Les vagues

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Ce que vous vous apprêtez à lire est la traduction en français d'une nouvelle originellement écrite en anglais par mes soins, ce dans le pur désir de me compliquer la vie. Enjoy your reading!

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"Ferme les voiles, gamine, la tempête approche, dit-elle. Quand t'auras fini, rejoins-moi dans la cabine." J'obtempéra, et commença à escalader avec précision les cordages du mat, noués contre celui-ci en une échelle rêche à la largeur décroissante.

"J't'ai pas entendue !" cria-t-elle soudainement, sa voix poussée jusqu'à mes oreilles par le vent vif en provenance de l'Est.

"-Oui, m'dame." dis-je. Elle maugréa suite à cela quelques paroles que je ne puis entendre depuis ma position, et finit par quitter le pont du navire, se recluant alors dans cette espèce de petite pièce brinquebalante qu'elle avait à cœur de nommer de puis le premier jour notre cabine. Une faible étincelle de lumière apparût alors derrière la misérable et crasseuse fenêtre de notre baraque, qui ne l’était pas moins. Je ne savais pas que nous avions encore des bougies...

Le vent et la pluie ne sont plus une simple prédiction météorologique, désormais. Maintenant ils mouillent ma peau, mes vêtements, et secouent de cents tremblements ma chair et mon squelette. Le vent et la pluie sont bel et bien là désormais, les vagues aussi, bombantes et bruyantes. Elle a raison. La tempête approche. Maintenant, il faut que j'y ailles. A 'la cabine'.

Elle était assise sur un tabouret en bois lorsque j' entra, d'ors-et-déjà trempée et frigorifiée.

"T'as pris ton temps. T'as jamais fermé une voile avant ça, gamine ?" me lança-t-elle, à demi sarcastique et à demi sérieuse.

"-Non, m'dame, dis-je.

-Non quoi ?" Ses pieds étaient posés sur une petite table où gisaient deux assiettes, deux verres vides et crasseux, une bougie déjà en partie fondue, un paquet de biscuit entamé, et une grande bouteille de gin.

"-Non, j'ai déjà fermé une voile avant, m'dame, lui dis-je sans bouger de ma position.

-Hé bien, on dirait pas ! Maintenant, reste pas plantée là comme une idiote ! Les haricots sont prêts, sers-les !" Je fis quelques pas à travers la cabine, qui se trouvait n'être rien de plus qu'une minuscule salle vieille et puante, grinçante, pourrie de toute part, et qui par une méchante infortune nous servait à la fois de chambre et de salle à manger. Je la déteste. Dieu sait que je déteste cette misérable bicoque si fort...

Mais alors que je m'apprêtai à saisir la marmite sur le fourneau, elle frappa mon dos du bas de sa canne incrustée de métal en ses extrémités, déclarant d'une voix rauque :

"J't'ai pas entendue." Elle ne m'entends jamais.

"-Oui, m'dame." Et je servis le dîner.

Nous mangeâmes en silence. Les haricots blancs étaient secs en dépit de la sauce tomate, de même pour les biscuits. Je n’ai pas le souvenir d’un jour ou ils ne l’aient pas été : farineux et étouffants. Elle, apparût ne rien avoir à me dire, et il s’en révéla de même pour moi. Du fond de notre petit trou à rat crissant et gémissant sous les assauts des éléments, nous mangeons et nous buvons silencieusement, calmement, attentives au son des VAGUES, de la pluie, du vent, eux tourmentant sans répit notre navire : le Fou. Quel nom ridicule pour une embarcation ridicule dans cette ridicule situation qu'est la nôtre... En effet, la tempête approche. Et la nuit...? ...Présage d'être longue.

"Dis-moi, gamine… commença-t-elle, profitant du fait de ne pas encore être complètement ivre pour l’instant. C'est quoi ton p'tit nom ?" Ne lui ais-je jamais dit ? Nous sommes seules sur le Fou depuis deux semaines maintenant. Comment sommes-nous seulement parvenues à communiquer sans même qu'elle ne connaisse mon nom ?

Le siens était Jean Hammon. Capitaine Jean Hammon. Peut-être une charmante jeune femme dans ses belles années, mais maintenant, rien de plus qu'un vieux petit bout de femme toute fripée, rabougrie par le temps et les marées, et possédant une étonnante chevelure grise, rêche et filasse éparpillée en paquet mèches hirsutes et chaotiques, pareilles à autant de cordes trop usées, et deux petits yeux vitreux et ternes. Elle était grande, incroyablement grande : grande comme une gigantesque montagne de chair décrépie et affaissée; et elle sentait le sel. Son odeur me piquait toujours le nez. Quand à sa voix, elle n’avait d’autre sonorités que celle d’un coassement abyssal.

