Chapitre 4. ♤

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  • Qu'essayez-vous de nous faire comprendre ?

S'exclame plus qu’énerver monsieur Bâle en continuant de tourner en rond dans les couloirs de l'hôpital. Submergé par un trop plein d'émotion, il lui devient difficile de garder son calme.

  • Ce que j'essaie de vous dire monsieur Bâle c'est que l'état de votre fille est vraiment inquiétant. Il est bien plus grave que ce à quoi vous pensez. Votre fille est une dépressive psychotique.

Déclare le plus calmement possible le jeune docteur fraîchement diplômé répondant au nom de Nolan Gareth. Il paraît impressionné face à la carrure imposante du père de sa nouvelle patiente, ce grand bronzé à l'allure baraquée laissant deviner un passé sportif.

  • C'est-à-dire ?

Demande enfin madame Bâle qui est restée silencieuse jusqu'à maintenant, mettant ses mains devant sa bouche comme pour se retenir de hurler.

  • Cela veut dire que votre fille est au bord du gouffre. Nous avons remarqué de nombreuses traces suspectes sur son corps notamment sur sa jambe droite. Ce sont des coupures plus ou moins anciennes et profondes, des bleus qui ont jaunis avec le temps, une perte de poids conséquente, des changements récurrents de comportement.

Explique le jeune médecin avant que monsieur Bâle ne se tourne vers lui d'un air furieux.

  • Elle est insensible de cette jambe ! Ce sont les cicatrices due à l'opération ! Elle ne se fait pas réellement du mal, c’est juste qu’elle la hait. C'est une trace indésirable de son passé qui lui fait un rappel incessant de sa vie d’avant et elle ne le supporte plus ! Voilà tout. Ne pensez pas jeune homme que ma fille ait besoin de quelqu'un comme vous !

Le jeune docteur contracte sa mâchoire et se surprend à serrer les poings. Il essaie depuis une demi-heure, tant bien que mal, de rester calme, de comprendre cet homme qui ne cesse de hausser le ton mais au vu de son comportement, sa colère s’apprête à gronder. Avant que monsieur Bâle ne se décide à se lever pour faire les cent pas, tel un lion en cage, un malaise planait au-dessus de leur tête. Désormais l’atmosphère est électrique, voire pénible. Il sait se contrôler, c'est déjà ça. Le docteur est rassuré de se dire qu'il ne va peut-être pas s'en prendre une tout compte fait.

  • Et moi je pense le contraire, monsieur. Avec tout le respect que j’ai pour vous, j'ai lu son dossier médical et j'ai longuement discuté avec les psychologues et psychiatres qui l'ont vu depuis son accident de voiture.

Éric Bâle fait volte-face et lance un regard noir au médecin qui déglutie difficilement face au regard plein de haine du père de sa patiente.

  • Elle ne leur parlait pratiquement jamais, comment peuvent-ils faire un diagnostic sur quelques mots ?

Le Docteur Gareth prend quelques secondes pour réfléchir aux bons mots qu’il va utiliser avant d’humidifier ses fines lèvres. Il se racle la gorge.

  • Parfois le langage du corps est plus expressif que la parole en elle-même.

Les deux hommes se jettent un regard rempli de sous-entendu. Éric Bâle s’apprête à répliquer lorsqu’Elsa Bâle se lève pour se mettre entre les deux hommes et déclare,

  • Comment allez-vous la guérir alors qu’elle ne parle plus à personne ? Elle reste sans cesse assisse dans son lit à regarder l’océan. Au début, nous pensions que c’était le personnel qui ne lui convenait pas alors on a changé son psychiatre et son psychologue, mais là encore rien ne changeait et l’on s’est résolu à ce que Hope ait besoin de silence pour se reconstruire. Cela ne fait pas d’elle une dépressive pour autant. Ma fille n’est pas dépressive, ni malade ou je ne sais quoi d’autre d’aberrant. Elle est seulement malheureuse et c’est déjà beaucoup.

