03 - Sanaa

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Sanaa

Le carillon du salon de coiffure retentit alors que je suis en train de passer l’aspirateur sous les meubles.

— Nous sommes fermés ! dis-je sans me retourner.


C’est samedi, il est dix-neuf heures, et j’ai mérité de rentrer chez moi.

Comme je n’entends pas de réponse, je me retourne, le balai à la main, prête à rembarrer poliment la cliente indésirable. Face à moi se tient Jordan, vêtu de vêtements Nike de la tête aux pieds. Je trouvais ça sexy, fut un temps, un mec qui aime les marques et soigne son look. Depuis quelque temps, j’ai réalisé que pour s’épanouir dans un couple, il y a d’autres priorités que faire de beaux selfies. Le partage des tâches, la gestion équitable de l’argent, le soutien mutuel, et, accessoirement, la fidélité pour un peu qu’on soit monogames. Ce que je croyais être notre cas, mais visiblement mon petit ami avait une opinion divergente qu’il avait omis de mentionner.

Je pousse un soupir :

— Qu’est-ce que tu veux ? J’ai récupéré mes cartons et mon chat, je t’ai payé ma part de loyer pour le mois dernier, tu ne veux pas me laisser tranquille ?


Il s’approche et sourit tristement.

— Je suis juste venu voir comment tu vas. C’est ce que font les amis, non ?


Il est beau gosse, je ne peux pas lui retirer ça. Ses yeux dorés brillent sous ses longs cils. Il porte au cou une chaînette en or que met en valeur sa peau brune. Je recule machinalement et retire ma main quand il essaie de la saisir dans la sienne. Je soupire, agacée :

— Tu as hiberné ces six derniers mois ? On a rompu, j’ai un nouvel appart, tu es libre de refaire ta vie avec ta Shirley ou Kimberley ou chais-pas-quoi.

— Je sais que tu es furieuse, et que j’ai merdé, mais on a eu de bons moments, non ? On ne va pas tout jeter aux oubliettes à cause d’une connerie de dix minutes…

— Tu planes complètement, Jordan. J’ai déjà fait mon deuil de notre histoire, fiche-moi la paix ! Tu es libre de baiser qui tu veux, maintenant, t’es pas content ?

— Viens on va boire un verre et discuter à tête reposée, maintenant que la tempête est passée. L’appart est vide sans toi.

— Je bosse, là !


Il m’exaspère. Qu’est-ce qu’il ne comprend pas dans “c’est fini” ? Il fallait y penser avant de sauter la livreuse de Domino’s ! Il regarde autour de lui et hausse les épaules :

— Ta journée est finie, non ? Tu as dit toi-même que c’était fermé.

— Oui c’est fermé, et je dois tout ranger ! J’aurais fini depuis longtemps si tu n’étais pas là à me tenir la jambe. T’as pas quelque chose de mieux à faire ?

— Rien n’est plus important que de passer du temps avec toi, ma puce.


Je sens le rouge me monter aux joues. J’aimerais tellement ne pas être seule dans la boutique ! Si seulement un client pouvait s’interposer ! Je serre les poings :

— Tu as menacé de balancer Biscotte à la SPA ! À la SPA, Jordan ! Va te faire foutre !


A mon grand soulagement, il lève les deux mains en signe de paix, et recule de quelques pas.

— Je vois que je tombe mal. C’est pas la bonne période du mois. Je repasserai.

— Dégage ! Connard !


Furieuse, je le repousse jusqu’à la rue et verrouille la porte vitrée. Je lui tourne le dos et reprends mon travail, terminant de nettoyer les bols et les pinceaux. Du coin de l'œil, je surveille mon ex. Il s’est éloigné de quelques mètres, mais il s’est arrêté devant le fleuriste et s’est allumé une cigarette. Je sens mon coeur s’affoler. J’espère qu’il ne va pas rester là ! J’éteins les lumières et me glisse dans les toilettes pour qu’il ne puisse plus me voir depuis la rue, et je sors mon téléphone. J’appelle Victor. Pas de réponse.

Il a fait l’ouverture aujourd’hui, il a terminé à 16 heures. Il peut être dans un bar, au ciné, au restau… J’imagine mille raisons de ne pas décrocher.

A la troisième tentative, j’abandonne.

Je passe la tête par l'entrebâillement de la porte, cherchant Jordan du coin de l'œil. Il est toujours sous le store du fleuriste, sa cigarette à la main, et il scroll sur son téléphone. Il est évident qu’il m’attend.

Merde, merde, merde, il me faut un plan B.


