Alabama Diploma

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America vivait avec un embêtement : un embêtement intolérable et secret qui lui pesait sur l'estomac autant que la conscience, un embêtement qui au masculin se nommerait Tenesse ou Washington, qui au féminin peut-être s’appellerait Louisiana ou Carolina, et certainement pas Dakota ou Indiana comme l'avait pourtant suggéré avec une insistance manifeste son frère, Ken. Il se pouvait que Ken ait d'ailleurs été une cause de cet embêtement tout à fait gênant pour la pauvre America, mais jamais ne s'était-il revendiqué comme tel quand sa sœur lui exigea des explications. Seulement voilà : elle ne pourrait dissimuler cet embêtement éternellement, et viendrait fatalement un moment ou cela se remarquerait, ou America ne pourrait plus cacher ni garder secrète la nature de ce fâcheux accident qui survint entre elle et Ken il y a deux mois déjà. Les larmes lui montaient encore lorsqu'elle y repensait, car jamais n'aurait-elle imaginé son propre frère manipuler avec une telle aisance son jugement et ses actions, bien que jamais n’eût-elle pensé un seul instant que Ken puisse être d'un acabit moral si vil avant que l'embêtement ne lui soit imposé par la force fraternelle. Il était, de ce fait, parfaitement compréhensible que les pleurs viennent à quiconque dont on se joua de la sorte, et la pauvre America n'échappa pas à cette vérité tristement universelle. En conséquence de quoi pleurait-elle souvent, ce qui naturellement alerta proches et professeurs. A son âge néanmoins, l'on jugea les brusques changements d'humeurs auxquels sont parfois soumis les jeunes gens subissant de nombreuses brusqueries hormonales comme un facteur tout à fait commun à ces petits épisodes larmoyants. Ainsi n'y prêta-t-on aucune attention particulière. Pourtant, America ne pouvait se résoudre à démentir ce savant diagnostic et exprimer les faits concernant son embêtement : elle l'avait promis à Ken, sous la menace d'un double embêtement. Aussi se fit-elle très obéissante à la volonté de son frère et garda le silence.

America vivait avec un embêtement fort problématique, nous l'avons déjà dit. Or, depuis maintenant deux mois que celui-ci était entré en elle par la force de la mauvaise localisation au mauvais moment (plus ou moins), il était certain pour America que bientôt sa présence ne tarderait à se faire visible, ce qui fatalement finirait par lui impliquer quelques embarras auxquels elle n'osait même pas songer, bien trop tourmentée par le présent pour songer à un futur qui de toute évidence ne se présageait que pire encore si l'embêtement était amené à perdurer. Ken, en ce qui le concernait, semblait au contraire ravi qu'il perdure. Mais America en était quand à elle venue à la résolution qu'en dépit de tout ce avec quoi son frère pu la maintenir sous les verrous de sa bassesse aussi longtemps, la situation présente n'était plus acceptable, et nécessitait un arrêt pur et net. Cet embêtement si problématique, il lui fallait s'en désister, sans quoi la Nature le ferait à sa place. Mais ce ne serait alors qu’au bout de plusieurs mois, ceux appartenant à ce fameux futur auquel America faisait preuve d'exténuants efforts pour ne pas y penser. Aussi prit-elle une décision radicale, et, pour ainsi dire, parfaitement à l'insu de Ken, et faisant de surcroît preuve d'étonnants stratagèmes pour que jamais il ne vienne à en être informé. Elle avait été mise au fait d'une aide généreuse qui pourrait la désister de son pesant embêtement suite à une petite, vraiment, toute, toute petite annonce tassée à la page 15 du quotidien local : une disant à ceux qui auraient l'habilité de la lire (ce qui pouvait nécessiter une loupe ainsi qu'une patience toute particulière) de retrouver Virginia en cas "d'embêtement". Virginia qui, à en croire le journal, se faisait trouvable par tous temps et à toute heure, à l'adresse que s'empressa de noter America là où elle serait sûre que jamais Ken ne pourrait la lire. Aussitôt, un tendre espoir naquit comme un bourgeon printanier dans le cœur d'America, trop longtemps terni par les frimas tortionnaires de la dure fatalité de son existence : si elle parvenait à rencontrer la fameuse Virginia, alors, se pourrait-il que son embêtement puisse lui être désisté ?! Cela semblait presque trop beau pour être vrai, mais pourtant America ne pouvait s'empêcher de fantasmer sur cet idylle. Oh, c'était décidé : quoi qu'il lui en coûte, elle irait voir la fameuse Virginia, et le plus tôt serait le mieux !

