Longtemps l’horizon recule, avant de se donner au soir… mémoires de San Antimo

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C’est toujours pareil et pourtant toujours autre. On est déjà venu on y reviendra encore et encore, sans trop savoir pourquoi, juste pour cet instant, celui où seul on marche à pas pesés et regardant par les arches romanes ; on savoure cette solitude intense et comme devant un graal on s’émerveille, mutique. Même si ce qui se profile s'élève, on caresse les pierres et l'on fait le tour du cloître toujours de gauche à droite, respirant ces parfums infimes. Entrer en suspens dans cet interstice du temps, baigné de ces ondes où semblent flotter au sein du gouffre d'ombre des rais de lumière qui, emplies de nostalgie, réchauffent un peu l'insignifiance et l'ordinaire. Dans l’enceinte du monastère, au bord du monde, se laisser emporter par cette vague qui vous dépose, loin, ébahi, sur une ligne de flottaison où puiser à la source le silence qui enracine, une sorte de phrasé qui tiendrait un peu la route. Le cloître, un laissez-passer vers soi.

On retrouve ici la cohorte de ceux qui se taisent, ceux qui cheminent de l'intérieur, habités par la douceur ou la douleur des mots qui les constituent, tous ceux qui, marchant du pas lent du méditant, écrivent ce qui ne peut se dire qu'à l'encre de la chair. Marche tête baissée, crois-moi, simplement ce geste, dans l’arrondi de la nuque, marche en regardant ton ombre caresser les détails du monde, en laissant ton ombre caresser le monde. Il n’est pas grave qu’elle perde un peu sa forme ni qu’elle oublie d’être rectiligne ; crois-moi, un instant oublie le désespoir de l’horizon et ses exigences impossibles, suspends le désespoir géométrique aux oscillations de la marche, à la fascination lente de la marche. Elle berce nos désespoirs dans le crépuscule incliné qui se laisse rejoindre de ce seul mouvement.

Et un instant, la vie est aussi légère que ton pas.

Embarqué sur les chemins sacrés, on écoute ces voix de l'arrière-pays, mêlées au silence qui les révèle, cherchant à déchiffrer les énigmes, maîtriser son vouloir dire, et l'on ne fait que bégayer à deviner qui murmure sous les mots. Se sentir filtré de silence : être. On se dit qu'on n'est sûr de rien, que l'écheveau des certitudes n'est pas celui que l'on dénoue à grandes brassées, puis on se trouve semblable à l'enfant au matin de Noël, à contempler le rêve devenu réalité, à recueillir ce silence ponctué du souffle des cloches, à le glisser entre les pages d'un livre ou d'un carnet où s'écrit la version intime de qui tente d'être. On arpente lentement les galeries, comme on se laisse guider dans une phrase qui n'en finirait pas avec ses points d'orgue – le chant du merle, l'immobilité du lézard, la verticalité du cyprès et tous les vivants et les morts qui froissent l’esprit -, puis d'un souffle on se sait subitement heureux. Les barrières du dedans se dérobent.

Ce presque rien. Enfin si, quelque chose. Un souffle dans les fils du tissu céleste. Une palpitation. Un battement de cils entre les branches. Le sursaut des ombres. Un tremblé bleuté. Une attente de jour. Quelque chose. Un élan peut-être. L’imminence des mots. Un dedans s'ouvre et caresse dehors. Ce qui s'écrit entre deux battements de paupières c'est le cri de l'instant, c'est l'appel d'un lieu qui a lieu d'être, c'est le poids d'un souffle à peine expiré. Un rideau se déchire qui délie l'œil plissé en un psaume, chorégraphe de voix de parenthèses. Ce qui affleure, cette part d'inconnu qui vient des profondeurs et que l'on fixe un matin sans trop savoir pourquoi, cet invisible qui se révèle, morcelé, en un balbutiement. Dire peut-être, dans l'espace du fragment ou dans l'interstice des mots, cette beauté bleue qui veille, impénétrable et fragile. Caresser cette floraison tissée dans le ressac d'un très léger frisson. Dans l'opalescente eau et la pâleur de la pierre, se dessine, en une tendresse balbutiante, un bonheur éphémère gravé dans un froissement de lumière. Sur le seuil du jardin du cloître, on use son regard à pressentir l'invisible et on cherche à franchir le fossé qui sépare de la parole. Puis, à la lumière défaite, on écoute dans sa voix les murmures incrustés. Des images ou des mots qui, en un tremblement, se redessinent au dedans et récitent un réel fantasmé prêt à déchirer les ténèbres. Dans le creux érodé des jours, une offrande caresse le territoire muet et se resserre jusqu'à l'abandon. Laisser les mots nous nommer dans cette lumière. Les écouter…

