Chapitre 24 - Le plan

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D’ordinaire, Shany aurait fait la grasse matinée jusqu’à dix ou onze heures. Là, elle était obnubilée par l’idée de tester le contenu de la fiole. Il était six heures quand elle se réveilla et son cerveau entra en ébullition. Donner le produit à Clara n’était clairement pas la tâche la plus compliquée. En une seule journée à l’hôpital, elle pouvait se créer une vingtaine d’occasions pour verser une dose dans un verre et le donner à sa nièce sous un prétexte quelconque.

Voyant qu’elle n’allait pas se rendormir, Shany se leva et fouilla dans son sac pour sortir un cahier et un bouquin. Elle n’allait pas débarquer à l’hôpital à sept heures du matin donc elle décida de travailler un peu sur son mémoire. Elle relut les derniers paragraphes qu’elle avait écrits lorsque une idée commença de germer dans son esprit. Et si elle rédigeait un faux brouillon de mémoire en prenant la maladie de Clara comme sujet… Pouvait-elle prétendre ensuite dans ce cadre avoir besoin de données pour ses recherches ? Le faire officiellement n’était pas envisageable car elle était trop avancée dans son mémoire pour en changer mais officieusement, il y avait peut-être quelques options à essayer. Si elle passait par le médecin, elle allait tout droit dans le mur. Elle ne le connaissait pas vraiment et le peu de fois où elle l’avait croisé, le courant n’était pas vraiment passé entre eux. En revanche, dans le dispositif médical, il y avait toujours des failles. Là où il y avait le plus d’humanité, les infirmières. Honnêtement, cela la gênait de profiter de cette pseudo faiblesse mais pour arriver à ses fins, elle n’avait clairement pas d’autre option. Il y avait une autre évidence qui se dessinait : la personne toute désignée pour mettre en œuvre son plan était Monica.

Elle ne connaissait pas son nom de famille bien que cela fasse un bon nombre d’années qu’elles s’étaient rencontrées. Monica était une personne qui comptait dans son univers. C’était elle, l’infirmière qui s’était occupée d’elle et l’avait rassurée, la première fois où elle avait accompagné Clara dans cet hôpital. A ce moment, comme toujours, Jennifer n’était pas là et Patrick était évidemment plus préoccupé de l’état de santé de sa fille que par les angoisses de Shany. Même s’il faisait en sorte de lui octroyer un peu de temps, Patrick n’était pas le genre de personne à savoir trouver les mots pour redonner le moral à une gamine de douze ans. Monica, en revanche, l’était. Elle connaissait très bien son métier et avait rapidement compris la situation. Quand Clara faisait une crise, c’était toujours impressionnant à voir. Dès la première, Shany avait commencé à faire des cauchemars. Plusieurs fois, elle s’était retrouvée avec l’impression de ne plus pouvoir respirer. A cet âge, on restait fragile et impressionnable. Tout cela, Monica semblait l’avoir compris au premier coup d'œil. Pour Shany, ce fut une très bonne chose. Le séjour de Clara dans cet hôpital n’était que le premier d’une longue série. Au début, c’était davantage par précaution que pour des raisons médicales. Il était difficilement imaginable que la famille prenne en charge la mise sous oxygène de Clara en cas de rechute. De plus, comme aucun diagnostic n'était encore posé, il semblait plus pratique que Clara soit “à la disposition” de ses médecins pour qu’ils puissent compiler des données et trouver de quoi elle pouvait souffrir. Ce fut un vrai chemin de croix en définitive car faute de résultats probants, quelques médecins commencèrent à mettre en doute la véracité des symptômes de Clara. Certains se mirent à évoquer la possibilité qu’elle pouvait être atteinte d’une pathologie d’origine psychologique. Il va sans dire que Patrick et Jennifer furent très peu réceptifs à cette explication. Malgré l’insistance des médecins à vouloir minorer les problèmes et à transformer chaque symptôme en manifestation d’une perturbation psychique quelconque, ils continuèrent à se battre. Ils ne voulaient pas que l’équipe médicale classe le dossier de leur fille dans une mauvaise case. Les médecins n’avaient de cesse de rappeler le contexte dramatique qui avait entouré la naissance de Clara. Ils soutenaient que les événements un peu mouvementés intervenus durant les mois qui avaient suivi, l'avaient fait somatiser l’anxiété ressentie en développant plusieurs manifestations d’une maladie cohérente mais sans fondement physique.

