de sa camarade.

-Ce serait, en fait, bien trop long, comme dit précédemment, de vous raconter dans le détail toutes les étranges choses qui m'arrivèrent par la suite, et toutes les curieuses personnes que je fus amenée à rencontrer au cours de mon périple." expliqua Alice en marquant une courte pause juste après avoir prononcé ces mots, s'attendant à ce que Sophie ou Dorothy ne répliquent à nouveau quelques chose. Mais, comme toutes deux étaient à cet instant précis respectivement occupées à boire du thé et mâcher un crumpet, toute réplique s'avéra momentanément impossible de leur part.

"Aussi... poursuivit Alice en entrelaçant ses doigts, les coudes posés sur la table en dépit des bonnes manières qui lui avaient été si péniblement inculquées, c'est suite à une conversation pour le moins inhabituelle, pleine de mots et expressions qu'il ne m'avait jamais été donné d'entendre jusque là (et je présume que cela s'explique du fait que je rencontra ni plus ni moins que Heumpty Deumpty, voyez-vous), qu'il me fût remis des mains de mon interlocuteur, le manivel que voici.

-Tu veux dire une manivelle ? " la corrigea Dorothy d'une voix interrogative, surprise qu'Alice ait pu confondre un tel objet avec le livre posé sur la table.

-Manivelle non pas, insista Alice, j'insiste : un ma-ni-vel (elle détacha distinctement chaque syllabe, en renseignant également Dorothy et Sophie sur son orthographe, qui les intriguaient beaucoup). Puisqu'il s'agit à la fois d'un livre et d'un manuel, comme vous pouvez le constater : nous pouvons donc assumer qu'il s'agit en ces termes d'un manivel.

-C'est juste..." admit Dorothy, pensive.

"-Mais, questionna Sophie en se penchant à nouveau pour mieux analyser la couverture dudit manivel, qu'en est-il de son contenu ?

-Ma foi, je pense que c'est là un ouvrage destiné aux personnes de notre tranche d'âge et de notre constitution biologique. dit Alice, en imitant le geste de Sophie. Après tout, la couverture insiste sur le fait que cette lecture s'adresse aux petites filles.

-Penses-tu que cela aurait été précisé si elle s'adressait également aux petits garçons ?" interrogea Dorothy, tout en tournant lentement la petite cuillère qu'elle tenait au fond de sa tasse de thé, de sorte à ce que le morceau de sucre qu'elle venait d'y verser (c'était décidément une boisson très amère pour son palais qui n'avait guère l'occasion d'expérimenter de telles choses au Kansas) ne se dissolve plus rapidement.

"-Plus que de le penser, je dirais même que j'en suis persuadée !" affirma Alice, bientôt rejointe dans ce jugement par l'approbation de ses deux camarades.

"-L'as-tu ouvert ? demanda alors immédiatement Sophie, d'une voix pleine de curiosité.

-Pas encore, à vrai dire... avoua Alice en secouant la tête. Je voulais, en réalité, tant vous faire partager cette découverte, qu'aussitôt le manivel en ma possession, je me suis dépêchée de trouver un moyen de rentrer ici pour le lire avec mes chères amies." Et sur ces belles paroles, elle se servit une nouvelle tasse de thé, remarquant suite à cela avec quelque désapointement que la théière était presque vide du délicieux thé aux agrumes qui avait été préparé spécialement pour l'occasion (car Alice n'avait guère l'habitude, comprenez, de recevoir en même temps ses deux amies, toutes deux vivant bien loin de son Angleterre locale); en conséquence de quoi elle dût se rabattre en majorité sur le contenu du pot à lait, qui était, pour ainsi dire, encore largement rempli de ce à quoi l'on puis s'attendre qu'un pot à lait soit rempli. Il n'y avait en fait que Dorothy qui en avait jusque là fait usage, Alice ayant remarqué que celle-ci prenait son thé avec beaucoup de sucre et de lait, tandis que Sophie buvait le siens nature. A l'avis d'Alice cependant, il n'était aucun meilleur accommodement pour le thé qu'un seul et unique morceau de sucre, consciencieusement touillé, et dégusté chaud. Mais la situation actuelle la contraignit à exceptionnellement palier à cet avis.