"Daniels. dis-je dans un souffle.

-Ton nom chrétien." Son regard aiguisé me coupa l'envie de mentir, comme je m'y apprêtais pourtant.

"-Misery." Elle posa sa cuillère pleine de haricots tièdes et saisit tranquillement la bouteille de gin pour m'en servir un verre. Elle ne se fit pas non plus prier pour s’en servir un autre.

"-Hé bien, Misery Daniels, t'est pas bien causante, pas vrai ?" Je ne répondis pas. Qu'aurais-je pu répondre à cela de toute manière ? La Capitaine but une gorgée et m'invita à en faire de même. Peut-être ne suis-je effectivement pas très bavarde, sans quoi je lui aurait probablement dit que je ne tiens pas l'alcool.

"Moi, j'm'apelle Fanny. Cap'taine Fanny Burgles.’’ dit-elle. Menteuse. Ton nom est Jean Hammon, tu mens. Capitaine Menteuse s'envoya une nouvelle gorgée.

"Dis-moi, Misery... Qu'est-ce qui a bien pu amener une fille comme toi ici, sur ce navire, au milieu de nulle part ? C'est pas courant de voir des femmes marin.

-Une fille comme moi, m'dame ?

-Ouais, une petite beauté comme toi !" Muette je demeura.

"-Il faut bien gagner sa croûte, répondis-je-je finalement après un bref silence.

-Pourquoi est-ce que tu travailles pas là où ton joli minois peut te rapporter bien plus ? Si tu vois c'que j'veux dire...!" Je voyais bien ce qu’elle voulait dire. Et décidément, elle ne sait vraiment pas comment faire un clin d’œil sans paraître incroyablement gênante... Cependant, elle apparût avoir une bien plus large expérience concernant l’ingestion de larges quantités de boissons alcoolisées, à considérer son verre déjà vide. Notant que je n'avais pas touché au miens, la Capitaine me lança soudainement un regard si méprisant que je jura qu’elle ne devait le réserver qu'à ses pires ennemis. Assurément, je n’en fus guère rassurée.

"On aime pas le gin, Misery Daniels ?

-N-Non m'dame...

-J'tai pas entendue !

-Non, madame.

-Pourquoi t'aimes pas le gin, Misery ? Sur la mer, le gin est ton seul ami, ça ! Ça ! Heh, crois-moi... Pas ton équipage, pas tes amis, pas même ta propre couenne ! Nan, nan... Le gin, Misery, seulement le gin ! Rien de plus, oublie le reste ! Oublie, oublie, tout sauf le gin ! Et maint’nant, bois !" Mon regard se fixa premièrement sur elle, puis sur mon verre, rempli au tiers. Deux fois. M'dame la Capitaine, je ne peux pas boire car cela me donnerait d'horribles nausées, aurais-je aimé lui dire. Mais je ne me prononça pas. Pas une seule fois. Alors, je bus. Une gorgée je bus, en effet : celle-ci me confirma bien un goût aussi atroce que celui que j’avais supposé au liquide.

"J'vais finir pour toi, donne !" dit Jean, qui remarqua probablement ma moue dégoûtée dès la boisson entrée en contact avec ma langue.

"T'est une bonne fille, Misery Daniels. Une bonne fille, obéissante..." marmonna-t-elle à la volée en finissant rapidement mon verre, et s'en resservant immédiatement un autre.

"C'est bien." Si vous le dites, Capitaine...

"Tu pouvais pas supporter de rester à la maison et prendre soin des mioches, hein ?" demanda-t-elle en riant fort à sa blague, qui n'en était pas vraiment une. Une VAGUE frappa le Fou à cet instant précis, plus forte encore que toutes les autres qui lui précédèrent, et fit violemment tanguer notre embarcation.

"-Je n'ai pas d'enfants.

-T'est vierge ?

-Non.

-T'est mariée ?

-Oui.

-C'est quoi son p'tit nom ?" Il me fallut un instant pour répondre, les mots ne daignant pas sortir de ma bouche au début.

"-James.

-James Daniels ?

-Oui.

