04 - Romain

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Romain*

J’entends Sanaa arriver avant de la voir. La porte d’entrée grince, puis claque, et j’écoute ses pas sur le carrelage. Lison est dans le salon, elle pianote sur son téléphone.

Je cherche des boissons dans le frigo.

— Sanaa, plutôt bière ou sod…

Je n’arrive pas à finir ma phrase et déglutis bruyamment. Sanaa est vraiment très jolie ce soir. Cette robe lui va à ravir. Je réalise que je vais la mettre mal à l’aise et parviens à articuler :

— Bière ou soda ?

— Bière, c’est très bien. J’ai besoin de me détendre, ce soir. Merci beaucoup.

— Est-ce que tout va bien ?

Je lui tends une bouteille de 1664 et le décapsuleur. Sanaa saisit l’un puis l’autre, et pousse un profond soupir :

— C’est mon ex. Je vous en ai déjà parlé, je crois. La raison pour laquelle je cherchais un logement en urgence. Il est venu à mon travail, ce soir. Il me harcèle.

Je fronce les sourcils et prends place à la table :

— Il vous a agressée ?

— Non, j’ai réussi à m’échapper avec l’aide d’une commerçante voisine qui a fait diversion. Mais si elle n’avait pas été là, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Il aurait pu me coincer dans un recoin, je ne sais pas s’il aurait pu devenir agressif ou… pire.

— Il ne connaît pas votre adresse ?

— Non. C’est bien, cette maison. Jamais il ne me cherchera dans un pavillon. Ça m’arrange qu’il s’imagine que je vis dans un appartement.

— Et la police ? Vous pourriez déposer une main courante.

— S’il recommence, je le ferai. Mais j’aimerais éviter d’en arriver là. Ça pourrait… empirer les choses.

Sanaa se prend le visage dans les mains. Elle a l’air épuisée, et paniquée.

— Il me fait peur. Je voudrais juste qu’il passe à autre chose.

Sa détresse me fait de la peine. J’ai envie de la prendre dans mes bras pour la rassurer, mais quelque chose me dit qu’un contact physique avec un inconnu n’est pas ce dont elle a besoin dans l’immédiat. Je sors des assiettes et commence à distribuer les parts de pizza.

— Comment vous vous en êtes sortie ? Qu’a fait la voisine ?

— C’est Maryse, du café de la place. Je l’ai appelée en lui expliquant que Jordan m’attendait sous le store du fleuriste et que j’étais coincée. Je lui ai demandé de faire intervenir des clients. Elle a envoyé deux habitués, contre la promesse d’un verre gratuit et le prestige de sauver une demoiselle en détresse.

— C’est malin. Vous avez de la ressource, rien d’une demoiselle en détresse !

Ma locataire saisit son assiette et replie la croûte de la pizza entre ses doigts, avant de mordre dans la pointe. Un peu de gras tache son menton, et elle l’essuie d’un morceau de sopalin. Après avoir dégluti, elle répond :

— Ça ne marchera pas à tous les coups. J’ai tenté d’appeler Victor, vous savez, mon ami. Celui qui est garant pour la location. Et ma copine Rebecca aussi. Mais ils n’étaient pas dispos. Victor… sorti quelque part, il n’a pas répondu au téléphone, et Rebecca est infirmière à l’hôpital, elle ne pouvait pas simplement tout lâcher pour venir me raccompagner chez moi. Pendant un moment, j’ai cru que j’allais passer la nuit dans le salon de coiffure !

— Appelez-moi, la prochaine fois.

Sanaa redresse la tête, visiblement surprise :

— Vous avez dit quoi ?

— Je vous ai dit : appelez-moi, la prochaine fois. Je suis prof. Je termine ma journée avant vous, et d’ailleurs, je ne travaille pas le samedi. J’habite à dix minutes, comme vous le savez. Je peux venir vous chercher, si votre ex revient à la charge.

— Monsieur Mancini, je ne veux pas vous ennuyer avec mes histoires !

— Appelez-moi Romain. Et ça ne m’ennuie pas, je vous assure. Au contraire, ça me fera sortir un peu. A quoi il ressemble, votre ex, que je le reconnaisse s’il vient traîner par ici ?

Deux autres bouchées de pizza sont dévorées avant qu’elle ne réponde. J’en profite pour entamer ma propre part.

— La petite trentaine, un mètre soixante-quinze, noir, cheveux crépus courts, en ce moment il porte un bouc. Toujours en vêtements de sport, toujours de la marque, le plus souvent Nike. Il a une chaîne dorée qui ne quitte jamais son cou. Ne le confondez pas avec Victor ! C’est aussi un homme noir trentenaire, mais Victor est coiffeur, et il n’a rien de menaçant. Et puis surtout, jamais de la vie il accepterait de porter un jogging !

— Compris. Le mec en jogging, pas bon. Le mec bien coiffé, bon.