Ce qu'elle fit. Le lendemain même, à vrai dire.

Tôt dans la matinée, assez tôt pour que les habitants de la maisonnée soient encore tous endormis, America avait descendu les escaliers à pas de loup, enfilé ses baskets et sa veste, bien vérifié que Ken n'était pas derrière son dos, et s’était empressée de filer avec plus de rapidité et de furtivité qu'une souris fuyant à toute vitesse la tanière du chat. A cinq heures du matin, elle se retrouvait dès lors à l'adresse indiquée dans l'annonce. Cependant, quelle ne fût alors pas sa surprise que de faire face à rien d'autre qu'une ruelle exiguë, sombre, crasseuse et malodorante ! Le sol était encore tout boueux de la pluie d'hier soir, et il régnait dans l'air un parfum tout particulier, émané de ce qui semblait être un mélange de tabac, d'alcool fort et d'urine, le tout couplé à cette odeur plutôt inqualifiable mais pourtant bien caractéristique que l'on pouvait sentir dans les cabinets médicaux. America pensa raisonnablement s'être trompée de lieu lorsqu'elle fit face à cette allée de misère serpentant sous ses yeux désemparés comme une cicatrice noire et croûtée en ce corps qu'était la jolie petite ville qu'elle se voyait habiter. Elle fût même, à vrai dire, sur le point de rebrousser chemin quand une jeune demoiselle à l'allure très négligée et fatiguée, probablement vieillie par sa seule apparence plutôt que son âge véritable, et qui jusque là se chauffait près d'un brasero improvisé sur une poubelle s'approcha d'elle, et débita quelques mots teintés d'une abominable exhalaison de tabac rance et de soupe en boîte :

"T'viens pour Virginia, poupée ?" demanda-t-elle d'une voix massacrée par toutes les substances propres à lui provoquer une telle friture vocale, et qu'elle devait consommer en abondance. Abasourdie tant par l'allure si peu avenante de cette supposée clocharde que par la clairvoyance de sa question, America eût à peine le temps de digérer cette interrogation que la miss renchérit toute seule :

"Si oui, t'est au bon endroit. Sinon, dégage !" En conséquence de quoi, America parvint seulement à murmurer d'une voix très faible et tremblotante que oui, elle venait effectivement pour Virginia. La demoiselle plissa alors les yeux, frotta d'une main noircie de crasse son menton, sur lequel apparaissait encore très nettement le vestige d'une cicatrice verticale lui labourant le bas du visage jusqu’au cou, et fixa alors le ventre d'America d'un regard appuyé.

"Pour un embêtement, j'présume ?" Et, suite à la réponse positive qu'elle obtint, elle ne se fit ainsi pas prier pour pousser America plus profondément dans la ruelle, et réclama, après avoir vérifié qu'aucun mauvais œil (celui de Ken par exemple, comme le redoutait Amercia en son fort intérieur) ne les épiaient :

"Tu payes en quoi ?" Elle se sentit presque aussitôt le besoin de préciser, face au mutisme apeuré de son interlocutrice : "En argent, en service, ou en nature ?" Trop peu sûre d'elle pour prononcer le moindre mot face à ce personnage qui lui inspirait de moins en moins confiance, America du faire preuve d'un effort colossal pour parvenir à susurrer, la voix vacillante au possible :