La mère de la jeune fille est plus douce, plus calme mais tout aussi peiné que son mari. Elle est celle qui tempère les colères de ce dernier. Mais le docteur ne peut s’empêcher d’avoir un mouvement de recul lorsqu’il entend les dires de la femme en face de lui. Comment peut-elle être autant dans le déni ?

Madame Bâle se rappelle soudainement, comme un flash-back, ce matin où on l'a appelé pour lui dire que sa fille avait eu un accident de voiture grave et qu'elle avait été prise en charge par les médecins. Le cœur de la mère de Hope avait raté un battement. Elle était restée stoïque, seul un mouvement de recul et ses tremblements avaient interpellé le père et le fils qui étaient en train de prendre leur petit déjeuner dans la salle à manger donnant sur le hall d’entrée de la maison. Raphaël avait dévisagé sa mère alors que son père s'était précipité vers elle.

  • Est-ce qu'elle va mourir ?

Avait-elle chuchoté dans un souffle presque inaudible. Les deux hommes l’avaient regardé de travers, l'inquiétude trahissant leur regard.

  • On ne sait pas madame Bâle. Elle est en réanimation.

Avait simplement dit l'interlocutrice d’une voix grave comme pour faire comprendre à madame Bâle la gravité de la situation. La mère de Hope s'en était mordue les doigts. Elle avait eu l'envie de s’écrouler au sol sentant doucement ses forces la quitter. Madame Bâle aurait voulu se réveiller, croire que ce n’était qu'une blague. Elle aurait voulu pouvoir espérer qu'il ne s'agissait là que d'une énième blessure bénigne que sa fille, un peu casse-cou, se serait infligée. Cependant Elsa Bâle avait le pressentiment que sa cadette n’y était pour rien dans cette triste affaire et que d’une manière ou d’une autre cet appel allait changer à jamais la vie de la famille Bâle.

  • D’accord. On arrive.

Et sans plus attendre elle avait raccroché et s'était précipitée vers son sac à main et son manteau. Son mari et son fils la voyant tant paniqué n’avaient pas hésité une seule seconde avant de suivre le mouvement. Quand elle se décida enfin à leur annoncer la triste nouvelle, les deux hommes se retrouvèrent sous le choc. Le visage de Raphaël s'était décomposé. Le soir même, de retour de l'hôpital, le frère d'Hope avait couru humer l'odeur de sa sœur dans ses draps pleurant toutes les larmes de son corps, terrifié à l'idée que sa sœur jumelle ne le quitte. L'idée que cela puisse arriver lui avait été insupportable.

Éric Bâle avait regardé le vide, assis dans le fauteuil du salon, un verre de whisky dans les mains. Tandis qu’Elsa Bâle s'était endormie près du téléphone dans le salon attendant une quelconque nouvelle.

En repensant à ce tragique souvenir, la mère de Hope n'est pas tant que ça surprise de connaître l'état de sa fille. Elle est même étonnée que Hope n'ait pas craqué avant.

  • Alors que doit-on faire docteur ?

Demande la mère de Hope en reprenant ses esprits, levant les yeux vers le jeune médecin, qui la regarde avec un air dépité. Ce genre de nouvelle n'est pas facile à annoncer ni à apprendre. Il faut savoir rester professionnel, faire preuve d'empathie tout en maintenant une certaine distance.

  • La soutenir le plus possible, lui donner un sérieux suivi psychologique où elle aura des traitements prescrit pour vaincre cette dépression. Je ne vais pas vous mentir en vous disant qu'elle ne va pas devoir subir un traitement lourd et vous allez être mise à rude épreuve, mais courage ! C'est pour son bien, dites-vous cela. Elle n'est pas un cas perdu, le plus difficile va être de la sortir de là et l'empêcher à tout prix de faire une rechute.

Répond d'un air confiant le docteur avec un sourire se voulant rassurant mais comme il l'a dit lui-même rien n'est sûr. Hope peut s'enfoncer davantage comme sortir la tête de l'eau comme lorsque l’on plonge et que l’on remonte à la surface, manquant d’air. Mais le problème est là, Hope est résistante, endurante voire même insensible à ce que son corps lui dit. Cela, tout le monde en a conscience et tout le monde sait que le chemin va être long et périlleux.