J’appelle Rebecca. A mon grand soulagement, elle décroche immédiatement:

— Salut poulette ! Tu as fini ta journée ?

— Il y a Jordan qui me guette. Je suis coincée. Il m’a bloquée dans le salon de coiffure. Tu ne peux pas venir me chercher ?

— Tu crois qu’il va te frapper ? Appelle la police.

— Pas me frapper, mais me suivre. Je ne veux pas qu’il sache où j’habite ! Et je ne vais pas appeler les flics pour ça…

— Je suis de garde, là. Je ne peux pas quitter l’hôpital. Victor n’est pas dispo ?

— Il ne répond pas, il doit être au cinéma.

— Merde. Pas d’autres collègues ?

— Personne à qui je peux demander ce service… Ah ! Attends j’ai une idée. Je raccroche. Des bises !


Sans attendre de réponse, je compose le numéro du bar-tabac, en face. Maryse, la gérante, est une amie, je vais régulièrement prendre un café, un sandwich ou un verre pendant mes pauses.

Je lui explique la situation en quelques mots, puis le cœur battant, je coupe la communication.

Je ramasse mon manteau et mon sac, saisis les clés de la boutique.

Deux gars sortent alors du café, riant et discutant comme de vieux amis. Ils s’approchent de Jordan, lui demandent du feu. Puis ils entament la conversation. Ça dure un moment et finalement, sur je-ne-sais-pas-quelle-promesse, peut-être celle d’un verre offert par la maison, ils s’éloignent tous les trois. Maryse, tu es géniale ! Mon ex jette un regard par-dessus son épaule, mais mes deux sauveurs le retiennent sans en avoir l’air. A l’instant où ils franchissent les portes du café, je jaillis hors de ma cachette, sors de la boutique, ferme à clé les trois verrous, et m’échappe dans la direction opposée. J’ai l’impression d’être une espionne dans Mission Impossible. Je cours sur les pavés et contourne le pâté de maisons.

Mes mains tremblent et mon souffle est court. Je retiens mes larmes. A quoi joue Jordan ? Est-ce qu’il aurait pu m’agresser ? Chaque minute, je me félicite d’avoir mis fin à cinq ans de relation houleuse. Et pourtant… Pour rester si longtemps ensemble, il a bien fallu qu’on y trouve notre compte, non ? Comment peut-on se tromper à tel point sur quelqu’un ?


Du dos de la main, j’essuie les larmes sur mes cils et j’inspire profondément pour retrouver mon calme. Je suis sortie d’affaire… pour aujourd’hui.


Quand j’arrive devant le portail, je trouve Monsieur Mancini en train de réceptionner trois cartons de pizza. Je lui souris poliment, en espérant qu’il ne remarque pas mes yeux rouges.

— Bonsoir Sanaa, me dit-il en s’écartant pour me laisser entrer. Vous allez bien ?

— Ça va. Je viens de finir ma journée. Je suis épuisée.

— Est-ce que vous voulez partager une pizza ? Il y en a largement pour trois, Lison a un appétit d’oiseau.

— Vous savez que cette expression est fausse ? En fait, les oiseaux mangent entre 15% et 50% de leur poids en nourriture, par jour. Si Lison a un appétit d’oiseau, il faudrait lui prévoir une pizza de dix kilos !


Il me regarde avec des yeux ronds et je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux. Quelle mouche me pique ? Ça n’intéresse personne, mes histoires ! Il va me prendre pour une dingo.

Mais à la place, il éclate d’un grand rire :

— J’avoue que je ne m’attendais pas à ça ! Vous vous intéressez aux oiseaux ?


Je rougis encore plus, et j’avoue, penaude :

— Juste à une chaîne Youtube, j’aime bien la vulgarisation scientifique. Je ne suis pas une experte ou quoi que ce soit.

— Je serais ravi d’en savoir plus. C’est ok pour la pizza ? Vous nous rejoignez dans la cuisine ?

— Avec plaisir. Je me change et j’arrive.


Mes vêtements de travail sentent la transpiration, la laque à cheveux et l'ammoniaque, un mélange olfactif qui ferait tomber les mouches. Je me demande comment Monsieur Mancini a gardé son sang froid face à ce cocktail explosif. Je me déshabille, fourre tout dans mon grand cabas “linge sale”, passe sous la douche en trente secondes pour chasser à grande eau la sueur et le stress, puis je me parfume et enfile une robe. Une grosse fleur en tissu vient accessoiriser mon chignon destructuré. Cette coupure par rapport à l’angoisse de la rencontre avec mon ex me fait du bien, et c’est le cœur léger que je rejoins Romain et Lison dans la maison.

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