Chapitre 57 - Le jardin d'Eden

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L’hôtel était situé à l'extrémité d’un lacet de la rue qui descendait ensuite en direction du port. Il s’élançait sur trois étages et sur une quarantaine de mètres de large. Il était entouré d’une enceinte de pierres aux couleurs bigarrées haute d’environ deux mètres. Cela donnait un certain cachet à l’établissement et à coup sûr une certaine originalité. En arrivant par l’amont, on pouvait voir le jardin qui précédait le bâti. A l’entrée se trouvait une sonnette. Joly en fit usage pour s’annoncer. Aussitôt une voix grésilla :

« Hôtel “le jardin d’Eden” ! Que pouvons-nous faire pour vous ?

— Bonjour Madame, nous sommes journalistes, est-il possible de parler à Mme ou Mr Calabra ? »

Le loquet de la porte se déverrouilla. Joly poussa la porte et s’avança, Jennifer sur ses talons.

« Je ne pensais pas que ce serait si facile. » fit-il.

Derrière, se cachait un jardin aux parterres fleuris et colorés. Un jardinier retournait la terre avec un désherbeur pour ôter les mauvaises herbes. Il les salua d’un mouvement de tête. Ils gravirent les quelques marches qui menaient au lobby de l’hôtel. La décoration y était tout autre. Autant le restaurant était resté dans son jus tout en bois, autant l’hôtel avait été aménagé dans un style industriel en mêlant divers matériaux : en métal pour les abat-jours des luminaires, en tissus pour les fauteuils destinés aux touristes, tandis que le comptoir était blanc laqué. Derrière, deux réceptionnistes s’y affairaient. Le téléphone ne cessait de retentir. L’un des deux aperçut Laurent et Jennifer :

« Bonjour, que puis-je pour vous ?

— Bonjour, nous aimerions parler à Monsieur ou Madame Calabra. Est-ce possible ?

— Avez-vous rendez-vous ?

— Non.

— Dans ce cas, je ne vous garantis rien et je vais me renseigner. Quels sont vos noms et l'objet de votre visite ?

Le réceptionniste nota quelques informations et appela un bureau. Au bout de trois minutes, il revint vers Laurent et s’adressant aussi à Jennifer, il annonça :

« Vous avez de la chance, Monsieur Calabra va vous recevoir d'ici quelques minutes.

— Très bien, nous allons attendre. Nous pouvons nous installer où ?

— Prenez place dans le petit salon, là-bas. Vous y serez confortablement installés. Puis-je vous proposer des boissons ou des rafraîchissements ?

— Volontiers. Un café noir pour moi, et vous Jennifer ?

— Un thé, s’il vous plaît.

— Je vous les apporte. »

Laurent et Jennifer s’installèrent dans le petit salon. Les fauteuils offraient une assise très confortable et une vue sur le jardin fort bien entretenu.

« Cette pause est la bienvenue, remarqua le romancier. Ce qui se présente sous nos yeux est magnifique.

— Nous sommes loin de vos soirées mondaines parisiennes, pourtant.

— Ha non, moi, je préfère les nuits festives aux manifestations mondaines.

— Oh, pardon de la confusion. Pourtant, je vous ai déjà vu au bras d’une jeune femme dans une boîte branchée de la capitale, non ? »

Laurent avait l’impression que cette couverture de magazine à sensation le poursuivrait encore longtemps. Il souffla et prit un air de conspirateur :

« Vous avez fait des recherches me concernant ?

— Pas exactement. Quand on tape le mot-clé Battaglini, on tombe sur sa page biographie et sur l’auteur qui en parle si bien dans son roman. Les critiques étaient élogieuses lorsque votre bouquin est sorti. Mais… Sur Internet, une page en amenant une autre, on finit par tomber malencontreusement sur des clichés et des chroniques peu élogieuses. On tombe parfois même sur des photos avec votre trombine carrément éméchée. Votre vie de patachon doit générer nombre de clics pour les feuilles de choux de vos détracteurs. Vous tendez un peu le bâton pour vous faire battre ou c’est mon impression ?

— Ouais. C’est votre humour “pilier de bar”, je suppose. »

Jennifer lui sourit avec une pointe de malice :

« Ne croyez pas ça. Je m’amuse un peu à vos dépends, certes. Ceci dit, derrière vos airs un peu “je me fous de tout”, je finis par vous trouver mignon. »

Laurent ne manqua d’être surpris par cette répartie et ce mot de “mignon”. Depuis le début, Jennifer lui avait paru distante, quand bien même, essayait-elle parfois d’être amicale voire d’instaurer un climat de franche camaraderie. Là, le ton était différent. Laurent fit du mieux qu’il put pour n’en rien laisser paraître et adopta la tactique de la diversion, autant pour Jennifer pour lui éviter une discussion embarrassante, autant pour lui et lui éviter de trop gamberger sur la nuance.

— Dites, Jennifer, vous ne trouvez pas que la chaumière-restaurant que nous avons croisée en arrivant, rappelle la maison de la peinture qui se trouvait à la maison Rossi ? Vous savez, celle que nous avons regardé en détail ? La maison avec le couple ? »

Jennifer rassembla ses souvenirs et elle approcha la tasse de café de ses lèvres pour souffler dessus.

