01- Sanaa

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Je mets beaucoup trop longtemps à comprendre que l’agaçante musique qui monopolise le cours de mon rêve est la sonnerie de mon téléphone.

Ma main tâtonne sur la minuscule table de nuit et avec un grognement ensommeillé, je m’empare de l’appareil. La lumière de l’écran m’éblouit et je plisse les yeux. Quelle heure est-il ?

02:23, affiche le smartphone, au-dessus de la photo de mon pote Victor, qui tente déjà de me joindre depuis dix minutes.

— J’espère pour toi que quelqu’un est mort, sinon tu vas prendre cher ! dis-je sèchement en prenant la communication.

— Ah, pas trop tôt ! Me répond sa voix, bien éveillée et guillerette, elle. Je ne te réveille pas, j’espère !

— Non, je faisais du tricot, au milieu de la nuit, c’est ma passion.

— Ah super, ça tombe bien parce que-

— Bien sûr que tu me réveilles, triple buse ! Tu as vu l’heure qu’il est ?

Victor prend une demi-seconde pour réagir. Visiblement, non, il n’a pas vu l’heure qu’il est. Il reprend :

— Déso. J’ai pas vu le temps passer. Ruben et moi on rentre de soirée, et-

— Qu’est-ce que tu as à me dire qui ne pouvait pas attendre qu’on se voie demain au taff ?

— Ah non, je ne bosse pas, moi. J’ai pris ma journée, tu te rappelles ? C’est pour ça justement qu’on est sortis, on a trouvé un bar vraiment sympa, dans le quartier Bouchet, la musique était extra.

— Viens en au fait, Victor.

— J’ai trouvé une annonce pour un logement, je pense que tu devrais envoyer un dossier.

Je me redresse sur le lit. Je ne vois rien dans cette conversation qui ne pouvait attendre demain, mais foutu pour foutu, autant la mener à son terme ! Mon regard balaie la chambre exigüe de l'hôtel Formule1 où je loge depuis déjà une semaine. A peine dix mètres carrés, maximum. Un lit, une étagère, et un ensemble toilettes-lavabo-douche moulé dans un seul bloc de plastique dans lequel je peux à peine me retourner. Bien que bon marché, c’est un budget qui commence à me peser. La perspective de trouver une location et déménager au plus vite me redonne un peu d’énergie.

— Je t’écoute ?

— Je t’envoie un lien par texto. Ouvre le et on en parle.

Mon téléphone vibre, le message vient d’arriver. Je clique sur l’url. Une page web s’ouvre, et je fronce les sourcils :

— Une chambre chez l’habitant ? Victor, c’est gentil mais j’ai passé l’âge d’être colocataire !

— Regarde les détails avant de râler. C’est une maison en ville, pas loin de la gare, avec une annexe aménagée en studio. Il y a même une piscine. Le loyer est de 250 euros par mois, c’est même en-dessous de ton budget ! Tu pourras me payer des verres avec la différence.

Je parcours les photos sur l’annonce. Le studio a l’air propre et lumineux, on peut y accéder avec sa propre clé. Si je le souhaite, je peux me débrouiller pour ne jamais croiser les propriétaires. La seule chose partagée avec eux, c’est le jardin -et la piscine-. Je clique sur le profil de “Romain M.”, qui a posté l’annonce : c’est un quadra aux cheveux bruns, élégantes lunettes sur le nez, qui se présente comme papa solo d’une ado et récemment installé dans la région.

J’hésite.

— Je ne sais pas, Victor. Ça m’ennuie de squatter chez des gens…

— Tu as squatté trois semaines chez nous, chérie.

— Justement, et maintenant je suis dans un hôtel, mes affaires sont restées avec Jordan, et j’aimerais trouver un endroit vraiment à moi pour recommencer ma vie sereinement.

— Va visiter ce studio. C’est pas cher, c’est bien situé, et un papa avec une ado c’est l’assurance de ne pas tomber sur des trucs chelous.

— T’en sais rien. Si ça se trouve la mère est enterrée dans le jardin avec une pioche dans le crâne.

— Tu lui demanderas. Envoie un dossier tout de suite. Ça ne t’engage à rien… Tu tiens vraiment à dépenser 1300 euros par mois pour cette chambre minable ?

Victor a raison. Mon compte en banque fond comme neige au soleil. Il est hors de question de retourner vivre avec mon ex, je n’ai pas les moyens de loger davantage dans cet hôtel et je ne veux pas imposer davantage ma présence à mes amis. Mes tentatives de location se sont soldées par des échecs, car mon dossier a été jugé trop faible par les propriétaires. Mais une sous-location meublée, c’est peut-être une solution à mes problèmes immédiats.

Puisque je suis à présent tout à fait éveillée, je m’étire et sors mon laptop du sac à dos posé au pied du lit. Je vais envoyer un dossier immédiatement.

