Chapitre 31 - L'exposition

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L’exposition Aesthetics of Smell rassemblait un parterre d’artistes, de chroniqueurs, de journalistes et de politiques triés sur le volet. Il était évident que le taxi aurait du mal à trouver une place pour déposer le couple devant l'entrée du prestigieux musée. Le chauffeur se contenta de se mettre en double file au coin de la 54ème rue, parallèle à l’entrée de la bâtisse réservée aux férus d’art moderne.

L’équipe chargée de vérifier les invitations attendait les personnes devant la porte. Il y avait tellement de monde qu’une file de plusieurs mètres s’était formée. Les touristes et les badaux qui traînaient encore un peu dans le quartier à cette heure-là, ne pouvaient s’empêcher de jeter un œil sur cette étrange brochette de personnes et de s’interroger quel événement provoquait un tel rassemblement.

Jennifer et Patrick s’insérèrent dans le flot. Le couple saluait au fur et à mesure qu’ils croisaient du regard, amis et vagues connaissances. Malgré deux ou trois SMS envoyés à son amie, Jennifer dut se rendre à l’évidence qu’elle et Patrick n’auraient pas de traitement de faveur. Ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard, avec une Jennifer qui commençait à geler, qu’ils franchirent la barrière de sécurité.

Une fois à l’intérieur, ils se mirent en quête de Gloria. Certes, en tant que responsable de l’exposition, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’elle soit très disponible mais ne pas aller la saluer risquait de la vexer. Selon Jennifer, elle devait se trouver à l’entrée, histoire d’être vue et admirée de tous. Ce fut Gloria qui les trouva en premier en surgissant de nulle part.

« Ah vous voilà, tous les deux. Je suis si heureuse de vous voir. Surtout toi, Darling, ça fait un paquet d’années. Au moins, je sais où trouver ton mari. J’ai eu tes messages tout à l’heure mais comme tu peux t’en douter, je suis débordée et difficile de faire du sur-mesure avec chacun de mes invités. »

Gloria avait une silhouette qui lui permettait toutes les fantaisies et elle ne s'en privait pas. Aujourd’hui, son dévolu s’était arrêtée sur une robe à sequins fendue à motif géométriques. L’effet moulant était à damner la gente masculine. Le coiffeur avait fait des miracles et avait réussi à dompter sa formidable crinière blonde en une sage raie sur le côté. Il fallait bien cela car les boucles d’oreilles parées de pierres rouge et bleu tranchaient complètement. Elle avait dû encore une fois supplier un joailler de lui les prêter. Le problème était que Gloria avait une façon bien à elle de comprendre la notion de prêt - souvent à longue échéance.

Il fallait l’admettre : Gloria était toujours aussi canon qu'à l’université. On ne pouvait que la remarquer et elle aimait ça. Le faste et l'exubérance était sa marque de fabrique. Elle s’affichait sans une once de timidité. Son pouvoir de séduction était indéniable pour qui s'accommodait de son caractère débordant. Un vrai bolide de compétition.

Jennifer tenta d'en placer une mais Gloria ne lui en laissa pas le temps.

« Mes chéris, je vous laisse jeter un œil sur cette extraordinaire exposition. Si vous avez des questions, venez me trouver par ici. Je devrais y être une bonne partie de la soirée pour accueillir tous mes invités. »

Elle adressa un clin d'œil à Jennifer.

« A tout à l’heure, Darling, tu me raconteras tout ce qui t’est arrivé depuis… Enfin je ne sais plus. Sauf tes souvenirs de guerres. » gloussa-t-elle.

Gloria avait tendance à voir le verre à moitié plein. C’était une de ses grandes qualités. Malgré sa grandiloquence, on pouvait compter sur elle pour faire entrevoir une lueur d’espoir dans les pires moments. En revanche, il ne fallait pas compter sur elle pour écouter les horreurs causées par les conflits armés.