"-C'est très gentil de ta part, Alice !" s'émerveilla Dorothy en écarquillant les yeux. Sa curiosité, tout comme celle de Sophie, venait maintenant d'être piquée au plus vif, après que Alice ait déclaré ne pas encore connaître la teneur du mystérieux ouvrage.

"-Maintenant que nous sommes toutes les trois réunies, pourquoi ne pas l'ouvrir ?" demanda alors Sophie, en se léchant les lèvres d'impatience. Ce à quoi Alice répondit en lui lançant un regard malicieux :

"-Je n'attends que cela depuis tout à l'heure." Et sur ces mots, les trois fillettes ne se rapprochèrent que davantage, jusqu'à être complètement collées les unes aux autres, soudées dans la candeur de leur curiosité exaltée, et posèrent toutes en même temps la main sur la couverture du Petit manuel de mauvaises manières et autres civilités à usage des petites filles sages et rebelles, jusqu'à en tourner la première page.

"Voilà le sommaire." dit Alice à voix haute, en se penchant toujours un peu plus sur le livre; le corps alourdi par Sophie et Dorothy qui avaient reposé leur menton (et en soit tout le poids de leur tête) sur chacune de ses épaules.

"-Il y a beaucoup de chapitres !" s'exclama Dorothy avant de commencer à lire tout haut, la voix constamment teintée autant d'étonnement que d'admiration au fur et à mesure qu'elle lisait :

"-Introduction (p.3)

-Chapitre 1 : Comptines et autres rituels (p.4)

-Chapitre 2 : Méthode de sacrifice pour débutantes (p.11)

-Chapitre 3 : Chasse au trésor et exploration de lieux abandonnés (p. 18)

-Chapitre 4 : Ma première autopsie (p. 29)

-Chapitre 5 : Cuisine du Diable (première cuisson) (p.44)

-Chapitre 6 : Possession et exorcisme à tout usage (p. 46)

-Chapitre 7 : Idées de surprises pour Halloween (p.55)

-Chapitre 8 : Comment bien réveiller les morts (p.60)

-Chapitre 9 : Méthode de combat au couteau pour débutantes (p.63)

-Chapitre 10 : Cuisine du Diable (seconde cuisson) (p. 71)

-Chapitre 11 : Malédictions et sortilèges à tout usage (p.74)

-Chapitre 12 : Pièges à Père Noël (p.92)

-Chapitre 13 : Invoquer les démons (p.96)

-Chapitre 14 : Pyrokinésie pour débutantes (p.101)

-Chapitre 15 : Cuisine du Diable (troisième cuisson) (p.107)

-Chapitre 16 : Méthode pour correspondance avec la Mort (p.110)

-Chapitre 17 : Premiers points de suture (p.115)

-Chapitre 18 : Vaudou ludique (p.119)

-Chapitre 19 : A faire et ne pas faire avec les inconnus (p.122)

-Chapitre 20 : Cuisine du Diable (quatrième cuisson) (p.126)

-Chapitre 21 : Comment rejoindre un culte (p.128)

-Chapitre 22 : Âmes et organes : valeur marchande et prix (p.130)

-Chapitre 23 : Bien dissimuler un cadavre (p.137)

-Chapitre 24 : Revolver : conseils et astuces (p. 143)

-Chapitre 25 : Cuisine du Diable (cinquième cuisson) (p.145)

-Chapitre 26 : Nécromancie pour débutantes (p.149)

-Chapitre 27 : Pour réussir son empoisonnement (p.152)

-Chapitre 28 : Mauvaises manières pour une étiquette irréprochable (p.156)

-Chapitre 29 : Comment bien creuser une tombe (p.164)

-Chapitre 30 : Cuisine du Diable (dernière cuisson) (p.171)

-A l'intention des petites filles sages et rebelles (p.173)