*

Je prends quelques instants pour observer la maison depuis la rue avant de m’approcher du portail et de sonner. C’est un pavillon de ville des années 80, dissimulé derrière un haut mur d’enceinte. Le quartier est calme, et le salon “Lydia Coiffure” où Victor et moi travaillons est à dix minutes à pied.

Nous sommes dimanche 5 mars, il fait frais mais l’air est sec. Je me suis habillée pour faire bonne impression : jean, baskets à paillettes, manteau élégant, et un grand foulard coloré négligemment jeté autour de mon cou. Mes longs cheveux, épais et bouclés, sont noués en un gros chignon déstructuré sur le haut de mon crâne. Je porte aux oreilles des pendants dorés qui mettent en valeur la nuance cuivrée de ma peau et une touche lumineuse de poudre sur mes pommettes et mes paupières pour rehausser mon teint.

Dans le tote bag que je porte en bandoulière, j’ai glissé tous les papiers pour le dossier. Identité, fiches de paie, contrat de travail, et les documents de Victor, qui se porte garant pour moi.

Depuis l’appel de mon ami avant-hier, j’ai eu le temps de peser le pour et le contre quant à cette solution de sous-location chez l’habitant, mais c’est un texto de Jordan qui m’a décidée : « si tu ne viens pas récupérer ta chatte avant lundi je la fous à la SPA ».

Quel salaud ! Depuis notre rupture, il se comporte comme le dernier des connards. Je me demande comment j’ai pu l’apprécier, avant ! Paniquée, je l’ai appelé pour négocier quelques jours de plus, mais il me faut d’urgence une solution pour Biscotte. Et, on ne va pas se mentir, pour moi aussi. Je ne peux pas balancer un SMIC pour habiter plus longtemps dans un Formule1.

Je prends une grande inspiration et sonne. Le portillon se déverrouille avec un grésillement, m’invitant à entrer.

Une fois franchie l’enceinte, je m’accorde un instant pour observer la maison. Le portail, à ma droite, ouvre sur une allée de graviers qui mène à une petite dépendance. Le bas est visiblement un garage. Un escalier sur le côté accède à une porte en aluminium teint en rouge, au-dessus à l’étage. Je vois plusieurs fenêtres équipées de stores électriques. C’est pas mal, j’aurai ma propre clé et pourrai aller et venir sans déranger le propriétaire.

A propos de propriétaire, il ouvre la porte de la maison et je reste sans voix un instant : loin du papa bedonnant auquel je m’attendais, le quadra devant moi a les épaules larges, les cuisses musclées dans son jean, les cheveux épais et le regard vif. Des mèches argentées éclaircissent ses tempes. Il est sexy, et je rougis quand je réalise qu’avant même de lui dire bonjour, je viens de le reluquer de la tête aux pieds.

— Bonjour, parviens-je à articuler, tout en me traitant mentalement d’idiote. Je suis Sanaa Cherki. Je viens pour la location.

Il sourit et me tend la main. Sa poigne est ferme et chaude.

— Bonjour, je suis Romain Mancini, et voici ma fille Lison. Suivez-moi, je vais vous faire visiter.

Dernière sa haute silhouette, se dissimule une ado fluette. Elle murmure un "bonjour" à peine audible et emboîte le pas à son père, qui franchit la porte d'entrée, un trousseau de clés à la main.

L'ado doit avoir entre douze et quatorze ans. Ses cheveux sont coupés courts, sa nuque est dégagée mais un toupet de boucles brunes retombe sur son front. Elle a l'oreille gauche percée trois fois et une chaînette qui relie le lobe au pavillon. Elle porte un crop-top à manches longues et un pantalon cargo qui recouvre entièrement ses chaussures. Pas de doute, cette gamine a du style !

Romain Mancini et Lison me précèdent sur l'escalier et me font signe d'entrer.

Le studio est petit, mais il est chauffé, propre et très haut de plafond. J'estime la surface à une vingtaine de mètres carrés, à laquelle s'ajoute une mezzanine sous la charpente, juste assez haute pour y placer un matelas et un fauteuil.

Je m'approche de la kitchenette, ouvre le réfrigérateur et les placards. Pas de traces de moisissure, tout me paraît sain et bien entretenu. A côté de la cuisine, derrière la cloison, je découvre une minuscule salle de bain, équipée tout juste d'une douche, d'une vasque et d'une toilette. C'est petit, mais c'est déjà plus grand que dans le Formule1 ! Le reste du studio est meublé d'un canapé clic-clac, d'une table basse et de bibliothèques vides.

Je réfléchis déjà à l'endroit où ranger mes livres et mes vêtements. Je m'y vois.

Je souris :

— Est-ce que vous avez beaucoup de demandes de location ? Je suis très intéressée.

— Vous viendriez à partir de quand ?

— Franchement ? Ce soir, si je peux. Je loge à l'hôtel et ça me coûte une fortune.

— Venez, on va s'installer dans la cuisine de la maison pour discuter.