  • Comment avons-nous pu passer à côté de ça sans ne rien voir ?

Soupire le père en s'asseyant aux côtés de sa femme, lui prenant la main d'un geste protecteur. Mais celle-ci retire vivement sa main et se retient de rappeler à son mari qu’il travaille tellement, du moins c’est ce qu’il prétend faire, qu’il n’a le temps pour rien et encore moins pour sa famille. Mais madame Bâle se retient de tout commentaire déplacé en public, surtout devant le docteur de sa fille, mais également car elle ne vient jamais la voir, même si elle travaille à son domicile. Un vif sentiment de culpabilité la prend aux tripes et elle retient un énième sanglot.

  • Qu'a-t-il bien pu lui passer par la tête pour qu'elle se mette dans un état pareil ?

Chuchote la mère totalement désemparée.

  • Le plus important désormais, c'est que vous restiez auprès d'elle. Ne la jugez pas, ne l'assommez pas de questions, elle risquerait de se braquer davantage.

Rétorque le métisse. Les deux parents se regardent comme un accord avant de se lever et de serrer la main du docteur.

  • D'accord. Merci docteur.

Madame Bâle paraît assez confiante et rassurée en songeant au fait que d'ici le rétablissement de sa fille, elle pourra supporter encore quelques tempêtes tant qu'au final sa cadette puisse s'en sortir. Elsa Bâle est pressée de retrouver sa vie même si jamais plus rien ne sera comme avant.

Alors que monsieur Bâle fulmine intérieurement en maudissant le jeune docteur qui pense que savoir lire un dossier médical et discuter avec des spécialistes lui permette de cerner sa fille. Sa fille, voilà presque plus de la moitié de sa vie qu'il partage sa vie. Il l'a élevé, aimé, consolé, disputé. Il est son père, son héros des temps modernes qui chassait les monstres sous son lit et écrasait les araignées qui l’a terrifié. Il est son exemple, partageant la même passion et ténacité. Il est son sauveur, accourant à son secours à chaque fois qu'elle a un problème. Il a vécu avec elle et même lui il n'est pas capable de savoir ce qu'il se passe dans la tête de sa fille. Alors voir ce jeune interne promettre des choses créant un faux espoir est tout bonnement cruel. D'autant plus qu'il prétend savoir et comprendre ce qu'ils vivent, monsieur Bâle le supporte encore moins. Mais au fond de lui, monsieur Bâle espère, pour une fois, se tromper. Il espère que ce jeune médecin arrivera à la comprendre quand lui, son propre père, en a été incapable.

Pendant ce temps, Raphaël slalome entre les infirmières, les médecins et les patients qui encombrent les longs couloirs de l'hôpital et l'empêchent d'avancer plus vite. Il est pourtant pressé ! Les horaires de visite sont limités et le manque que créer cette séparation avec sa jumelle devient réellement insupportable, empiétant sur son humeur qui devient de plus en plus agressive, débordant sur son sommeil qui est davantage agité. Raphaël arrange exprès son planning de la fac rien que pour avoir assez de temps à passer avec sa sœur, un peu tous les jours. Hope est sa drogue, c'est malsain car comme toutes les drogues elle soulage un temps puis une fois que l’euphorie est passée, tout reprend le cours du temps. Lent et ennuyeux.

Une fois arrivée à destination, il toque, respire profondément n'attendant pas de réponse et pénètre dans la chambre aux tons pastel. Tout sourire, il enlève sa veste en la mettant sur le fauteuil près du lit de Hope avant de venir lui embrasser la joue. Depuis son accident, Hope a de nombreuses fois changé de chambre. Elle est dorénavant dans l’aile est de l’hôpital, face à l’océan. Et étant donné que cela fait quelques mois que Hope séjourné à l’hôpital, l’administration de ce dernier a accepté que la famille Bâle aménage sa chambre, sa salle de bain et le minuscule balcon de la chambre pour que Hope soit plus à l’aise et se sente davantage chez elle.