Écouter. Il n’y a pas de commandement plus soyeux. De l’écoute du chant d’un ruisseau à celle d’une messe en si mineur de Bach. De l’écoute d’une partita de Mozart à celle de chants orthodoxes a capella… écouter le monde puis aller à la Source. Dans la solitude, ouvrir un texte sacré et y descendre avec ses cinq sens, le lire lentement, l’entendre, le goûter et se laisser toucher. Puis être dans le silence. « Le silence, c’est quelquefois se taire, c’est toujours écouter ». Se laisser étreindre par ce silence habité. Il y a en nous un point d’inertie et de stabilité originel. S’asseoir. Le contacter. Lui laisser progressivement la place, toute la place. Et un instant, célébrer le silence.

Répercussions du silence. Immobiles, nous écoutions le silence nous saisir, nous le laissions se répercuter en nous, il descendait, nous le laissions faire, nous fissurait, parcourait nos incertitudes et les révélait au grand jour. Immobiles, nous avions renoncé à toute opposition corporelle, contraction des muscles, hérissement des nerfs, clignement des yeux, protestation. Nous laissions le monde faire, nous regardions son mouvement et nous cherchions, en renonçant à nous-mêmes, à rejoindre l’immense.

Comme penché à la fenêtre, on regarde le bout d'histoire qui se déroule avec ses songes et ses délires, ses anges, ses chérubins et ses voiles, les ânes et les brebis, les violons, les visages inclinés, retournés à contempler l'autre face du monde. Dans l’éther des séraphins, où, nébuleux, les êtres aimés planent dans l'ombre du bleu, qu'il soit de Prusse ou de cobalt, ce bleu de rêve qui dit la vie intense et l'union entre réalité et inconnu : la couleur comme un mot. Et puis il y a les couleurs du vent qui serpente entre les arbres, les montagnes et la pierre qui s'élève, la course sans fin du vent qui sourit des obstacles et caresse les flancs d'ouest en est, fait le vide sur sa route du nord au sud par toutes les saisons, s'engouffre dans le col des Trois Sœurs, frôle les âmes en une trouée du ciel où tremble la parole. Il y a le ciel et la pierre intimement liés dans la montagne, de la mélancolie grise où le granite monté des entrailles de la terre s'érige jusqu'à toucher l'azur. Ses cristaux dégorgent de mémoire où se frotte la mienne, et cela étincelle jusqu'aux larmes d'enfant qui coulaient lorsque je repartais de cette terre d'où je tenais des racines de paroles à la saveur rocailleuse et au souffle léger.

Dans la lumière du matin, ou dans la lumière du soir, on pourrait aimer le monde, soudain il paraît possible, presque possible, comme un horizon dans la conscience, quelque chose comme une ligne de flottaison, on la suit et il paraît presque possible de le rejoindre, de le retrouver, dans cette transparence, dans cette précision du contre-jour qui caresse nos rétines, on pourrait vouloir aimer le monde et se retrouver en lui.

En suivant le tracé de cette ligne, on se rejoint soi, à la pertinence de soi, dans le déploiement de nos arborescences à venir.

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