— On peut résumer comme ça, dit-elle en souriant. Mais de toute façon, Jordan travaille comme préparateur de véhicules à la concession Renault, y compris le samedi, et il n’a pas cette adresse donc il ne risque pas de débarquer en journée. Il est plus probable qu’il me suive depuis le Salon de coiffure.

— Sanaa, vous avez mon numéro. Mettez le en favori. Si vous voulez aller plus vite, on peut prévoir un code. Vous m’envoyez “J” et je comprendrais que Jordan vous cause des ennuis.

— Et vous allez arriver sur votre cheval blanc ?

Ça me fait plaisir de la voir sourire. Je proteste :

— Pas de demoiselle en détresse, pas de cheval blanc. J’enverrai plutôt des amis à moi. Des catcheurs. Très musclés ! Parce que bon, je suis prof d’histoire, pas d’EPS ! Je suis à peu près certain que votre ex peut m'assommer d’un coup de poing.

— Ah bravo ! Vous parlez d’un superman !

— C’est la vie ! Faire des études de lettres m’a paru une bonne idée pour draguer plein de filles, à l’époque, mais ça s’est vite retourné contre moi.

Cette fois, elle rit franchement. Ses yeux pétillent et ses joues rosissent. Ça me fait plaisir de constater que j’ai réussi à lui faire oublier ses ennuis quelques instants. Lison choisit ce moment pour venir chercher de la pizza. Elle empile quatre parts grasses dans une assiette. Je hausse les épaules :

— Tu ne viens pas t’asseoir avec nous ?

— Je suis obligée ? Je voulais regarder une série…

Elle gémit, tord la bouche et se tortille. Quel cinéma… Je cède.

— D’accord, fiche le camp. Mais ne t’essuie pas les doigts sur les fauteuils !

Elle ne répond même pas et retourne dans le salon. Cette fois, en fermant la porte. Au fond, ça m’arrange de rester en tête à tête avec ma charmante locataire. Je commence à apprécier ce moment. L’interruption de Lison a coupé court notre discussion et nous restons silencieux quelques instants. Je bois ma bière au goulot, Sanaa en fait autant. Je lui suis reconnaissant, quand elle relance la conversation :

— Des études de lettres, une fille unique, un déménagement récent dans la région, et une maison un peu trop grande pour deux. Pourquoi êtes-vous venus à Montbrison ? Vous étiez où, avant ?

— A la Rochelle, près de la mer. Lison est née ici, dans l’hôpital où travaille votre amie. Moi aussi, d’ailleurs, à peu de choses près. Mais quand elle avait cinq ans, nous sommes partis, tous les deux.

C’est difficile pour moi de parler de la mort de Clara. Mais les questions de Sanaa sont légitimes. Comment faire connaissance sans évoquer les raisons de ma présence ici, dans cette maison, aujourd’hui ? J’ai la gorge nouée et je reprends une lampée de bière avant de continuer :

— Ma femme, Clara, est morte soudainement quand Lison était petite. C’est pour ça que je suis parti. Mais ma mère est restée, elle a vécu ici toute sa vie, et je suis son seul fils. L’été dernier, elle a fait une chute, s’est cassé le col du fémur, et au vu de son âge, ne s’est pas vraiment remise. Elle est en fauteuil roulant désormais et il lui faut des soins jour et nuit. Il a fallu rendre son appartement et lui prendre une chambre dans un Ehpad. Elle déteste cette situation et ne manque pas une occasion de me le dire. Alors j’ai décidé de revenir près d’elle et l’accompagner pour les années qui lui restent.

Sanaa a rougi et détourne le regard.

— Je suis désolée, murmure-t-elle. Je ne voulais pas être indiscrète.

— Il n’y a pas de mal. Maintenant, vous savez pourquoi ma fille et ma mère s’entendent pour me tenir responsable de leurs malheurs ! Maman, pour l’avoir enfermée dans un Ehpad et Lison, pour l’avoir arrachée à ses copines et sa région.

— C’est un peu sévère de leur part ! Surtout votre maman ! Vous n’y êtes pour rien, dans son état de santé. Et au contraire, vous avez abandonné votre vie au bord de la mer pour revenir près d’elle.

— Je vous laisserai le lui expliquer à l’occasion. C’est une sacrée femme. Elle est diminuée physiquement, mais son intellect va très bien. Elle adore jouer les impotentes pour qu’on lui passe tous ses caprices.

— J’ai hâte de la rencontrer !

— A votre tour : vous êtes de la région ?