"-E-En...s-service...?" Il avait été très idiot de sa part, pensa-t-elle sur l'instant, d'imaginer qu'un désistement à son embêtement aurait été accepté gratuitement. Aussi regrettait-elle de ne pas avoir supposé cette éventualité, et d'être partie avec uniquement quelques piécettes sur elle, à peine de quoi acheter un soda ou un snack aux distributeurs alentours. Elle savait tout autant malgré son âge, ce que payer en nature signifiait, et avait de ce faire une très raisonnable envie de ne jamais avoir recours à ce genre de paiement. Ainsi l'opportunité du 'service' (quoi qu'elle ne savait absolument pas en quoi il pourrait constituer) lui parût la plus appropriée à rémunérer comme il se doit le service qui, elle l'espérait, lui serait rapidement rendu. La clocharde lâcha alors le col d'America, qu'elle avait jugé nécessaire d'empoigner pour bien se faire comprendre, et fit alors signe à celle-ci de la suivre plus profondément encore dans la ruelle.

"Alors viens, poupée, grogna-t-elle dans un râle subitement provoqué par une quinte de toux grasse. Virginia t'attends." Ainsi s'engouffrèrent-elles dans les profondeurs les plus extrêmes de la longue plaie toute purulente de saletés et de mauvaises odeurs, lesquelles n'eurent de cesse de gagner en présence comme en intensité au fil de leurs pas.

"Doc', une nouvelle élève est là pour son diplôme. Un embêtement qui vaut bien un B, elle t'paiera en service, vu ? Le plus tôt s'rait l'mieux, quoique. La miss a l'air du genre intello, j'suis sûre qu'elle retiendra bien la leçon si t'acceptes." furent les étranges paroles -très probablement codées- que la douteuse accompagnatrice d'America tint devant une vieille porte en bois délabrée et taguée de partout, tantôt moisie par endroits, tantôt trouée par d’autres. Aucune réponse ne lui fût rendue si ce n'est l'ouverture imminente de cette même porte, de laquelle surgit une individue à l'allure tout aussi singulière que celle de la clocharde, si ce n'est plus. La fameuse Virginia, pensa America en déglutissant bruyamment et distinctement bien malgré elle, et commençant de plus en plus à douter de son choix qu'avait été celui d'avoir recours à l'aide d'un tel personnage...

Virginia fit quelques pas sur le perron, la mine affreusement blafarde et les yeux enfumés saupoudrés d'un mélange de maquillage charbonneux sur le dessus, et de cernes protubérantes sur le dessous. Trop maigre, elle avait davantage l'air d'un squelette sur lequel on aurait greffé quelques organes et rapiécé quelques bouts de peau par-ci par-là avant de lui faire enfiler un bermuda trop grand, et un débardeur trop court.

"Doc... C'est un sacré nom, ça..." souffla-t-elle sans démordre de sa cigarette roulée à la main, dans une voix au moins aussi affreuse, si ce n'est plus rouillée et détraquée encore, que celle de la clocharde, et qui émanait la même odeur distinctive de tabac rance et de soupe en boîte (une du genre où l'eau aurait été coupée avec de la bière).

"Texas ! s'écria-t-elle en renversant son corps vers l'arrière, peinant comme jamais à se maintenir dans une position droite. Doc, doc, doc... Mon métier, pas mon nom ! Je ne suis pas mon métier que je sache, j'veux pas qu'on me nomme par ma profession..." Et elle rota. Après quoi, la dénommée Texas qui avait amené America jusqu'à Virginia posa une main cornée sur l'épaule droite de la jeune fille, et argumenta face à sa comparse :

"-Ouais Virgi', ouais. T'as bien raison. Le nom fait pas l'métier, l'métier fait pas le nom...