  • Hey salut ma beauté ! Comment vas-tu aujourd'hui ?

Il regarde Hope dans le fond des yeux. Elle le dévisage, ne prononçant aucun mot, fronçant de temps en temps les sourcils comme si sa colère se transformait en indifférence et ainsi de suite comme dans un éternel cercle vicieux. Raphaël sait qu'elle ne parle plus mais il espère tous les jours que cela change. Il déteste cette situation où il n'entend plus le doux et rassurant son que provoque la voix de Hope agrémenté d'un brin de moquerie. Il désespère de ne plus jamais entendre le rire rauque et sensuel de sa sœur ou encore de ne plus voir un sourire radieux et sincère illuminé le visage d'ange de sa sœur. Ce même visage marqué pas la fatigue et la tristesse. Ce même regard qui n'exprime rien comme si Hope était atteinte d'une profonde amnésie. Mais là est justement le problème, Hope ne l'est pas et le regrette amèrement. Car quand Hope vient à fermer les yeux, des flashs du passé lui reviennent en mémoire, que ce soit les moments heureux comme ceux qui lui donnent envie de pleurer. Cependant chacun de ses souvenirs lui arrachent quelques larmes. Les meilleurs souvenirs, ceux qu’elle n’aurait jamais voulu oublier par le passé, lui collent à la peau et lui font d’autant plus mal que les autres. Toujours les mêmes cauchemars, toujours les mêmes images qui la poursuivent nuit et jour, même les yeux ouverts. Hope a peur de dormir alors elle ne ferme pas les yeux, fuyant ses souvenirs, espérant pouvoir se protéger de ses démons qui surgissent dans la pénombre de son âme. Hope, l’ancienne, la surfeuse talentueuse, celle qui avait plein d’amis, un petit-ami rêvé, une famille en or, des rêves et des projets plein la tête, un avenir tout tracé et plus ou moins heureux et parfait ont volé en éclat. Hope a doucement sombré sous les yeux de tous et maintenant qu’ils le remarquent enfin, il est déjà trop tard. Ils pensaient que ce n’était qu’un silence passager et que sa douleur exploserait aux yeux de tous quand elle se serait sentie prête à l’exprimer. Mais ont-ils oublié que Hope n’a jamais su exprimer ses blessures ? Le seul remède qu’elle connaît à son mal-être a toujours été l’océan, voilà pourquoi elle ne le quitte plus des yeux une seule seconde, essayant en vain d’éponger sa douleur. Hope est prisonnière d’elle-même, de son passé et de ses peurs, en soit de sa souffrance. Hope est morte ce jour-là et erre comme une âme en peine, cherchant le repos éternel sur Terre.

Même Raphaël vient à regretter ces longs moments où Hope riait pour rien, parlait sans cesse même pour dire des choses futiles. Il regrette de ne plus l'entendre chanter rien que pour le faire chier. Il regrette ces moments où sa sœur était sa sœur et non pas une étrangère sans âme ayant l’apparence de sa bien-aimée sœur. Une fois, il s’est même demandé si Hope n’était pas Hope. Il s’est imaginé des scénarios rocambolesques, ne voulant pas croire qu’elle était réellement devenue cette jeune femme. Un jour, il a essayé de découvrir - grâce à une enquête digne de Sherlock Holmes – si elle n’avait pas échangé de place avec une autre fille lui ressemblant. Raphaël cherche des réponses à ses questions, réponses qu’il n’aura sans doute jamais venant de sa sœur. Avant, il lisait en elle comme dans un livre ouvert. Ils étaient sans cesse connectés l’un à l’autre. Mais maintenant sa sœur est un fantôme, un mur froid et rêche, un solide glacier impénétrable. Parfois Raphaël se dit que sa sœur est peut-être réellement morte lors de cet accident voire sur la table d’opération et qu’on lui a toujours menti pour qu’il ne perde pas pied car cette fille qu’il a en face de lui ne peut définitivement pas être sa sœur. Il se souvient d’une jeune fille pleine de lumière et de joie, celle qu’elle était quand elle était encore en vie. Raphaël préférerait que Hope soit morte que dans cet état pitoyable. Il ne supporte plus de la voir se laisser mourir sans rien faire. Son impuissance le fragilise un peu plus chaque jour. Combien de fois a-t-il voulu mourir en rentrant chez lui, espérant que cela ferait réagir sa sœur et qu’elle reviendrait parmi les vivants. Raphaël est tellement désespéré qu’il pense que mourir ferait un électrochoc suffisamment fort à sa sœur pour qu’elle revienne à ses parents mais à chaque fois, quand il est seul le soir dans la cuisine, un verre d’eau sur le plan de travail avec le contenu d’une boîte de somnifère sur ce dernier, il soupire et remet tout à sa place. Il reprend soudainement conscience que son départ rajouterait sur les épaules de Hope beaucoup de douleur et de culpabilité. De plus, ses parents ne supporteraient jamais de l’avoir perdu lui aussi. Qui s’occuperait de sa sœur s’il disparaissait ? Alors après un frisson de dégoût en vers lui-même, et un profond mal-être refoulé, Raphaël monte se coucher en espérant que les jours à venir seront meilleurs. A chaque fois, qu’il quitte l’école et qu’il se retrouve devant les portes automatiques de l’hôpital, Raphaël prend une grande inspiration sachant pertinemment qu’il ne respira plus une fois à l’intérieur.