Il me laisse passer devant et verrouille la porte derrière lui. Lison m'a précédée dans l'escalier et court jusqu'à la maison. Quand j'arrive dans la cuisine, elle a préparé des tasses de café. J'en accepte une avec plaisir.

Sur le frigo sont aimantées des photos d'une gamine en maillot de bain, édentée et souriante, perchée sur les épaules d'un bel homme torse-nu. Lison et Romain. Je détourne le regard, perturbée par la vue de ce torse luisant alors que je me donne un mal fou pour avoir l'air sérieuse et respectable.

Tout en sirotant mon café, j'explique ma situation en quelques mots :

— Je suis coiffeuse en CDI dans le salon au bout de la rue ; j'habite depuis cinq ans avec mon copain mais nous nous sommes séparés il y a un mois et la cohabitation est devenue impossible, d'où l'urgence de ma demande. J'ai une chatte qui s'appelle Biscotte, et qui ne cherche pas à sortir, est-ce que les animaux sont autorisés ?

Monsieur Mancini acquiesce, et mon cœur est soudain libéré d'un poids.

— Et vous, vous faites quoi ?

Avant de répondre, mon futur - j'espère- propriétaire passe une main dans ses cheveux pour repousser la mèche qui lui couvre le front. Mon regard glisse sur ses doigts. Il porte une alliance, et je rougis d'avoir osé imaginer des trucs. Je me demande où est la maman, absente des photos, mais je n'ose pas poser la question de peur de commettre un impair.

— Je suis prof au collège Beauregard, j'ai été muté en septembre dernier. Lison est en sixième.

— Être dans le collège de mon père, c’est nul !

Je tourne la tête vers Lison, qui vient de protester avec énergie. Je me mets facilement à sa place : quand j’étais ado, je demandais à mes parents de me déposer au coin de la rue pour ne pas que mes copines les voient… trop la honte, je les trouvais affreusement ringards et notre vieille twingo me faisait pitié. Comme Lison, j’aurais détesté arriver au collège tous les matins avec mon père le prof !

Monsieur Mancini roule des yeux, visiblement habitué à ces protestations. Je peine à dissimuler un sourire amusé.

Je fouille dans mon sac pour faire diversion :

— Vous voulez voir mon dossier ?

Il acquiesce et tend la main. J’y dépose la pochette cartonnée qui contient tous les papiers. Tout en les consultant, il me dit :

— Je vous avoue que j’ai reçu des demandes d’hommes seuls, mais pour la tranquillité de Lison je préfère louer l’annexe à une femme. Vous aurez les clés de la maison, par mesure de sécurité, déjà, mais aussi parce qu’il n’y a pas de lave-linge. La laverie n’est pas très loin mais ça ne me dérange pas que vous utilisiez le nôtre. Est-ce que vous avez une voiture ? Il n’y a qu’une seule place dans le garage.

— Ce n’est pas grave, c’est mon ex qui a la voiture. Je n’ai pas les moyens d’en acheter une à moi pour le moment, mais j’ai le permis.

— Qui est Victor, c’est votre frère ?

Sur la table sont étalées les fiches de paie de mon meilleur ami. Je souris :

— Tout comme ! C’est un collègue, devenu un ami. Il travaille au même salon que moi, vous voyez ? Même employeur.

Je pince les lèvres, les mains coincées entre les genoux, en attendant que Monsieur Mancini termine son inspection du dossier. Il me sourit en me rendant l’ensemble des documents et leur pochette :

— Écoutez Madame Cherki, pour moi c’est bon. Vous pouvez venir dès ce soir si vous voulez. Le temps que vous reveniez je vais préparer le bail. Il faudra payer trois mois de loyer d’avance, c’est OK pour vous ?

Je hoche la tête. Victor a déjà proposé de me prêter de l’argent, et ma copine Rebecca doit pouvoir compléter. Ce nouveau loyer est bien plus bas que mes prévisions ; jusqu’à maintenant je recherchais des appartements ou des studios indépendants, je n’avais pas pensé à éplucher les annonces chez l’habitant. C’était tout de suite un autre budget ! Ce mois-ci, je suis déjà dans le rouge, mais dès la paie en fin de mois je vais pouvoir les rembourser en partie. En l’espace de quelques mois les comptes seront soldés !

Un large sourire fend mon visage alors que je me lève pour serrer la main à mon propriétaire :

— Merci beaucoup. C’est un soulagement ! Je serai une bonne locataire, promis. Pas de bruit et pas de cigarettes, je ne fume pas.

— C’est parfait. Voici un double de la clé du portail, pour tout à l’heure. Entrez dans le jardin, sonnez à la porte, on signera le bail et je vous laisserai les clés du studio.

Je serre dans mon poing la petite clé argentée. Enfin, ma situation s’améliore !

À présent que j’ai un appartement, priorité numéro un : récupérer Biscotte!

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