-Et t'aimes James Daniels ?

-Je suppose." Fin de la conversation.

"-Et vous ? Vous avez des enfants ?" lui demandai-je alors, surprise de ma propre capacité à entretenir une conversation pour laquelle je ne portais jusque là qu'un intérêt pour ainsi dire, inexistant.

"-Moi ? Répondit Jean d’une voix évasive. Nan, nan. Trop de problèmes d'avoir des marmots...

-Vous êtes mariée ?

-Héhé, regarde-toi, Misery ! On commence enfin à avoir une conversation digne de ce nom ! Mais non, j'suis pas mariée. J'ai aimé, ah ça ! Dans mes jeunes années, ouais, j'ai aimé ! Mais c'est fini, tout ça..." marmonna-t-elle rêveusement. Un bref silence s'en suivit. La Capitaine sourit et me demanda alors, la voix piquée d'un je-ne-sais-quoi de vexé :

"Tu vas pas me demander son nom ?

-Son nom ?

-De la personne que j'ai aimée !’’ Franchement, comme si cela m’importait...

‘‘-Est-ce important ?

-Ah, allez Misery, quoi ! T'est pas curieuse de savoir ? Allez gamine, demande-moi ! Demande-moi nom de Dieu !" La Capitaine ne s'envoya pas un, mais bien deux verres de gin supplémentaires coup sur coup. Était-elle finalement ivre, maintenant ? Oh, comme elle peut être pathétique lorsque l'alcool lui monte au cerveau et la saoule toute entière... Moi, j'en sais beaucoup sur elle, précisément car elle ne sait jamais tenir sa langue sous l'influence de la boisson. Mais, sait-elle seulement que je sais ? Hé, voilà le son d'une vague...

"Il s'appelait ?" lui demanda-je finalement, sans pour autant m'intéresser à la réponse qui suivrait.

"-Eloïse Guts !" clama-t-elle avec fierté. Non Capitaine Menteuse, tu mens encore. Tu m'as dit l’autre fois que elle était un il, et que son nom était Quentin Burgles. Mais peu importe. Je ris légèrement, car, en voilà un nom amusant...

"Je savais pas qu' tu pouvais rire." argumenta la Capitaine tout en plongeant un biscuit dans un nouveau verre de gin, qu’elle venait de se verser.

"-Désolé... dis-je en cachant rapidement mon sourire. Elle en avait ?

-De quoi ?

-Des guts ? " Ce fût son tour de rire.

"-Ha ! T'est plus drôle que t'en a l'air, Misery Daniels ! Eloïse ? Ah, ça ! C'était une femme de la mer, comme moi ! Belle comme une sirène, rusée comme une pieuvre, forte comme un requin..." La liste s’allongea durant un certain temps.

Vague.

Elle poursuivit, mais entendis-je seulement ses mots ?

Vague, vague, j'entends les vagues...

Capitaine Menteuse (Fanny Burgles, Jean Hammon, demain ce sera Stacey Humpkin, Tina Lincoln le surlendemain, et cetera, et cetera) pourrait-elle comprendre ce qu'il fait non pas d'entendre, mais d'entendre les vagues comme moi ? En tant que femme de la mer, comme elle aime si bien le dire, je suppose que sa réponse serait oui. Mais ce oui signifierait qu'elle peut, en effet, entendre les vagues. Elle entends, certes, comme absolument tout le monde, excepté les pauvres dispensés de toute faculté auditive peuvent entendre. Elle entends. Mais entends-t-elle ? Je ne sais pas. En vérité, je pense que non. Non, enfin, peut-être en suis-je sûre ? Au moins, aussi sûre que d’avoir cette certitude de savoir, le savoir, de savoir que j'entends les vagues. Les vagues ont tant à dire et elles me disent tant, mais, ais-je seulement le plus infime souvenir d'un moindre mot qu'elles m’aient délivré ?

D'aucuns disent des vagues qu'elles sont tel des démons aquatiques, viles et cruelles, tandis que d'autres soutiennent au contraire qu'elles sont aussi calmes et douces que les caresses de la blanche écume sur le sable brun des plages isolées. C'est d'une vraie drôlerie, tous ces petits bavardages insignifiants, que ceux qui n'ont jamais proprement entendu les vagues peuvent avoir occasionnellement à leur propos : de ces énormes et tout-puissants, gargantuesques bras aquatiques soulevés depuis les plus sombres profondeurs des eaux mystérieuses, mers et océans indomptables auxquels certains ont pourtant dédiés leur vie. N'est-elle pas touchante, la naïveté de ces hommes et femmes ayant dévoué leur corps et leur âme à ce qu'ils ne comprendront jamais ? N'est-ce pas cruellement délectable ? Les seuls pouvant y comprendre quoi que ce soit sont ceux dont le temple de Poséidon est maintenant le mausolée.