— A peu de choses près, oui, Clermont-Ferrand. Mes parents sont divorcés, j’ai un grand frère qui habite en Suisse, et j’ai fait un CAP coiffure pour être autonome dès que possible. Il y a toujours du travail, dans ce genre de métier. Je travaille depuis que j’ai seize ans. J’ai eu… des petits amis, et puis j’ai rencontré Jordan et on a été ensemble pendant cinq ans. Au début c’était super, je me voyais mariée avec des enfants. Puis il a commencé à devenir jaloux et possessif, à surveiller mon téléphone et mes rentrées d’argent. Je me suis décidée à le quitter quand j’ai découvert qu’il m’avait trompée, et il est devenu fou. Je crois qu’il aurait préféré me mettre à la porte lui-même, mais que j’ose lui tenir tête et l’envoyer bouler ? Son égo ne l’a pas supporté. Depuis, il me fait vivre un enfer.

C’est à moi d’être mal à l’aise. Notre conversation a perdu sa légèreté. Je m’efforce à sourire :

— Et bien, je réitère ma proposition de catcheurs. En espérant que vous n’en ayez jamais besoin. Mais si ça va trop loin, vous pourriez partir ? En suisse, chez votre frère ? Ou à la Rochelle, au bord de la mer ? Je connais un appartement sympa.

— J’y ai pensé. Mais je vous avoue que ça me ferait vraiment suer de devoir quitter mes potes et mon travail à cause d’un mec. Quelque part, il aurait réussi à me pourrir la vie. Ce serait sa victoire. Si je peux l’éviter, je préfère rester ici, être heureuse et ne rien changer à mes habitudes. Ce sera ma meilleure revanche !

— Tout à votre honneur. Je trinque à votre revanche !

Je lève ma bouteille, et Sanaa vient faire tinter la sienne. Nous buvons tous les deux quelques gorgées. Je me penche sur les boîtes de pizza :

— Il reste… poulet barbecue, chèvre-miel et une demie quatre-saisons.

— Je vais prendre celle aux légumes. Merci.

Elle me tend son assiette et je lui sers une nouvelle part avant de reprendre mon interrogatoire amical :

— Et quand vous ne travaillez pas, qu’est-ce que vous faites ?

— Je lis pas mal, surtout des thrillers et des polars. Je vais au ciné, je regarde des séries sur mon canapé, je sors avec mes amis…

— En boîte ? Vous allez où ?

— On a été quelques fois au MUST CLUB mais moins, ces dernières années. J’avoue que je suivais surtout Jordan. Trop de bruit, trop de fumée, trop d’alcool et de vomi… J’ai passé l’âge. Avec Rebecca et Victor, on se retrouve pour boire des verres en ville, ou bien chez les uns ou les autres. Encore une fois, moins, ces dernières années. Ils n’aimaient pas mon mec. J’aurais dû les écouter. Et vous ? Je me suis toujours demandé ce que faisaient les profs de leur temps libre.

— On bosse, en fait. Le temps scolaire, c’est la partie émergée de l’iceberg. Il y a des cours à préparer, des conseils de classe, du soutien scolaire, des animations, des sorties, des copies à corriger.

— Mais quand vous ne bossez pas. Disons demain, pas de copies à corriger. Vous faites quoi ?

— Lison fait du violon au conservatoire.

Sanaa fait une moue incrédule et me donne une tape dans l’épaule. Je hausse les sourcils, surpris par ce geste. Elle s’explique en riant :

— J’ai dit vous, pas Lison ! Parlez-moi de vous !

— Je joue de la guitare ?

— Ah ! Voilà quelque chose ! C’est vous qui avez transmis la passion de la musique à votre fille, alors !

— Sans doute, oui. Sa grand-mère - ma mère- était une excellente pianiste, autrefois. C’est sans doute lié.

— Très bien. Quoi d’autre ?

— Je ne sais pas. La lecture ? On ne peut pas être prof d’histoire sans engloutir des milliers de pages de ressources historiques.

— l’Histoire alors ! J’aurais dû y penser. Les musées, tout ça ?

— Oui, par exemple.

Ma locataire se laisse aller contre le dossier de sa chaise. J’aperçois la naissance de ses seins dans l'échancrure de sa robe. Sa peau est mouchetée de taches de rousseur. Je relève les yeux, honteux de mon comportement. Je me fais l’effet d’un gros frustré. Heureusement, elle n’a rien remarqué et reprend :

— Je ne connais rien à l’Histoire de Montbrison. Il y a bien quelques vieilles pierres et une ou deux églises, mais je ne m’y suis jamais intéressée. Je serais ravie de bénéficier d’une visite guidée ! Avec votre maman, si vous voulez !

Je reste coi un moment, aussi étonné que ravi de cette proposition. Si Sanaa s’intéresse à l’Histoire et parvient à s’entendre avec ma mère, je crois que nous allons devenir bons amis. Je lui réponds, en singeant une révérence :

— Madame Cherki, vous ne sauriez pas me faire plus plaisir. J’en serais sincèrement heureux ! J’ai hâte de vous faire découvrir les trésors de la région.

*****

Note de l'autrice. Pour plus de cohérence avec le reste de l'intrigue, j'ai décidé de modifier l'âge de Lison. Elle a desormais 15 ans.

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