-Heh, penses-tu ! J'ai pas fini prem's de ma promo' pour rien." Les deux échangèrent un grand rire décomplexé qui eût pour seul effet de mettre la pauvre America encore plus mal à l'aise qu'elle ne l'était déjà. Celle-ci, au vu de l'allure et de l'attitude plus que douteuse de ses étranges interlocutrices, songea même un instant à se défiler en douce, mais la question que lui posa aussitôt Virginia la ramena à la dure réalité; lui faisant ainsi réaliser qu'en cette situation qu'était la sienne, et avec cet embêtement qu'était le siens, Virginia restait la seule aide à laquelle elle puisse espérer avoir recours...

"Qu'on se comprenne bien, poupée... murmura-t-elle d'une voix qui sonna comme un crissement d'ongle sur un tableau noir lamellé de petites cavités. ...Tu viens pour un embêtement, hein ? Du genre..." Elle lui souffla à l'oreille la raison précise pour laquelle America avait décidé de son plein gré de se retrouver ici, en ce jour et à cette heure. Ce à quoi la jeune fille hocha timidement la tête, et Virginia lui ébouriffa les cheveux; se décidant finalement à enfin abandonner le morceau de papier mâché calciné qui par le plus grand des mystères parvenait encore à lui servir de cigarette.

"Alors t'est au bon endroit. Viens, perdons pas d'temps. L'temps est précieux, comme dirait l'autre. On va s'y mettre tout de suite, et dans une heure ou deux, se s'ra plus qu'un mauvais souvenir, va." dit-elle en souriant avant de diriger America jusqu'à l'extrême aboutissement de la ruelle.

"O-On ne fait pas ça à...à l'intérieur...? murmura America d'une voix si faible qu'elle-même s’entendit à peine, en désignant d'un regard la masure dont s'était extirpée Virginia.

-T'inquiète poulette, je suis une pro !" souffla celle-ci en ramenant derrière son oreille une mèche rebelle de ses cheveux roux complètement emmêlés, ce qui ne répondit pas à la question d'America pour autant. Derrière, la clocharde leur emboîtait le pas. Toutes trois parvinrent ainsi, au bout de quelques pas encore, à l'ultime aboutissement de la sordide allée, et qui se révéla ne résulter en rien d'autre qu'un vieux matelas maculé de tâches de pourriture et de sang posé à même le sol, 'caché' seulement, derrière deux grandes bâches d'un bleu tirant sur le gris, et suspendues sur ce qui s'apparentait à des cordes à linge. America tressaillit jusqu'au plus profond de ses entrailles.

"Allez poupée, on s'allonge." railla Virginia d'une voix plutôt tendre bien que rouillée, en incitant sa cliente à s'exécuter. Et tandis que America, précisément, s'exécutait, bien qu'avec une appréhension et une crainte à leur paroxysme, Virginia attacha ses longues mèches enflammées en une queue-de-cheval inégale et tonna : "Texas, bassine !" La clocharde aux exhalaisons de tabac et de soupe en boîte ramassa un récipient en plastique qui jusque là traînait par terre, le vida de son contenu, et alla y verser de l'eau fraîche, qu'elle fit couler avec tuyau d'arrosage relié jusqu'à l’intérieur de la masure par un subtil trou dans le mur. Après quoi, quand la bassine fût pleine, elle versa dedans une sorte de produit nettoyant, et fit mousser le tout avant de la présenter à Virginia, qui elle lava ses mains dans le liquide qui eût tôt fait de noircir.