Le couple se dirigea vers les salles d’exposition. Un majordome leur tendit des coupes de champagne. Portant des plateaux, des serveurs se précipitaient pour leur offrir des verrines, des petits fours ou autres gourmandises. Patrick choisit un assortiment de sushis, tandis que Jennifer se contenta d’un petit dôme vert et rose rehaussé d’une truffe. Elle ne put s’empêcher de murmurer :

« Honnêtement, je ne saurai déterminer le goût de ce truc.

— Je finis ma coupe et filons vers les œuvres. A défaut de nous sustenter, nous nous nourrirons d’art. »

Patrick posa son verre sur une table, au hasard et ils se dirigèrent vers la première salle. Une installation, baptisée ONIRYX se présentait sous une forme oblongue transparente. Quand on y pénétrait, à l'intérieur de fines tentures exhalaient des senteurs composées par la portugaise Nilda Gallo. D’imperceptibles vaporisateurs diffusaient des odeurs d’herbes coupées, de diverses fleurs. La deuxième salle proposait une expérience déambulatoire. Il s’agissait de se repérer dans un labyrinthe, les yeux bandés, et de reconnaître les effluves soumis au nez des personnes qui osaient s’aventurer dans les méandres de cette construction. L’idée était que l’homme soit au centre de l'œuvre, traverse une composition au travers de ses sens. L’odorat n’est-il pas le sens le plus développé à la naissance ? Au sortir de ce gymkhana, une tablette était tendue aux plus aventureux curieux d’établir combien d’odeurs ils avaient été à même de reconnaître.

« Au moins, ici, il y a du concret : de la peinture. Nous sommes enfin en terrain connu. Rien ne vaut le classique. Ces satanées installations, je n’y comprends rien » remarqua Jennifer.

*

Elle lâcha la main de Patrick et déambula en parcourant chaque toile d’un œil léger. Puis elle ralentit : ce furent d’abord les nuances de couleurs chatoyantes et les coups de pinceaux qui attirèrent son regard. L'oeuvre mesurait quatre mètres de large sur deux. Le cadre était posé quasiment au ras du sol, ce qui faisait que l’on se trouvait quasiment au niveau du sol de la scène. Le relief de la peinture avait un effet immersif assez renversant. Jennifer reconnaissait là une technique inventée par Gloria car à l’époque de l’université, celle-ci lui avait déjà rebattu les oreilles avec ce “truc”.

L’attention de Jennifer revint sur la peinture. Au centre, il y avait une enfant aux longs cheveux bruns, de huit ou dix ans avec de longs cheveux bruns. Elle avait dans sa main gauche un filet à papillon et pointait quelque chose hors du champ du tableau de l’index de la droite. Elle semblait sourire. Suivant l’angle, on pouvait lui trouver un air mutin ou souffreteux. Mais l'œil ne s’attardait pas sur cette ambiguïté : il était happé par la lumière, une espèce de halo dont on ne savait s’il émanait de l’enfant ou s’il l’enveloppait comme pour la protéger. En inclinant la tête, on pouvait suivre le rayonnement jusque dans ce qui constituait le premier arrière-plan de la peinture, un jardin donc l’accent était mis sur un bosquet d’un vert absinthe entouré de part et d’autre de parterres de fleurs colorées. La composition de cette partie donnaient l’impression qu’on avait reconstitué la scène à partir des souvenirs d’un rêve. La lumière diaphane qui nimbait la quasi-totalité des lieux renforçait cette sensation. Des papillons, peu nombreux mais peints d’une manière réaliste, contrebalançaient l’effet. Leurs positions n’étaient pas dues au hasard car toutes les lignes de force semblaient converger vers le bosquet. On était aspiré vers lui. Non pas seulement par le visuel car chose rare et originale, l’odeur de l'œuvre y invitait aussi. Pour une raison qu’elle ne comprit pas, des sensations étranges s’emparèrent de Jennifer et de tout son corps. Un sorte de bouillonnement intérieur, des frissons comparables à une poussée de fièvre subite. Pas désagréable mais indescriptible au point qu’elle sentait son cerveau en lutte pour comprendre cette espèce de transe qui la pénétrait au plus profond d’elle-même.