-A propos de l'auteur (p.175)"

"Tous ont l'air plus fascinants les uns que les autres !" s'exclama Alice d'un air rêveur, rejointe dans cette approbation par ses deux camarades, qui elles aussi hochèrent vivement la tête d'admiration. Et il est vrai que leur émerveillement n'aurait pu être plus prononcé qu'à la suite d'une telle lecture, ni mieux exprimé que par leurs petits 'Oooh !' et 'Aaah !' fascinés allant sans cesse en crescendo au fur et à mesure que leur découverte se poursuivait en des aspects toujours plus surprenants qu'elles ne l'auraient jamais imaginé.

"Par quel chapitre commencer ?" demanda alors Sophie, elle très impatiente de tourner la page du sommaire, sur laquelle les trois fillettes étaient toujours attardées, sans doute encore entrain de se demander ce que pouvait être la 'Nécromancie' et la 'Pyrokinésie' (car c'était là des mots qu'elles ne voyaient guère dans leurs livres de leçon habituels), et si ces pratiques étaient ici destinées à l'attention des débutantes, peut-être pourraient-elles après tout tenter de s'y essayer.

"-Je ne sais pas vraiment... avoua Alice, un peu confuse. Il y en a tellement qui sonnent si bien qu'il est difficile de choisir.

-Dans ce cas, j'ai une idée !" clama soudainement Dorothy en levant son index, d'un geste si vif qu'elle manqua d'en renverser la théière de justesse.

"Nous n'avons qu'à fermer les yeux, et l'une d'entre nous posera au hasard son doigt quelque part sur la page du sommaire. L'endroit où celui-ci aura atterrit décidera du chapitre par lequel nous entamerons notre lecture. Cela vous convient-il ?" Cela convint parfaitement. Et, comme cette brillante idée était venue de Dorothy, il fût ainsi décidé que ce serait elle qui ferait jeu du hasard pour déterminer la teneur de leur lecture. Ce qui, en conséquence de quoi, donna après exécution le résultat suivant :

"Chapitre 26 : Nécromancie pour débutantes, à la page 149 !" Elle se pressa aussitôt de tourner à toute vitesse les pages de l'ouvrage jusqu'à parvenir celle souhaitée, si fougueusement à vrai dire, que Alice sentit le besoin de s'exclamer "Attention ! Tu vas froisser les pages !", cette déclaration renchérie dans la foulée par Sophie. Mais froissage de page il n'y eût pas tout compte fait, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le livre se retrouva ainsi grand ouvert au chapitre 26, et posé sur les genoux d'Alice; celle-ci et ses camarades craignant que les adultes à la table plus loin ne s'aperçoivent de la nature de l'ouvrage et ne le confisquent (car si les trois enfants clamaient être des petites filles assurément très sages -soit la première cible du manuel, ou plutôt du manivel comme il l'avait été mentionné plus tôt- , elles doutaient cependant que leurs aînées n'apprécient guère qu'elles s'adonnent à de la lecture pour filles rebelles -soit la deuxième cible du manuel, ou plutôt du manivel, comme nous venons de le redire à l'instant-).

Le chapitre 26, 'Nécromancie pour débutantes', était une succession de quatre pages couvertes d'explications facilement compréhensibles et accessibles à tout âge et tout esprit tant que lu avec sérieux à défaut de rigueur, dans une police d'écriture attrayante, et illustrées de nombreux schémas et autres dessins aux couleurs chaleureuses et chatoyantes. Il était mention de diverses choses et de nombreuses pratiques entre autre, lesquelles n'avaient de cesse d'attiser l'intérêt toujours plus grand des trois lectrices. Chacune d'ailleurs, semblait trouver en ce merveilleux ouvrage comme une résonance avec les propres parois de son cœur, une découverte introspective et profonde des confins d'une part de leur âme la plus innée, et qui leur semblait être demeurée trop longtemps depuis, enfouies en elles jusque là.

"Que c'est instructif !" s'exclama l'une.

"-Comme c'est enrichissant !" argumenta une autre.