"Enlève ce qu'il faut enlever, j'vais pas le faire à ta place, dit la docteure à sa patiente. Allez quoi, me r'garde pas comme ça ! Comment veux-tu qu'je travailles autrement ?" Il faut dire que l'expression faciale d'America à cet instant précis témoignait d'une inquiétude, et d'une incertitude si particulières, que quiconque ayant pu la voir à cet instant précis aurait été en droit de se demander si toute cette glauque entreprise était vraiment une bonne idée, bien que la plus abordable et discrète qui ait pu s'offrir à elle en une situation comme la sienne. Quand bien même... America, d'un geste peu assuré, fit tomber le pont-levis gardien de son intimité, protecteur d'une forteresse autrefois saccagée et maintenant en reconstruction. Enfin elle se coucha non sans appréhension sur la matelas délabré, expirant d'entre ses lèvres un tout menu et pourtant très inquiet soupir.

"Respire poupée, j'ai des doigts de fée. Tout va bien s'passer, lui sourit Virginia, dévoilant ses dents déjà jaunies par toutes les substances propres à leur apporter une telle coloration. "Maintenant, si tu veux bien écarter les pattes, qu'on commence...

-Le plus tôt commencé, le plus tôt terminé !" renchérit Texas la clodo-assistante en tendant à la docteure les outils chirurgicaux nécessaires à l'opération, qui dès lors ne pouvait aller vers d'autre voie que celle de son commencement ô combien redouté par la patiente.

"T'sais, poursuivit Virginia en analysant le terrain, t’as vraiment pas besoin d't'en faire, ma grande. Je suis médecin, une vraie de vraie ! (Enfin, étudiante en médecine, mais ça s'rejoint...) J'ai un diplôme, et tout l'bazar... (Enfin, j'étudie pour l'avoir, mais c'est du pareil au même...) Je sais c'que je fais. (A défaut, ça m'a pas empêché de l'faire plusieurs fois...) Donc vraiment...si tu pouvais arrêter deux minutes de couiner comme une girafe en plastique !" Et elle se mit au travail.

America vivait avec un embêtement. Un embêtement aussi secret qu'intolérable, et qui lui pesait sur la conscience austant que sur l'estomac. Mais qu'importe les décisions prises par Ken quand à cet embêtement tout à fait unique, et, en un sens précieux au sein d'une vie, il avait été décidé par America elle-même et non plus par Ken, que dans l'ordre de préserver sa santé physique et psychologique, et également celle du ou de la future Tenesse, Louisiana, Washington ou Carolina, cet embêtement devait être dépossédé de son corps et ses chairs : il devait la quitter, disparaître. America vivait dans le secret de cet embêtement depuis un peu plus de deux mois déjà, précisément le temps qu'il fallut à celui-ci pour définitivement devenir tout à fait intolérable, et ne lui fasse prendre conscience qu'elle devait s'en débarrasser. Aussi s’en était-elle remise après bien des questionnements au judicieux choix de, précisément, s'en débarrasser. Ainsi s'en était-elle donc remise aux compétences de Virginia et de son assistante, Texas, médecins diplômées de l'École de Médecine de... De... Médecins diplômées, comme elles l'affirmaient, de l'École de Médecine, et junkies-clochardes-alcooliques-etc du même acabit à plein temps. Quoique la petite annonce étouffée entre tous les titres sportifs et publicitaires de la page 15 du quotidien local avait précisé un 'Désistement d'embêtements et autres dans la plus grande discrétion', précisant par la même occasion les rémunérations demandées en fonction de ce que pouvait fournir le client, America se demandait cependant comment était-il possible, tout en expérimentant de sa personne les services si gracieusement proposés par l’annonce, que des médecins aux compétences affirmées comme Virginia et Texas, offrant une aide aussi considérable à des femmes dans la même situation qu’elle, n'aient pas droit à un plus grand espace dans le journal pour faire valoir leur entreprise. Ni pourquoi, d’ailleurs, l'adresse indiquée d’une taille aussi ridiculement petite, ne menait à nul autre lieu qu'une ruelle sordide dans l'un des quartiers les moins bien fréquentés ou reluisants de la ville, et qui appartenait pourtant, comme l'on pourrait s'y attendre au pays d'America, une bonne, charmante petite ville de banlieue, située à quelques kilomètres seulement de la capitale de l'Alabama : Montgomery. Les choses se seraient-elles exercées d'une autre manière si à tout hasard elle vécut en Géorgie, dans l'Ohio, la Louisiane, ou dans le Mississipi ?