Moi, je comprends. Oui : et même beaucoup que le Capitaine ne le pourra jamais ! Je comprends car j'entends; oui, et qu'entends-je ? Vagues, ô tantôt doux, tantôt impétueux hurlements ayant avalé une vie mortelle pour offrir une toute nouvelle chair d'eau et de sel à ces pauvres et braves âmes jetées en pâture aux infants d'Amphitrie ! Quel être vivant sur cette mer, n'importe quelle mer, n'importe quelle terre, pourrait-il comprendre cela mieux que ces êtres feu dévorés vifs par les vagues affamées ? Ceux pouvant entendre les vagues.

En attendant, la Capitaine vient d'achever un long monologue à propos d'Eloïse Guts, le tempérament d'Eloïse Guts, les humeurs d'Eloïse Guts, le corps d'Eloïse Guts, en soit, tout ce qu'elle sait à propos d'Eloïse Guts, tout ce dont elle peut se souvenir d’Eloïse Guts.

De quoi me suis-je souvenue ? Cela n'a guère d'importance. Maintenant, le Fou est malmené de toute part par les vagues, et elles crient ! Pauvres âmes dans ces vagues ! Oh ! Pauvres trépassés !

Elles crient ! Oui, les vagues, oui, oui, les infortunées victimes des impitoyables naquis de la furie des mers et des océans ! Qui d'autre entends les vagues ?! Oh ! Moi, je vous entends, je vous entends, ô démons ! Que tentez-vous de me dire ? Quoi ? Parler plus fort ? Ha ! Ne me dites pas que vous n'entendez rien comme Capitaine Menteuse ! Hé là ! Quoi ? Que dit-elle ? Qu'avez-vous à me dire, Capitaine Jean-Fanny Hammon-Burgles ? Oui, OUI je vous entends, mais vous, vous n'entendez jamais rien ! "J't'ai pas entendue !" comme vous le dites si souvent, hein, hein ?! ET MAINTENANT CAPITAINE, VOUS M'ENTENDEZ ?! Vous avez du gin dans les oreilles peut-être ? Le seul ami du marin comme vous disiez, hé bien ! Vous parlez d'un ami ! VOUS M'AVEZ-ENTENDUE, CAPITAINE ?! Dieu ce que vous êtes ridicules une fois deux bouteilles de gin dans le sang ! Ah, Capitaine ! Je hais 'la cabine', je hais le Fou, et je crois que je vous hais ! VOUS ENTENDEZ, CAPITAINE ?! ENTENDEZ-MOI ! Entendez-moi, pauvre cinglée ! Car je suis de ceux que l'on entends ! Je suis vague ! Capitaine Menteuse ! Je ! Suis ! Vague ! Je suis les vagues! Je suis les morts dans les vagues, je suis une âme dans la mer ! Allez le dire à James Daniels, Quentin Burgles, Eloïse Guts, oui, nous sommes les vagues, nous sommes les défunts des mers et des océans ! Entendez-moi ! Entendez-nous ! ENTENDEZ-NOUS du fin-fond des sept mers, vous, vieille Capitaine Menteuse que vous êtes, car vous êtes seule maintenant ! Vous et votre misérable Fou, et votre misérable gin ! Puissent-ils vous sauver, perdue dans notre furieuse tempête ! Priez si vous êtes croyante, allez-y ! Allez, allez ! Essayez donc : cela ne vous sauvera pas !

Mais ne vous en faîtes pas, Capitaine.

Dès l'instant ou vous nous rejoindrez, vous verrez : vous entendrez les vagues à votre tour. Il n'y aura plus de Fou, plus de Jean Hammon ou de Fanny Burgles, il n'y aura plus également de Quentin Burgles ou d'Eloïse Guts, ni même de Misery Daniels ou de vous-même.

Dès l'instant ou vous nous rejoindrez, vous saurez nous trouver. Et alors, vous verrez : vous entendrez les vagues à votre tour.

FIN

A Orléans, le 28/12/2019

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