« Mais oui, maintenant que vous le dites.

— Le jardin n’est pas visible. Il faudrait peut-être vérifier derrière la bâtisse si la peinture ne correspond pas au paysage d’aujourd’hui. J’espère que le restaurant n’a pas subi trop de rénovations. Sinon, notre intuition sera difficile à observer. »

Jennifer semblait absorbée par ses pensées.

— Jennifer, je vous sens un peu ailleurs. Est-ce que je me trompe ?

— Non, je me disais que maintenant que nous sommes dans le même bateau, que nous nous chamaillons gentiment, nous pourrions peut-être nous tutoyer ?

Comment aurait-il pu s’attendre à une telle suggestion après les blagues qu’ils ne trouvaient pas toujours du meilleur goût ?

— Bien entendu, Jennifer, avec grand plaisir.

C’est dans l’énergie et la joie de compter une nouvelle amie que Laurent alla chercher les clés de la voiture pour se mettre en route.

*

Une certaine agitation sembla provenir de l’accueil et Laurent redressa la tête quand il vit un homme d’une cinquantaine d’années se diriger vers eux. Il apprécia son style élégant. Il semblait être le genre franc et direct.

Un homme à poigne, pensa Laurent lorsqu'il lui serra la main.

« Monsieur Joly et Madame Hall, c’est bien cela ? » dit-il en français.

— Oui, répondit l’écrivain.

— Je me présente Enzo Calabra, propriétaire de ce complexe hôtelier avec mon épouse. »

Complexe, il y va fort, c’est l’extravagance italienne.” se dit Laurent pour lui-même.

Tandis qu’il soliloquait, Jennifer et M. Calabra l’avaient devancé. La journaliste tourna la tête et lui fit un signe de la main pour lui signifier de se dépêcher. Il se précipita à leur suite à petit pas, histoire de rester digne. Il avait l’air un peu ridicule, mais de cela, il ne s’en rendait pas compte.

M.Calabra les conduisit à son bureau, assez vaste, agencé avec soin, et décoré avec un goût très sûr.

« Si vous voulez bien prendre place. »

Les deux fauteuils en cuir invitaient davantage à la rêverie qu’à une séance de travail mais ni Jennifer, ni Laurent ne se firent prier pour s’y installer.

« D’ordinaire, je ne suis pas tendre avec les gens de votre profession. J’aurais même tendance à les chasser dès que j’en vois un pointer le bout de son nez. Sur le papier, ils viennent toujours avec les meilleures intentions du monde. Ils vous donnent leur sujet. Vous vous dites que c’est pas mal et que vu que c’est votre métier, votre passion, partager un peu de ça, c’est bien. Et puis après vous lisez ce qu’ils font de vos propos et je vous jure que cela vous vaccine à vie vis-à-vis de ces vipères. Mais je ne vais pas vous mentir : votre visite ne manque pas de m’intriguer. Vous voulez me parler de Battaglini et de mes ancêtres Alfonso et Clementa Calabra ? Je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous mais à vous de me dire. » fit Mr Calabra en manipulant machinalement un trombone.

Laurent était surpris de l’aisance avec laquelle Calabra s’exprimait en français et ne put s’empêcher de lui faire remarquer :

« Pardonnez-moi ma remarque, mais vous parlez un français sans accent…

— Oui, la France m’a aimablement accueilli lorsque j’y ai suivi mes études culinaires. J’ai quelques bons restes dans votre langue. Ah, la France, figurez-vous que je suis absolument jaloux de la qualité de votre pain et de la délicatesse de vos pâtisseries. A l’époque, j’ai intégré l’école Ferrandi, l’une des plus réputées. Ah, j’ai adoré la vie parisienne : les quais de Seine, les bouquinistes, l’île de la Cité et ses brasseries. En racontant ça, je ressens une certaine nostalgie. C’était toute ma jeunesse. »

Sans vouloir lui manquer de respect, Jennifer n’avait que faire de la vie d’Enzo Calabra. Elle tenta donc de recentrer la conversation :

« Comme nous vous comprenons, fit Jennifer en hochant la tête. Mais nous ne voulons pas abuser de votre temps. Permettez-moi de vous expliquer la raison de notre visite. Monsieur Joly, ici présent, a déjà écrit un roman sur le sujet et il a prévu de produire un second opus. Nous menons donc une enquête plus approfondie sur Sergio Battaglini. Il se trouve que nous avons suivi la trace d’une propriété “il boschetto” qui lui aurait appartenu. Cependant, nous n’avons rien trouvé au cadastre sauf une certaine Fiorenza Esposito et ensuite votre famille. »

La réaction de leur hôte les surprit car il éclata d’un rire gras et sonore avant de se reprendre. Il toussa comme reprendre ses esprits.

« Pardonnez mon effronterie mais j’avais reconnu Monsieur Joly, dit Calabra en tournant son regard sur Laurent. J’ai lu votre livre. A part, le musée de Gènes, peu de personnes se sont intéressées à Battaglini. C’est pourtant un artiste hors pair et il est pour nous une fierté. Pour autant, il me semble que sa vie et son œuvre n’ont pas vraiment été fouillées.