Jennifer dut se concentrer pour examiner le second arrière-plan : une belle propriété en pierres grises et roses. Le style architectural de la bâtisse, bien qu’elle ne soit pas très détaillée, rappelait une période contemporaine au peintre. Pourtant le jardin lui semblait familier. Elle se décala quelques secondes vers la fiche descriptive de l'œuvre pour lire le nom de l’auteur : Sergio Battaglini, 1824-1855. Cela ne lui disait strictement rien mais le pauvre n’avait pas vécu très longtemps. Une guerre, une épidémie peut-être.

Prise de curiosité, elle s’avança juste ce qu’il faut pour éviter que ne se déclenche l’alarme destinée à protéger l'œuvre. L’odeur du bosquet fleuri lui monta de nouveau au cerveau de manière fulgurante. Tantôt vive, tantôt pénétrante. Ces nuances olfactives entraînèrent une sorte d’étourdissement. Elle avait l’impression de revivre une scène déjà vécue. Tout ressurgissait comme un souvenir issu de son enfance sans qu’elle puisse y donner une réalité factuelle. La robe bleue à volants par exemple, elle eut le sentiment de se reconnaître. Elle avait des souvenirs de sa grand-mère en vacances, en Italie. Elle se remémorait un jardin avec un taillis de fleurs comparable à celui du tableau. Mais il était impossible d’être la fille de ce tableau. Elle devait faire erreur. “Les deux éléments sont anachroniques” se dit-elle. “Comment se fait-il que ce tableau et ce souvenir fugace semblent ne faire qu’un” ? Tout à ces questions, elle ne sentit pas son mari qui avait posé sa main sur son épaule. Elle ne pouvait s’échapper des joues, des cheveux, des oreilles de cette petite fille qui lui ressemblaient trait pour trait. Patrick dut insister. Il pressa sa main en tentant de ne pas faire de mal à ce corps noueux et frêle.

« Tu vas bien ? Tu trembles de la tête aux pieds.

— Oui, oui, finit-elle par bredouiller. Ça va, ça va. Je ne me sens pas très bien, on rentre ? Ça doit être un contre-coup de la fatigue accumulée. »

Ne comprenant pas ce qui agitait son épouse et ne sachant comment l’aider, Patrick fut soulagé de pouvoir quitter l’exposition. Ils quittèrent donc l’événement en passant devant Gloria qui écarquilla les yeux.

« Comment vous partez déjà ? Ne me dites pas que vous avez tout vu ! Mais Jennifer, ma puce, tu es pâle comme un linge. Tu as vu un fantôme ou quoi ?

— Tu ne crois pas si bien dire. Il faut que je rentre. J’ai dû attraper un virus en Birmanie, regarde comme mes mains tremblent.

— Tu as raison. Patrick, je compte sur toi pour veiller sur ta femme. Fais-la examiner par un médecin. »

Désireux de prendre l’air, le couple récupéra les manteaux au vestiaire et sortit.

« Ouf, cette brise du soir me va bien. Je n’en pouvais plus.

— Mais, Jennifer, que vient-il de se passer ? Ton état m’a inquiété.

— Je ne sais pas. C’est ce tableau italien de Battaglini. Son odeur m’a chavirée. Dès que je l’ai sentie, j’ai été comme transportée dans un autre espace-temps. On aurait dit un souvenir.

— Comment ça un souvenir ? Le tableau a été peint au milieu du dix-neuvième siècle, si je ne m’abuse.

— C’est pour ça que je dis que j’ai perdu toute notion spatio-temporelle. C’est purement et simplement incroyable. J’ai comme la sensation d'avoir fait partie du tableau. Comme si j'avais été cette petite fille qui jouait dans ce jardin.

— Jennifer, je n’y comprends rien. La Birmanie a dû cogner sur la tête. Tu peux marcher ? Ca va t'aérer l’esprit.

