02- Romain

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02 - Romain

C’est un soulagement d’avoir trouvé une locataire.

Le déménagement a été difficile pour Lison. Elle aimait son école et notre quartier, pas loin de la mer. Elle y est née et y a grandi. Quand j’ai parlé de quitter La Rochelle pour nous rapprocher de mémé, dans ce trou perdu proche du Puy-de-Dôme, elle a boudé plusieurs semaines. Cette maison, avec une piscine, une cave aménagée en salle de musique et une suite parentale rien que pour elle, a été son lot de consolation. Elle a sa propre salle de bain, elle peut pratiquer son violon sans déranger personne et elle peut se baigner toute l’année… C’était le prix pour avoir la paix. Ça, et un loyer plutôt élevé pour mon budget ! Louer l’annexe est vite devenu une nécessité, mais je me méfie des hommes célibataires… Traitez-moi de fou, mais ma fille a 12 ans ! Elle déambule parfois dans la maison, devant les fenêtres, vêtue uniquement de sa serviette de bain ; ou même de ses sous-vêtements, quand le matin, elle descend de sa chambre chercher son jean sur l'étendage.

Je crois que Lison s’imagine que notre locataire, Madame Cherki, est sa colocataire…ou sa babysitter.

Je lui ai dit cent fois de la laisser tranquille. L’intérêt de l’annexe, c’est qu’on peut y vivre en totale autonomie par rapport à la maison. J’ai laissé une clé par sécurité, pour accéder au lave-linge et à la piscine, ou au cas où Lison oublierait les siennes, mais c’est sans obligation de venir nous rendre visite. Si elle le souhaite, la locataire peut vivre à quelques mètres à peine sans nous croiser une seule fois. Mais c’était sans compter sur l’ado de service, qui adore le chat et qui aurait voulu ne pas être fille unique. Depuis deux semaines qu’elle est là, Sanaa ne s’est pas plaint des intrusions et visites répétées de ma fille, mais je me demande dans quelle mesure elle n’est pas tout simplement polie, ou a peur de perdre son studio. Il faudrait que je lui en parle, pour la rassurer. Elle peut -elle doit- envoyer balader Lison, sinon cette dernière va devenir envahissante !

Je chasse ces pensées en approchant de l’accueil de l’EHPAD “les grands soirs”, puis je salue Jeannine, à l’accueil, avant d’inscrire mon nom sur le registre des visiteurs.

L’ascenseur me dépose au deuxième étage, où je me dirige vers la chambre 226. Je frappe. Pas de réponse. J’entrouvre la porte et pénètre dans la chambre.

Maman est endormie dans son lit médical, barrières relevées, le dos redressé à environ 30 degrés. Sa perfusion goutte sans un bruit.

Je la trouve vieillie. Ses cheveux ont blanchi, ses joues se sont creusées.

Je dépose sur sa table de nuit la boîte en carton du pâtissier : un éclair au chocolat pour son goûter, et je sors de ma sacoche une liasse de copies. En attendant qu’elle se réveille, autant travailler un peu. Les Cinquièmes D sont de vrais cancres, voyons s’ils ont retenu quoi que ce soit sur le massacre de la Saint Barthélemy…

— Romain ?

La voix fatiguée de maman me fait relever la tête. Je lui souris et elle bat des paupières. Je dépose mes copies, m’approche et me penche pour déposer un baiser sur son front.

Sa peau est douce et fine comme du papier à cigarette. Elle tend les mains et je m’avance pour qu’elle puisse m’embrasser à son tour. Elle me gronde gentiment :

— Tu es là depuis longtemps ? Tu aurais dû me réveiller.

— Ne dis pas de bêtises. J’ai travaillé un peu. Je t’ai apporté un éclair au chocolat. Est-ce que tu veux une tasse de thé pour aller avec ?

— Je veux bien. Mais la bouilloire…

— … Est dans la salle de bain, je connais. Je fais chauffer l’eau. Fruits rouges ou Verveine ?

— Fruits rouges.

Je prépare son thé et le rafraîchis avec de l’eau pour éviter qu’elle ne s’ébouillante. Elle sourit en saisissant la boîte qui contient l’éclair au chocolat.

— Romain, c’est gentil de venir me voir, mais quand est-ce que je rentre chez moi ? Ça fait bien longtemps que je suis à l’hôpital. Je vais bien. Tu dois payer trop cher. Il faut me ramener, maintenant.

Mon coeur se serre. Les coudes sur les genoux, je lui explique à mots choisis :

— Maman, on en a déjà parlé. Tu ne peux plus habiter toute seule.

Elle fait une grimace et me donne une tape dans le bras :

— Allons, ne dis pas n’importe quoi, espèce de farceur. Yolande se débrouille très bien !

— Yolande suffisait avant ta fracture. Tu ne peux plus marcher. On a décidé ensemble de te loger dans cet établissement, pour ton bien. Tu étais d’accord.

Je lis la déception dans son regard, mais également autre chose. Elle plisse les yeux et rétorque :

— Eh bien, j’ai changé d’avis. Je n’aime pas être ici, on me traite comme une impotente. Je ne suis pas sénile ! Laisse moi habiter chez toi. Je me ferais toute petite.

