Quand j'étais gentille

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Il y fût une époque où j’étais une gentille fille.

Et...cela me peine de le dire ! Pourquoi me serais-je embarrassée à entretenir cet aspect en dépit de ma nature ? Car pour sûr que j'étais gentille, oui, mais maintenant je suis mauvaise. Je suis vilaine. Et c'est une peine ! Personne ne désire les mauvaises filles, personne ne veut des vilaines filles, sauf les méchants lubriques. Et moi, je ne veux certainement pas côtoyer de méchants lubrique! Cela s'est fait une fois seulement, une fois du temps où j'étais gentille, et je pense que c'était déjà trop... Je pense ? Non ! C'était déjà trop ! Les vilains lubriques sont en presque tous les cas des hommes, ils recherchent des gentilles filles... Ils recherchent des gentilles filles, ils recherchent des gentilles filles, des gentilles filles comme je l'ai été... Oh, c'est vraiment cruel !

Quand j'étais gentille, j'avais beaucoup de problèmes respiratoires. Et pour cause : j'étouffais ! L'air était vicié dans mes poumons, quelque chose mourrait, quelque chose pourrissait. Après analyse, j'en conclût même que ce devait être mes organes, et tout cela aurait déteint sur quelque chose de plus profond encore. Particulièrement mon cœur, je crois, particulièrement mon âme, je crois ! A être gentille, bon sang ce que j'ai mis ma santé en danger ! J'accumulai sans répit bouteilles d'oxygène sur bouteilles d'oxygène, empilait dans ma chambre les masques à gaz et les respirateurs artificiels... Je courrais après comme un chien affamé l'aurait fait devant un morceau de viande. Sans doute que ma gentillesse ne m'étouffait pas seulement : elle m'affamait aussi, m'affamait de méchanceté ! Quand j'étais gentille ! Pourquoi les gentilles filles finissent-elles avec cet irrémédiable désir de devenir vilaines ?

Quand j'étais gentille, j'avais des problèmes d'articulation. Je ne savais pas parler correctement, ou alors je ne pouvais pas dire ce que je pensais, ce qui au fond revenait au même. Et j'en ai souffert : de ces interminables séances chez l’orthophoniste à réciter l'alphabet comme une sotte ! (Il m'est apparu que c'était d'ailleurs ainsi que la plupart des gens, les vilains lubriques en particulier, considéraient les gentilles filles.) Et j'ai mis mon intelligence en danger ! Je récitais les consonnes et les voyelles sans que possibilité ne me soit donné de dire autre chose. J'avais pourtant quelques poèmes de Baudelaire et de Rimbaud en tête ! Le spleen et la bohème étaient cependant des mots qui ne devaient pas sortir de la bouche des gentilles filles. Les gentilles filles récitent l'alphabet, si possible sur les genoux des vilains lubriques. Tout ceci est un peu enfantin, n'est-ce pas ? A être une gentille fille, j'avais non seulement des problèmes d'articulation, mais j'avais aussi des problèmes de tête, il me semble.

Quand j'étais gentille, j'avais des complexes. J'étais très 'chou' et très 'mignonne', ce qui est dangereux. Tous les vêtements m'allaient bien, à écouter les autres gentilles filles. Et j'y pense : sont-elles encore gentilles ? Oh, si oui, je les plains, je les plains, je les plains, encore une fois, je les plains !! Et leur gentillesse a-t-elle le toucher d'un pull en cachemire, a-t-elle la rugosité moelleuse d'une écharpe en laine ? Les mauvaises filles portent des clous et de la dentelle, pour certaines en tout cas. Ont-elles, elles, des clous et de la dentelle dans leur garde-robe de gentille fille ? Moi, oui. Sans doute que les vilains lubriques sont d'excellent conseillers sur les tenues et les poses qu'elles doivent adopter... Et moi, j'en tomba malade, voilà pourquoi j'étais complexée. La mode des gentilles filles a cela de dangereux qu'elle en tue certaines, et moi, j'ai failli y passer ! Concentrons-nous ! S'il faut souffrir pour être belle, bon sang que je devais être magnifique ! Pourtant, j'avais des complexes.

Quand j'étais gentille, j'avais des problèmes de vue. C'est pour cela je crois, qu'il me fallût porter des lunettes. La double vue, les doubles yeux, devaient m'alerter de tout ce qui était à percevoir sur Terre et en ce monde. Alors pourquoi n'ai-je pas remarqué plus tôt que je ne voyais rien ? Il m’a nécessité un long moment avant de comprendre que les gentilles filles sont aveugles. Précisément, car c'est en enlevant mes lunettes que je devins une mauvaise fille. C'est un fait : les lunettes sensées m'ouvrir les yeux me les avaient en fait fermés ! Et je l'avoue : j'en ai un peu honte encore aujourd'hui. Mais qu'y puis-je ? J'étais gentille ! Cela me dispensa bien de tant de choses que la vue n'en fût qu'une parmi tant d'autres ! Et sans doute que je n'avais pas matière à me plaindre, puisqu'il faut encore voir, au moins percevoir ce que l'on accuse pour un jour se sortir de ce terrible cercle ! Ce cercle, je crois, ce devait être celui formé par mes verres de lunette. Telle était ma double vue : celle d'être doublement aveugle. Voilà pourquoi je ne voyais pas grand chose, et voilà donc pourquoi je demeura gentille...un certain temps. Trop longtemps je pense.