Raphaël est capable de tout pour que rien qu'une petite heure il puisse retrouver sa sœur. Parfois il rêve de remonter le temps quand ce matin-là, il leur a dit, à Jonathan et à sa sœur, que c'était débile comme défi et qu'ils perdaient leur temps connaissant déjà le résultat final de cette dite compétition puérile. Il regrette amèrement de ne pas avoir davantage insisté pour qu'ils restent ensemble, tous les trois, au chaud sous une couette en fixant l'océan qui se voit depuis la terrasse des Bâle.

  • Comme d'habitude à ce que je vois.

Dit-il avec un sourire fatigué, avec sarcasme, lassé par cette situation. Même en mordant, Hope ne dit rien. Elle qui était, par le passé, une grande gueule ne supportant pas le fait de ne pas avoir le dernier mot et qu'on se moque d'elle. Alors que maintenant elle ne dit plus rien. Elle a l'air ailleurs, perdue dans ses pensées, insensible à toute douleur physique. Hope est coincée dans le passé, Raphaël lui est entre le déni et l’acceptation alors que leur père essaie d’avancer sous les injures de leur mère qui le trouve horrible de vouloir avancer, de vouloir reprendre une vie normale comme si rien ne s’était passé. Raphaël n’en veut pas à son père, il aurait fait la même chose que lui s'il en avait le courage. Il en veut, en revanche, à sa mère de faire culpabiliser ainsi son père qui s’en veut déjà terriblement se sentant fautif d’avoir donné à Hope cet amour inconditionnel pour l’océan, cet amour qui l’a perdu. Mais Raphaël, d’une certaine manière, hait sa sœur de rester si impassible, d’être si égoïste, entraînant dans sa chute toute leur famille. Elle ne sait pas, elle, que leur père dort dans la chambre d’amis depuis deux mois, que leurs parents s’engueulent sans cesse, que leur père rentre constamment tard du travail pour ne pas rentrer et à avoir encore à se disputer avec sa femme. L’ancien rugbyman devenu consultant est à bout, il n’en peut plus. Il est fatigué de cette vie-là mais il ne peut pas divorcer, ne voulant pas tout détruire, espérant que les flammes renaissent en même temps que Hope, tel un phénix. Mais il sait au fond de lui que c'est se voiler la face que d'espérer que tout s’arrange. Jamais plus la vie de la famille Bâle ne sera la même et tout ça à cause d’un stupide accident de voiture. D’ailleurs les somnifères sont les siens. Raphaël en veut à ses parents de ne pas le soutenir, d’être égoïste, de ne penser qu’à eux et de ne pas venir voir Hope ou de ne pas s’intéresser tout simplement à lui. Lui aussi est souffrant, malheureux. Lui aussi il n’en peut plus de cette vie-là, lui aussi il aimerait se réveiller de ce cauchemar éveillé mais c’est impossible ! Le déni de sa mère et la distance qu’elle met entre elle et sa fille le répugne. Elle travaille chez elle, ils vivent près de la mer. Hope aurait pu venir vivre de nouveau chez eux mais Elsa Bâle s’y est opposée prétextant que sa fille serait mieux dans un endroit neutre. Père comme fils savent que ce ne sont que des foutaises. Elle ne souhaite que sa tranquillité, travailler en paix sans à avoir besoin de s’occuper d’une handicaper. Elle préfère continuer sa vie comme si Hope n’avait jamais existé. Elsa Bâle ne parle