Nous l'avions tous lu dans le journal : nous nous en souvenions parfaitement, et cela nous avait vraiment laissé pantois et interloqués pendant un long moment, ou nous ne fûmes capables de rien d’autre si ce n’est de tous nous fixer les uns les autres avec des yeux ronds de poisson mort, et la bouche ouverte suivant cette métaphore. Tout d'abord, le papier sur lequel les nouvelles étaient imprimées, et c'est la première chose qui nous interpella, car il était rose au lieu d'être blanc, n’était non pas blanc, mais rose; ce qui tout de même était d'un genre assez unique, à considérer que du papier journal pu un jour avoir une couleur autre que le blanc : en ce cas du rose. Un papier assez fin d'ailleurs, plus fin même que d'ordinaire comme le fit remarquer Joe la Truite, qui le tenait d'une main, et aussi par Betty Magique, qui le tenait d'une autre main, ce appuyés dans le fond par Ulric U, et Fifi la Droguée (nous étions chacun l'un de ces quatre là). Mais pourquoi le papier journal d'aujourd'hui était-il aussi fin, et d'ailleurs, pourquoi rose également ? N'aurait-il pu être uniquement rose ou fin ? Les mains de Joe la Truite et Betty Magique étaient toutes moites à cet instant, il faisait dehors une chaleur à en décourager les bédouins de sortir. Au moins quarante-quatre degré sur le thermomètre cassé, nous étions entassés dans une petite baraque toute croulante dans son genre, en bois et en rêve faîte; sans doute que ceux qui l'ont construit avaient des rêves, sans doute que dès lors nous la squattons plus ou moins de notre propre rêves et de nos gentilles petites masses charnues, sanglantes, nerveuses et graisseuses en toute mesure que cela se puisse. Donc, nous avions chauds. A vrai dire, nous transpirions tant qu'on aurait pu en remplir des bouteilles, de notre sueur. En dépit du goût à n’en pas douter saisissant, cela nous aurait probablement réhydratés. Quelle chaleur tout de même... Dans l'évier puant, Fifi la Droguée avait jeté son tourne-disque et posé un vinyle dessus, et qui maintenant tournait comme un forcené, crachotant les meilleurs single de notre album fétiche : 'Trout Mask Replica'. Complètement psychotique, ce gros titre. A moins que ce ne soit le rythme psychédéliquement ahurissant de Frownland, le premier titre du disque, qui n'accentua cet effet ?

"Je vais faire du café." murmura Ulric U en se levant, la nouvelle encore partiellement digérée.

"-Fais-le avec des bulbes rapides." indiqua Betty Magique à la volée, qui n'avait toujours pas lâché le journal.

"-Des bulbes rapides ?" répéta Ulric U d'un air interrogatif.

"-Elle veut dire Pena." clarifia Joe la Truite. Ulric U hocha ainsi la tête, émettant un petit "Ah." compréhensif. Trout Mask Replica lisait maintenant When Big Joan Sets Up. Il est possible qui nous appréciions tous la musique, bien que nous n'étions certainement pas de grands amateurs de rock, d'indé, ou encore de jazz dans le groupe. A une exception ou quatre peut-être.

La nouvelle du jour était imprimé en noir sur le papier rose trop fin qui s'humidifiait dangereusement à cause des mains désormais vraiment poisseuses de Joe la Truite et Betty Magique. Nous étions fatigués, tout était écrit trop petit et nous épuisait les yeux, même les gros titres. Bien évidemment, la chaleur n'aidait en rien. Le gros titre en question portait sur des bulbes rapides, d'où la sage réplique de Betty Magique. Voilà pourquoi il s'agit de la première chose que l'on eût lu.

FIN ?

A Orléans, le 09/03/2020