"C'est fini poupée, tu peux ouvrir les yeux." La voix déglinguée de Virginia tira America du sommeil effroyable dans lequel elle était tombée, après avoir perdu connaissance. La peur des engins chirurgicaux semblait avoir supplanté celle de la douleur, et son corps avait ainsi opté pour le meilleur anesthésiant qui soit tout le temps de l'opération. Au moment ou America ouvrit enfin les yeux, la première chose qu'il lui fût donné d’apercevoir étaient les mèches orangées en folie de son médecin, suspendues au dessus de son visage cireux. "Est-ce fini...? Est-ce vraiment fini...?" pensa-t-elle alors, mais on lui répondit avant même que ces mots ne daignent sortir de sa bouche, comme si Virginia ou Texas avaient lu dans ses pensées.

"Le poussin a crevé dans l’œuf. On t'avait dit qu'tu risquais rien ! Nous sommes des pros." sourit Virginia en faisant rouler une cigarette entre ses doigts pleins de sang. Elle ajouta, sortant un briquet d'une poche de son bermuda à motifs militaires : "Félicitation, poupée ! Te voilà diplômée d'not' belle insitution !" Elle et Texas échangèrent une poignée de main particulière qui leur était propre en partageant un rire, mais les pensées d'America divaguèrent quand à elles vers d'autres préoccupations à cet instant même. Comme par exemple...

"Maint'nant, et si on parlait d'la ré-mu-né-ra-tion, hum ?" poursuivit Virginia, en détachant distinctivement chaque syllabe, et rappelant par la même occasion America aux présentes réalités.

"-La...ré...mu...né...ra...tion..." bredouilla America d'une petite voix atone. Et il vrai que tout travail mérite salaire, et qu'il lui fallait désormais témoigner de son remerciement à Virginia au moyen de 'services', dont elle ignorait pour l’instant toujours la teneur.

"-Ouais, chuchota Texas au creux de son oreille. Tu comprends poupée, qu'une école de c'genre, une École de Médecine, ça peut pas s'tenir tout seul. Ni s'financer, ni tout le reste, rien qu'à la bonne volonté. Mais te bile pas, va ! Maint'nant que t’es diplômée, tu vas voir : des tas d'nanas apportent leurs contributions à not' respectable institution. Beaucoup d'entre elles, comprends, ont trouvées ici de quoi exercer not' noble pratique et de la faire perdurer, pour peu qu'elles aient été comme toi un jour. " dit-elle en entraînant America par la main vers la sombre bâtisse de laquelle Virginia avait surgit avant le début des affaires. Elle poursuivit :

"T'est pas la première à payer en service. Beaucoup d'diplômées le font. Faut bien financer ses études, après tout ! Et toute demoiselle venue à bout de ses embêtements mérite diplôme, tu crois pas ? Les diplômées s'font rares en Alabama, mais not' école est là pour changer la donne. Pour cause qu'la donne doit changer, tu comprends ?" America ne comprit guère, mais hocha la tête comme si ç'avait été le contraire. Toutes deux se retrouvèrent à nouveau devant la même porte miséreuse : taguée, pourrie, les exhalaisons qu’elle émanait rappelait à America les odeurs distinctives qu’elle avait reconnue chez Texas et Virginia. "Au fait, c'est quoi ton p'tit nom ? Y' me semble qu'on t'as jamais demandé." dit Texas, en portant un bref regard attendri sur celui plutôt dévasté de son interlocutrice. Celle-ci, soufflant un bon coup, répondit avec franchise :

-America, diplômée de l'État d'Alabama." Et elle se mit à pleurer doucement.

FIN

Pas en Alabama, le 18/05/2020

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