jamais de sa fille, pas même avec sa propre famille. Elle a changé de groupe d’amis, ne leur parle que de Raphaël, a retiré des murs les photos de famille où Hope se trouve. Elle a comme éliminé de sa mémoire sa fille. Heureusement que Éric Bâle, lui, s’intéresse un minimum à sa fille et a fait les démarches pour que Hope ait la meilleure chambre possible, la meilleure équipe médicale, une chambre agréable à vivre, des autorisations de sortir pour aller sur la plage avec un accompagnateur. Leur père demande fréquemment des nouvelles de sa fille à son fils, il est souvent en relation avec les médecins. Raphaël savait que son père se sentirait toujours plus concerner par le sort de sa fille que sa femme mais il ne comprenait pas pourquoi il ne venait pas la voir lui-même. Quand il lui a posé la question, Éric a soupiré et déclaré qu’il se sentait coupable de toute cette histoire étant donné que c’est lui qui a donné la passion du surf, de l’océan et des compétitions à Hope. Il s’en veut et ne peut plus supporter de voir ce qu’il a fait indirectement à sa fille et cela, Raphaël, le comprend très bien. Depuis l’accident, Raphaël s’est beaucoup rapproché de son père et ils se soutiennent mutuellement. Fréquemment, depuis quelques temps, les deux hommes se couvrent se créant un alibi pour éviter les conflits avec madame Bâle. Ils disent qu’ils vont manger un morceau tous les deux, entre homme, alors qu’en réalité Raphaël va se défouler en boîte de nuit ou à la salle de sport avec ses amis tandis que son père, lui, va dans des bars ou se promener sur la plage.

Raphaël regarde sa sœur sans rien dire. Des fois, il aime se dire que Hope essaie de lui parler à travers ses regards inexpressifs. Il aime l'imaginer dans l'incapacité de délier sa langue à cause d'une peur insensé qu'il pourrait guérir seulement en la câlinant comme quand ils étaient petit et qu’ils avaient peur, se donnant du courage en se liant face aux autres. Par moment, Raphaël rêve que sa sœur puisse remarcher, qu'un miracle ait existé, que tout ça soit derrière eux. Il rêve toutes les nuits du jour où sa sœur acceptera de lui reparler. Il s'en fout royalement de savoir si elle veut pleurer, rire, seulement parler ou lui hurler dessus des affreuses choses tant qu'elle reparle. Juste pour lui donner un signe de vie. Alors Raphaël, qui est jusqu’à lors complètement Athée, est devenu Chrétien allant à la messe tous les dimanches pour prier Dieu. Raphaël, comme tous les autres, espère quelque chose d’impossible à réaliser, un rêve bien trop utopique.

  • Je suis allé te chercher un repas comestible parce que même si tu ne t'en plains pas, et je sais que ça ne va pas tarder avant que ce soit le cas, je sais que la nourriture des hôpitaux est infecte. Tu te rappelles le goût des succulentes lasagnes faites maison par mamie ?

Raphaël s'adresse à elle comme si c’était une enfant ou qu’elle était sourde. Il parle seul, cela ne le dérange plus. Il s'y est habitué à force et seule la présence de Hope lui suffit. Il s'en contente.

  • Eh bien sache que ton grand-frère préféré, ici présent, sauveur de tes papilles gustatives, sera très heureux de partager ce plat, ici présent, avec toi.