Sans doute que je n'ai guère de bons souvenirs de l'époque, qui exista quand bien même cela est difficile à croire aujourd'hui, où j’étais gentille. De l'esprit d'une mauvaise fille, il n'est jamais très facile de se remémorer l'insupportable période durant laquelle elle a été gentille, quand bien même sur le moment elle la perçût d'un avis moins acéré, moins tranché. Mais là était la seule manière dont elles le pouvaient, de toute manière. Telle est la tragédie des gentilles filles.

Pauvres gentilles filles !

Aujourd'hui, je suis une mauvaise fille.

Maintenant que je suis une mauvaise fille, je respire si fort qu'il me faut parfois me contenir d'inspirer trop profondément, sans quoi j'absorberai tout l'air du monde dans mes jolis poumons roses. Et mon cœur bat, je crois même qu'il n'a jamais battu aussi fort. Il bat avec toute la férocité d'un rythme colérique et mélancolique, de secousses saccadées par l'ivresse de la tragédie des petites choses qui deviennent grande, effréné d'irrégularité et de folie ! Maintenant, mon cœur est saccagé. Saccagé !Mais je le préfère détruit par trop d'émotions explosives que conservé sous une douce couverture de rien. Oui, c'est une chose que beaucoup de mauvaises filles font : détruire leur cœur... Et non, ce n'est guère agréable. Cela ne le devient qu'après avoir réalisé que l'on était une gentille fille par le passé, et diantre que cela prends parfois du temps ! Ah ! Quelle peine ! Mais chaque chose vient en temps voulu. Et maintenant que je suis mauvaise, maintenant que je suis vilaine, il m'apparaît que je ressens la douleur (la douleur douloureuse) : il m'apparaît enfin que je suis vivante !

Maintenant que je suis une mauvaise fille, ma langue est pendue à un point que j'ai du mal à la rentrer moi-même, il ne faut voir aucune métaphore sexuelle à cette phrase. Ni au terme de vilaine et mauvaise fille, d'ailleurs. Ces vilaines et ces mauvaises filles là, elles ignorent bien qu'elles sont gentilles... Enfin, certaines. Je suppose. D'autres, non. J'espère... Et je crie sans doute plus que je ne parle, c'est un fait. Et je chante, et je hurle, et je pleure, et je geint, et je poétise, et je monologue, et je murmure, et je soliloque, et je bavasse, et je siffle, et je fredonne, et je m'égosille, et je m'époumone, et jamais, jamais je ne m'arrête ! L'alphabet me fatigue, je suis passée aux poèmes ! Le spleen et la bohème des mauvaises filles s'accordent avec plus d'harmonie dans une gorge déraillée que sur des lèvres doucereuses tout juste bonnes à murmurer quelques notes justes ! Mais les mélodies désaccordées et désordonnées sont celles marquant le plus indélébilement l'esprit. Maintenant, ma voix est trop forte, trop agressive aux oreilles de certains (dois-je préciser les vilains lubriques en particulier ?). Et je n'ai pas fini ! Oh ! C'est que les mauvaises filles ne savent pas fermer leurs tendres petites bouches empoisonnées d'ardeur et d'expressionnisme ! Non, elles ont toujours quelque chose à dire : aussi déréglés et loufoques puissent être les mots soufflés de leurs lèvres palpitantes, s'assemblant en autant de phrases à la véracité souvent dérangeante !

Maintenant que je suis une mauvaise fille, je ressemble davantage à une poupée kachina croisée avec une de Dresde, une vaudou et une autre de porcelaine auxquelles n'importe quelle gentille fille qui posséderait ces poupées ne pourrait ressembler. Aux boutons de nacre ont substitué les épingles à nourrices et les clous, au coton et à la laine la mousseline et la dentelle, déchirées et saccagées, recousues et ré-assemblées de toute part. A mauvaise fille au cœur souffrant et détruit, tenue débraillée d'animosité et de créativité trouve chaussure à son pied; et mes chaussures ont des semelles si épaisses que c'en est indécent aux yeux filous des vilains lubriques. Je leur mettrai un grand coup entre les jambes, moi, avec mes grosses chaussures, à tous ces vilains lubriques... Maintenant, je complexe moins sur les commentaires et agressions dans la rue que peut engendrer le port de mes belles tenues de mauvaise fille que sur mes cuisses ou mon ventre : de toute manière, ma poitrine reste trop gonflée pour les vilains lubriques, et clairement pas assez pour les lubriques tout court. Les corsets, c'est d'un démodé ! Et la plupart des mauvaises filles sont toutes démodées aux yeux des gentilles filles, mais les gentilles filles ne portent ni corset ni chaussures à semelles compensées, elles ne se font donc pas insulter ou méchamment aborder dès qu'elles posent un pied dehors. Elles savent, mais elles ignorent; ce qu'il fait d'être objectifiée, puisqu'on leur touche les fesses dans les transports en commun davantage qu'on ne leur crache au visage ou ne les traite de folle et de traînée dès qu'elles s'assoient sur un banc public.