— Bonne idée. »

Patrick lui prit la main.

Jennifer reprit peu à peu ses esprits. Soudain, les paroles de la chamane lui revinrent. N’avait-elle pas évoqué des couleurs ou des odeurs lui guideraient ? Elle avait parlé d'une quête.

Dans ses réflexions, elle sentit la main de son mari qui pressait ses doigts pour lui signaler que le taxi était là pour les ramener.

*

La nuit qui vint, Jennifer connut un sommeil agité, empli de rêves, entrecoupés de cauchemars. Elle se réveilla plus fatiguée que lorsqu’elle s’était couchée. C’était quelque chose d'assez courant pour elle lorsqu’elle partait sur le terrain.

Encore dans son lit, elle tenta de recoller les bribes de ce qu’elle avait vécu la nuit. Elle entendit son mari se raser. La proximité de Patrick la rassurait. Dans leur couple, c’est plutôt elle qui prenait les devants. Lui était d’une nature si angoissée qu’il parvenait difficilement à arrêter des choix clairs et définitifs. C’en était épuisant. Tout à sa réflexion, elle se recentra sur ses souvenirs immédiats. Elle tenta de se rappeler de la dernière image de son rêve. Elle se redressa, attrapa un stylo et un carnet.

La dernière image que j’ai vue huuuum, je ne sais plus. Si, je suis dans un jardin ou sur une terrasse, un filet à papillon posé au sol. Je n’ai pas envie de les attraper, juste de les toucher du doigt. Je ne veux pas les emprisonner. C’est comme si on faisait une course. La liberté, c’est mieux que la captivité. Je cours, je saute. Je sais que je suis bien plus jeune que je ne le suis actuellement. Quel âge ? 8 ans ? 9 ans ? Derrière, il y a une maison de couleur ocre. Une voix m’appelle. Je l’ignore. Je cours encore, j’aimerais être le papillon que je poursuis, j’aimerais pouvoir voler. Soudain, Bam ! C’est quoi ça ? Un éclat en métal tombe sur mes mains. Mes os sont brisés. J’hurle. La douleur me transperce. Et puis, des nuées de papillons jaune et orange trouvent un passage entre les bouts de doigts épars. Ils resoudent mes fractures. Me guérissent. Huuum… étrange. Ça n'a ni queue, ni tête. Est-ce que je me souviens d’autre chose ? A nouveau, le jardin, avec le bosquet en plus. Les papillons se dirigent vers la lumière. Heu, c’est n’importe quoi. Le pouvoir de l’imagination ! Une voix m’appelle encore. Happée par l’aura du bosquet, je décide de ne pas répondre. Je veux explorer. Une odeur. Une odeur agréable, fleurie, envoûtante. En fleurs… oranges réunies en grappe. Les corolles s’ouvrent, des papillons en sortent. Comme si la fleur donnait naissance aux papillons. Ils sont tout petits, puis, grandissent, grandissent indéfiniment. Ils deviennent géants puis éclatent et plus rien. Oui, c’est là que je me suis réveillée. Et puis, quoi d'autre ? Bof, plus rien. Ce n’est rien, les rêves, ça va, ça vient. Demain, j’aurai oublié ”. Elle se dit qu’elle allait virer folle à force de se parler toute seule. La sortie de Patrick de la salle coupa court à cette idée.

« Comment te sens-tu ? fit-il. Tu as parlé cette nuit.

— Ha, qu’ai-je dit ?

— J’ai pensé à un moment que tu me parlais. Puis je me suis rendu compte que non. Tu dormais. Tu mélangeais italien et français. Aucune idée du sens. J’avais cependant l’impression que tu discutais avec quelqu’un.

— Oula, si je commence à parler la nuit toute seule, il faut peut-être s'inquiéter.

Patrick se mit à rire :

— Tu le prends avec humour. Parler dans son sommeil n’est pas inquiétant, je pense. »

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