— Vous m’interpellez, est-ce un reproche ? » intervint Joly en bombant le torse.

Jennifer sentit que son compère était piqué au vif.

« Non, cela ne servirait pas la cause, fit Calabra. Je trouve simplement que ce livre ne rend pas justice à à mon aïeul.

— Excusez-moi. Votre aïeul ?

— En vrai, nous n’avons pas de lien direct avec ce peintre mais il a eu une influence sur ma famille qui en a gardé une mémoire encore vivace. Vous évoquez formidablement bien la qualité de son œuvre. Mais vous taisez l’aspect novateur de son travail, le fait qu’il travaillait la matière, qu’il s'essayait à des techniques inédites.

— Mais j’en parle, s’empourpra le romancier.

— Pardonnez-moi, Monsieur Joly. Loin de moi, l’idée de vous froisser. Je me demandais à quel moment votre curiosité sur Battaglini vous conduirait jusqu’à nous. Il y a tant de choses à en dire ! »

Laurent contint son agacement car Calabra remettait en question son travail.

« Très bien. Dans ce cas, savez-vous dans quelle mesure vous et votre famille pouvez nous venir en aide ? »

Mr Calabra sourit de manière énigmatique. Jennifer et Laurent se regardèrent. Ils avaient l’impression que leur hôte ménageait un certain suspens. Mais à quel dessein ? se demanda l’écrivain.

« Ma franchise m’enjoint d’aller droit au but, ça fait gagner un temps considérable. Nous aimerions avoir la certitude que les informations que nous vous transmettrons, seront mises au profit du peintre. Nous voudrions éviter d'entacher sa notoriété.

— Un des tableaux est accroché au MoMa en ce moment, tout de même, objecta Laurent.

— Oui, mais seulement quelques papiers lui ont été dédiés. Le grand public ne le connaît que peu. Vous avez commencé à le sortir de l’ombre avec votre livre, nous considérons que c’est une première étape. Il y en a une seconde, disons, plus délicate.

— Que voulez-vous dire ? » relança Jennifer.

— Hé bien, vous allez découvrir peu à peu les choses. Auparavant, je dois m’assurer que quoi que vous écriviez, vous resterez objectif et ne porterez pas ombrage à notre héro familial.

— Nous ne savons pas ce que renferme exactement la vie de Battaglini, il est difficile de vous répondre favorablement. Il est logique à la fois de creuser pour en savoir plus sur un artiste et de taire ce que l’on trouve parce que la famille voudrait passer certains éléments sous silence pour préserver la réputation. C’est vrai que nos recherches posent autant de questions que nous trouvons des réponses. Tenez, exemple, Battaglini a acheté cette maison, il y a installé un atelier. Lorsque la préposée du cadastre nous a appris que son nom ne figurait pas dans le fichier. Donc là, il nous manque inévitablement une pièce du puzzle. »

Calabra grimaça, embarrassé.

« Rassurez-vous, il n’y a rien de crapuleux. Nous voulons éviter que poussé par l’envie d’être lu par un plus large lectorat, le ton de votre prochain opus devienne extravagant. »

Joly était contrarié que Mr Calabra ne réponde pas à sa question pourtant précise. Connaissait-il la réponse lui-même ?

« J’ai écrit le premier tome est très romancé, c’est vrai. Mais rien de tel dans ma démarche. J’aime les arts en général et loin de moi l’idée d’attirer l’attention en nuisant au peintre. Qui plus est, ce n’est pas la ligne éditoriale de mon éditrice.

— Mais pour être bien clair, vous trierez les informations que nous pourrions divulguer ? fit Jennifer en fronçant les sourcils.

— Du tout. Vous pouvez relater toutes les étapes de la vie de Battaglini… sans hé bien, sans ajouter de narration, hum, grivoise.

— Je ne suis pas bien certain de vous suivre.

— C’est tout à fait normal. Ma prudence m’invite à ne pas tout révéler. Ma famille et moi vous guiderons progressivement.

— Très bien. Je présume que nous ne pouvons qu’accepter vos conditions. Que suggérez-vous pour la suite ?

— Demain matin, à dix heures, présentez-vous au guichet. Je viendrais vous chercher. Vous m’excusez, mes collaborateurs m’attendent pour un Comité de Direction. Je ne puis vous accorder de temps supplémentaire. Demain, dix heures, vous convient ?

— Oui.

— Très bien, à demain. Je vous raccompagne. »

Enzo les raccompagna jusqu’au lobby de l’hôtel, leur adressa un sourire cordial et leur serra la main vigoureusement.

Dans le jardin, les oiseaux berçaient les passants de leurs chants mélodieux à qui voulaient bien tendre l’oreille. Laurent faisait les cent pas. Jennifer attendait la suite. Qu’avait-il en tête ?

« Ce jardin est magnifique. Tu ne trouves pas ? »

Elle s’attendait à ce qu’il parle de leur enquête.

« Je ne vous savais pas si porté sur Dame nature !

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