— Maman, la maison n’est pas adaptée pour ton fauteuil. Et je travaille, je ne peux pas m’occuper de toi comme il faudrait. Tu as besoin de soins en continu et ici, il y a même quelqu’un qui veille sur toi la nuit.

Elle ne répond pas et détourne la tête. Je lui caresse l’épaule :

— Arrête de bouder. C’est la vie.

— Et Lison, comment va-t-elle ? Elle s’habitue à sa nouvelle vie ?

Je souris, ravi de cette diversion :

— Lison est du même bois que toi. Elle me reproche de l’avoir déracinée et de comploter pour lui pourrir la vie. Vous devriez monter un Club. Le CVRO : Cercle des Victimes de Romain l’Oppresseur !

— Je propose plutôt le Club où Romain Anéantit toute Perspective d’Ouverture : CRAPO. C’est tout à fait toi.

— C’est parfait, dis-je en riant. Parle-en à Lison quand elle te rendra visite ! Vous élirez une présidente, une secrétaire, et pourrez râler sur moi toute la journée, en prenant des notes dans un journal de bord.

— Où est-elle, d’ailleurs ? Elle n’est pas venue avec toi ?

— Elle est chez une copine du conservatoire. Elle viendra te voir mercredi.

— Le temps est long, d’ici mercredi. Je serai peut-être morte trois fois ! Dis lui de venir avant.

— Maman, elle a cours, en semaine. Évite de mourir trois fois, et tu pourras lui faire tous ces reproches de vive voix mercredi.

Un ange passe, pendant que ma mère boit son thé et savoure l’éclair au chocolat. Je roule des mécaniques, mais au fond de moi je n’en mène pas large. Sa santé s’est dégradée brutalement, depuis sa chute, en juillet. Je porte un masque d’optimisme et de légèreté pour ne pas dire à voix haute ce que nous savons tous les deux : elle est mourante, et du haut de mes trente-sept ans, je ne suis pas prêt pour cette étape.

Face à elle, je ne suis qu’un petit garçon, ce fils unique qu’elle a élevé, seule. Je porte son nom de famille à elle, Eliane Mancini. Je n’ai jamais connu mon père… C’est une drôle de coïncidence que je me sois retrouvé à élever à mon tour mon enfant, seul. Lison non plus, n’a jamais connu son autre parent. C’est comme une malédiction, de génération en génération. Si ma puce souhaite avoir des enfants plus tard, j’espère qu’elle parviendra à déjouer le destin.

Je reste un peu plus d’une heure avec maman. Quand elle a terminé sa pâtisserie, nous jouons aux dames. Elle tente de faire la conversation, mais je sens que le coeur n’y est pas.

— Comment ça va au travail ? Est-ce que tu as de gentilles collègues ?

— J’ai des collègues, mais au jour le jour, je suis surtout confronté à des hordes d’adolescents.

— Pas de charmante demoiselle pour te faire voir la vie en rose ?

Je ris, en faisant mine de ne pas avoir compris :

— Maman ! Elles ont treize ans !

— Idiot ! rit-elle à son tour en me donnant une tape dans le bras. Pas tes élèves ! Tes collègues. Une demoiselle professeure d’art, ou de lettres, ne me dis pas qu’elles sont toutes mariées !

— Toutes mariées ou toutes vieilles ! Je me demande si le vieillissement de la population n’est pas plus rapide ici que sur la côte ? De ce que je constate, tu es dans la fleur de l’âge !

— Blague à part, avec l’exode rural, il ne va bientôt plus rester que des vieillards dans la région, tu n’as pas tort.

— Heureusement que Lison est là pour prendre la relève, alors.

— Justement, Lison, jolie comme elle est, elle n’a pas un amoureux ?

— Ou une amoureuse ? Il faut vivre avec son temps ! Eh bien, pas que je sache. Mais je suis son père, tu sais, “celui qui anéantit toute perspective d’ouverture”. Elle ne me confie pas ses secrets.

— Elle a besoin d’une maman, cette petite.

Je me rembrunis :

— Elle a une mère. Elle n’est pas apparue sur terre par l’intervention du Saint-Esprit.

Le regard de ma maman se fait triste. Elle sait qu’elle m’a blessé. Elle reprend :

— Tu m’as très bien comprise, Romain. Clara est morte depuis dix ans. Lison n’a aucun souvenir d’elle, même en lui montrant des photos. Ta fille a besoin d’une présence féminine à la maison.

— Je ne vais pas épouser la première venue juste pour brasser des paillettes, ou je ne sais pas quelle magie tu imagines qu’exercent les femmes. On se débrouille très bien, tous les deux. La pire chose que je pourrais faire, serait imposer une marâtre à ma Cendrillon.

— Tu es un bon fils, murmure tendrement ma mère, et un bon père. Je regrette de te savoir seul, c’est tout.

— Je ne suis pas seul. J’ai une mère, et une fille. Et leur présence me comble.

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