Maintenant que je suis une mauvaise fille, je porte des lentilles. Et c'est amusant de pouvoir essayer tous ces coloris différent ! Un jour j'ai les yeux rouge, l'on me demande si j'ai pleuré. Un autre j'ai les yeux blancs, l'on me demande si je suis aveugle. Non ! Je vois parfaitement bien maintenant, et je suis pourtant celle qui tout les matins place un petit opercule sur sa rétine ! N'est-ce pas pourtant une habitude de gentille fille, que de s'aveugler dans toute l'inconscience de sa conscience ? Il est des choses que l'on voit en devenant une mauvaise fille, qui m'étaient totalement invisibles de ce...temps, de cette époque si curieuse où j'étais gentille... Et plus j'y repense ! Plus je ne peux m'empêcher de penser : comment cette double-vue a-t-elle fait pour obstruer ma vision si parfaitement, si longtemps ? Il m'aura finalement fallu retirer mes lunettes pour y voir quelque chose, et c'est un drôle de paradoxe, je trouve. Aussi, mes lunettes avaient une monture si épaisse à l'époque qu'elle cachait sans problème une partie de mes cernes. Difficile de les dissimuler maintenant qu'elles descendent presque jusqu'à mon nez, tartinées du même noir dont est teinté le ciel de minuit lors de mes fréquentes nuits d'insomnie. Mais de toute manière, essayez de dormir avec des lunettes…

Et maintenant, je suis une mauvaise fille. Maintenant, je suis une vilaine fille.

Et face au miroir, reflet des vanités et de l'orgueil humain, je me demande : être une mauvaise fille, est-ce seulement cela, cette forme qui se tient face à moi et me reflète jusqu'aux détails les plus honteux de mes complexions ? Être une mauvaise fille, est-ce seulement parler fort, déverser à grand volume les peines d'un cœur morcelé depuis l'enfance dans une parure de dentelle déchirées et de lentilles oculaires aux couleurs tapageuses ?

Je pense que non. N'importe quelle gentille fille peut porter ce déguisement. Pour être une mauvaise fille, encore eût-il fallu être une gentille fille un jour. Quand à la transformation, elle est des plus douloureuses et des plus atroces, car incluant nombre d'états et de pensées tout simplement affligeants de morbidité, le tout couplé à une chute, infernale et si longue, si profonde, si lente et pourtant si vivace, que nul ne peut en ressortir indemne.

Les mauvaises filles sont celles qui ont été brisées. Par les vilains lubriques, par feu leur gentillesse, par tout ce qui les entoura et les composa précédemment, par les mots assassins et les réflexions meurtrières, par les remarques marginalisatrices et les avis falsificateurs, par elles-mêmes, enfin. Les mauvaises filles sont généralement les principales actrices de ce triste spectacle social qu'est leur mutation de gentille à vilaine. Et cela est destructeur, le pense-t-on ! Heh ! L'on pense bien ! Et c'est à en perdre la santé, c'est à en perdre la raison, en somme, c'est à en perdre la vie. Pourquoi y a-t-il trop de mauvaises filles en devenir qui jamais ne le deviendront ? Parce qu'elles perdent la santé, parce qu'elles perdent la raison : parce qu'elles se suicident, parce qu'on les enferment dans des hôpitaux psychiatriques. Et elles y survivent rarement.

Quand j'étais une gentille fille, j'étais malade et mourante. Maintenant que je suis une mauvaise fille, je suis vigoureuse et destructrice, pour mon corps, pour mon esprit. Maintenant que je suis une mauvaise fille, j'ai appris à mourir de la vraie manière, et je crois que je suis morte le jour où j'ai réellement commencé à vivre.

Je suis morte le jour ou je cessa d'être une gentille fille. Dès lors, je suis un cadavre, une semi-humaine, un reflet de la précédente moi, une demi-morte, une zombie si l'on veut, car je suis malade et détruite tout au fond de mon corps et de mes chairs : je suis pourrie, je suis fichue. Et pourtant, jamais ces exhalaisons mortifères n'eurent de meilleur parfum qu'aujourd'hui : précisément car la mort à l'odeur de la vie.

Maintenant, je suis une mauvaise fille. Maintenant, je suis vivante. Peut-être plus pour longtemps, mais si la Faucheuse vient finalement à moi, au moins en aurais-je conscience et pourrais-je ainsi partir sans trop de regret; maintenant que je sais ce qu'il fait de tomber en Enfer en de ne récupérer de ses propres ossements que des morceaux et des fragments effrités : maintenant que je suis une mauvaise fille.

Il y fût une époque où j’étais une gentille fille...

Hahaha !

FIN


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