"-Et si bien expliqué !" renchérit la dernière.

De si sincères adjectifs n'auraient su se voir niés par qui que ce soit, pas même, la sœur d'Alice, Madame de Réan, et Tante Em, elles installées à une table non loin, à côté du saule sous lequel s'étaient établies les fillettes; le lascif feuillage estival de ce dernier les ayant dispensées du calme éclat des derniers baisers de Rê.

"Alice ? Alice ?" appela soudain l'aînée de celle-ci, sa voix s'élevant dans le crépuscule moelleux, bien qu'emprunte d'une rigueur trop dure pour un jour si doux. "Alice ?" recommença-t-elle plus fort. "Il me semble que le tea time est fini depuis longtemps ! Que toi et tes camarades faîtes donc encore à table ?" Ces paroles se trouvèrent d'ailleurs approuvées et complétées en des mesures plus ou moins identiques par Tante Em et la Madame de Réan, chacune appelant à leur tour :

"Dorothy ! Il ne faut pas abuser de l' hospitalité des autres, c'est très impoli !"

"Sophie ! Quittez donc la table immédiatement, ou vous n'aurez plus faim pour le dîner !"

"Oh ! Mais qu'allons-nous faire du livre ?" souffla Sophie à ses camarades d'une voix désemparée, autant qu'inquiétée des bruits de pas des adultes se rapprochant d'elles à une allure non négligeable.

"-L'une d'entre nous devrait le garder avec elle, mais qui dans ce cas ?" murmura Dorothy avec un certain tracas dans la voix, causée par la même crainte que celle éprouvée par Sophie.

"-Non, répliqua aussitôt Alice, si l'une d'entre nous le garde rien que pour elle, ce ne serait pas juste. Voici ce que nous allons faire plutôt." Et sur ces mots, elle entreprit d'arracher à toute vitesse les quatre pages du chapitre 26, en flanqua deux dans la poche avant de son tablier, et en confia une à chacune de ses camarades. "Nous allons cacher le livre sous la table au moins jusqu'à ce soir, en espérant que les adultes ne le trouveront pas. Voici les pages du chapitre que nous lisions, pour vous et pour moi : si nous les dissimulons proprement, nul ne se doutera de rien, et nous pourrons les lire à loisir de notre côté. A la nuit tombée, nous reviendrons ici, et nous pourrons reprendre notre lecture, pourquoi pas même nous essayer aux charmants enseignements prodigués par ce clairvoyant ouvrage !

-Oh, c'est une merveilleuse idée !" s'exclamèrent Dorothy et Sophie d'une même voix, d'ors et déjà impatientes d'être envoyées au lit afin de ne pouvoir s'en éclipser que plus rapidement. Mais l'heure n'était pas encore tout à fait aux rêveries nocturnes et aux songes d'escapade, sitôt...

"Alice ! Mais enfin, qu'est-ce qui peut bien te prendre autant de temps ?" piqua la voix aigre de sa sœur entre les verts feuillages du saule.

"-Rien, rien !" répliqua celle-ci en incitant Dorothy et Sophie (qui toutes deux avaient également dissimulé leur extrait de chapitre dans une poche de leur tenue) à se montrer, tandis qu'elle coinçait à toute vitesse le Petit manuel de mauvaises manières et autres civilités à usage des petites filles sages et rebelles dans un coin sous la table, et le dissimulait de son mieux en rabaissant la nappe blanche et rapprochant les chaises au maximum de sorte à ce que rien ou presque ne soit à suspecter.

"Les amies, je crois que c'est encore bien des découvertes incroyables qui nous attendent pour ce soir...!" chuchota Alice en rejoignant d'un petit trottinement guilleret la compagnie de ses amies et de ses aînées; tandis que le soleil de six heure étirait dans le ciel vermillon les tous derniers rayons de son règne diurne passé, qui déjà cédait sa place, humble et dolent, à la régence nocturne du crépuscule, servile vassal préparant l'arrivée de la lune.

FIN

A Orléans, le 29/06/2020

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