Raphaël sort de son sac un Tupperware rouge où, en retirant le couvercle, la douce odeur des lasagnes fait maison envahie la chambre. Raphaël a les yeux rivés sur sa sœur tandis qu’elle a le regard perdu vers le paysage de la fenêtre.

  • Alors veux-tu en manger petite sœur d'amour ? Tu veux bien, hein dit ?

La supplie-t-il dans un dernier élan d'espoir ne s'attendant pas à grand-chose.

Hope regarde toujours l'océan depuis sa fenêtre sans même lui prêter la moindre attention, bien trop occupé à contempler avec envie l’océan d’un bleu aussi profond que ses yeux. A chaque fois, c'est le même scénario. Hope regarde son frère à son arrivée, d'un regard dur qui veut le dissuader de lui parler, puis elle se tourne vers la fenêtre laissant son frère faire un bruit de fond assez agréable étant donné que Raphaël a la même voix qu'elle même si elle est un plus grave. Hope peut ainsi se rappeler du son de sa voix. Elle attend tous les jours avec impatience l'arrivée de son frère qui n'est jamais en retard, sauf aujourd'hui. Même si elle ne lui parle pas, ne lui accorde pas de regard, Raphaël est le rayon de soleil de sa journée.

Son seul pilier, le seul à la soutenir, à ne pas l'avoir abandonné comme l'ont lâchement fait, quelques mois plus tôt, Jonathan et son coach ainsi que ses coéquipiers. Raphaël est le seul qu'elle veut voir et entendre.

Il l’apaise, la rassure sans réellement s'en rendre compte. Il est son dernier lien avec l'extérieur et sa vie d'avant. Les regards des gens ont changé vis-à-vis d'elle. Elle n'est plus la championne de surf, future professionnelle. Non, elle n'est que la victime d'un camionneur ivre de fatigue. Elle n'est que la victime de la vie et du destin. Elle n'est d'un objet sans valeur qui est bon pour la poubelle. Elle ne vaut plus rien, une véritable coquille vide et insignifiante. Même le regard de ses propres parents et de ses amis ont changé au fil des mois jusqu’à ce que Hope leur demande de ne plus venir, révulsée par leur pitié qui lui donnait envie de vomir ses tripes. Au début, ils étaient tous auprès d'elle alors elle tenait le coup pour eux puis Jonathan a été le premier à partir, ses amis se sont faits rare puis inexistant et ses parents devenaient fuyant, mal à l'aise vis-à-vis de cette nouvelle situation.

Raphaël est le seul à ne pas avoir changé. Sans doute car il est son jumeau.

Elle ne sait pas trop pourquoi il s'obstine à venir lui rendre visite tous les jours et Hope craint le jour où il en aurait marre et l'oubliera. Elle redoute cet instant si douloureux où elle n'aura plus rien à perdre. Et où, encore une fois, elle sera la seule fautive de son malheur.

Raphaël désespère de plus en plus. Il veut pleurer, la supplier de parler, la secouer dans tous les sens pour qu'elle parle enfin.

Mais elle ne dit rien. Pas même une insulte blessante, une blague déplacée voire même pas un doigt d'honneur fièrement dressé dans sa direction.

  • Ok bon bah tant pis, j'aurais au moins essayé les lasagnes de mamie. Bon bah pas de voix pas de plat.

Hope trouve son frère comique et très théâtrale. Elle lui a souvent dit, par le passé, qu'il ferait un bon acteur mais son frère veut devenir coach sportif. Ils avaient même décidé qu'il serait le sien.

Hope baisse les yeux à ce souvenir douloureux. Le timide sourire qui s’était immiscé sur ses lèvres s’efface et laisse place à un regard livide. Elle baisse les yeux et fixe le carrelage recouvert d’un tapis bleu marine. Si elle avait pu oublier, elle aurait été sans aucun doute beaucoup plus heureuse.

  • Ouais c'est ça vas-y rigole ! Je le vois bien que tu te fous de ma gueule petit escargot que tu es ! Bon allez ciao bella !

Hope relève la tête. Tout d’abord surprise par le ton joueur de son frère puis par le surnom qu’il a utilisé. Il l’appelait ainsi quand ils étaient petits et qu'ils étaient en retard pour l’école mais Hope regarde son frère avec intensité comme pour se souvenir à jamais de lui. Elle veut que, pour une fois, un souvenir lui soit d’une douceur comparable à celle de son frère. Ça y est, il l'abandonne lui aussi. Elle laisse silencieusement des larmes couler le long de ses joues lorsque son frère est dos à elle, en train d’enfiler son blouson en cuir. Elle se sent mourir une nouvelle fois. La douleur est insoutenable. Elle a si mal à la poitrine ! Son cœur se comprime dans sa cage thoracique, elle a l’impression de ne plus pouvoir respirer et de suffoquer mais elle n’émit aucun bruit. Elle reste silencieuse. Si elle avait pu, elle aurait hurlé de douleur mais ses cordes vocales n’étant plus habitués à être utilisée lui sont douloureuse. Elle ouvre la bouche, essaie de parler mais sa bouche est pâteuse, asséchée. Elle croit être devenue muette l’espace d’un instant.

Quand Raphaël se tourne vers sa sœur pour lui sourire et lui souhaiter une bonne nuit avant de revenir le lendemain, il s'attend à voir sa sœur encore dans ses pensées mais elle le regarde. Plongeant son regard dans le sien, fixement, comme elle ne l'a pas fait depuis bien trop longtemps. Enfin elle lui donne enfin signe de vie... Le cœur de Raphaël rate un battement, il avale de travers sa salive. Puis soudainement son cœur recommence à battre frénétiquement, il ne l’entend plus tellement les battements sont accélérés et rapprochés.

Elle pleure…

Il est partagé entre la joie de la voir enfin exprimer un sentiment mais en même temps il ressent une vive douleur à la vue de ces gouttelettes salées qui lui fendent le cœur en deux.

Il ouvre la bouche, essaie de dire quelque chose mais rien ne lui vient à l’esprit. Pourtant il a tant imaginé cet instant précis, qu'il aurait dû pouvoir lui dire des milliers de chose. Hope voyant que son frère est soudainement muet respire profondément et ose enfin parler. Cela lui fait bizarre de réentendre sa voix, sa propre voix, d’ouvrir la bouche pour parler et remettre en route cette machine qu’est son corps et qui s'est endormie depuis longtemps. Trop longtemps.

  • Attends Raphaël… S'il te plait...

Chuchote d'une voix rauque et cassé Hope. Raphaël s'approche directement vers elle, s'asseyant sur le lit. Cherchant du regard un signe prouvant le retour définitif de sa sœur parmi les vivants.

  • J'en veux tout compte fait...

Déclare Hope en baissant la tête, subitement gênée. Ses cheveux bruns toujours aussi foncé tombent en cascade sur ses frêles épaules.

  • Oh que je t'aime princesse !

Raphaël brise la distance en se jetant sur sa sœur pour venir la serrer aussi fort que possible contre lui. Il est le plus heureux des hommes à cet instant de sa vie.

C'est une victoire pour Raphaël, une défaite pour Hope mais un espoir vers une possible guérison du point de vue des professionnels de la santé qui regardent Hope manger sa part de lasagne. Elle regarde son frère rire et lui parler de tout et de rien dans une atmosphère joyeuse comme si le monde extérieur n'existait pas. Comme si Hope n’était pas clouée dans un lit d'hôpital mais bel et bien dans un endroit chaleureux et familier. Comme si tous les problèmes n'existaient plus. Comme s'ils s’étaient quittés la veille et se retrouvaient autour d’un bon repas comme avant, le dimanche midi.

Seul Raphaël Bâle sait y faire avec le mystère qu'est sa sœur et seule Hope peut le rendre aussi simplement heureux. Ils sont leurs faiblesses communes tout en étant également leurs plus grandes forces mais une chose est sûre : pour rien au monde ils ne voudraient que l’un abandonne l’autre.

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