A cause de l’insistance des médecins à tenir ce discours, Patrick qui pourtant dans le couple qu’il formait avec Jennifer, semblait être le moins enclin à sortir de ses gonds, avait failli un jour en venir aux mains avec le pédiatre hospitalier du moment. Ce jour-là, Shany, du haut de ses treize ans, l’avait retenu. Elle ne lui en avait pas voulu car, même s’ils avaient du mal à s’entendre parfois, elle imaginait très bien ce qui pouvait bouillir dans la tête de son beau-frère en entendant parler de sa fille ainsi. Dans tous les cas, les échecs à répétition sur le diagnostic de la maladie de Clara eurent pour effet d’amener Shany à fréquenter très souvent le Saint-Luke’s Roosevelt Hospital. En conséquence, elle vit de plus en plus Monica.

A l’époque, Shany n’avait pas réellement conscience de ce qu’était la vie et de ce qu’était un boulot. Pour elle, Monica était infirmière, point. Elle vivait en permanence à l'hôpital et elle n’était là quasiment que pour s’occuper de Clara et un peu d’elle parfois. Monica lui parlait souvent de l’état de santé de sa nièce, de son évolution. Elle savait utiliser des mots simples pour lui expliquer, tout le contraire des médecins fichus de leurs airs hautains qui baragouinaient des mots étranges qu’eux seuls semblaient comprendre. Shany ne comprenait pas. Quel intérêt y avait-il de parler avec un tas de vocabulaire indéchiffrable ? Le principal intérêt qu’avaient deux êtres humains de dialoguer était d’arriver à se faire comprendre l’un de l’autre, mais dans le cas du médecin, ce n’était pas l’enjeu. Bien entendu, celui-ci se doit d’éviter de trop jargonner de façon technique. Ceci dit, pour tout néophyte non rompu au langage médical, les explications parfois les plus vulgarisées restaient souvent absconses. L’écueil est que personne n’ose pas avouer qu’elle n’a pas compris ce que le professionnel lui a dit. Avec du recul, Shany se dit que c’était peut-être Monica qui lui avait instillé l’idée de faire ses études et de s’orienter dans la recherche des médicaments. Des “remèdes” et des “potions”, comme elle disait à l’époque. Quoi de plus normal finalement, que de faire appel à elle pour administrer la potion ultime ?

« T’es déjà réveillée ? fit la voix de Jodie au travers de la porte.

— Oui, tu peux entrer si tu veux.

— Oh cela aurait été avec plaisir, mais c’était juste pour te dire que je nous ai préparé un bon petit déjeuner et que si tu es affamée, tu peux venir me rejoindre.

— D’accord, j’arrive dans cinq minutes. »

*

Lorsque Shany prit place sur le haut tabouret et posa ses coudes sur le comptoir qui séparait la cuisine du salon, Jodie perçut sur le visage de son amie une expression qui laissait présager quelque chose d'important en préparation.

« Quelque chose à déclarer, mademoiselle ? Vous m’avez l’air de la future coupable d’un méfait qui va la satisfaire. Je me trompe ? »

Shany eut un mouvement de recul. Jodie était-elle une sorte de sorcière médium, ou pouvait-on tout lire sur son visage. La seconde option étant la plus probable, Shany décida d’organiser sa défense autour de la première.

« Serais-tu devenu une sorte de mentaliste ? Ou adepte d’une sorcellerie quelconque ?

— Tu sais… J’aimerais bien. Si c’était le cas, je pourrais changer de boulot, gagner plein d’argent et me sauver sur une petite île paradisiaque avec de beaux mâles à disposition quand j’en aurais envie… Mais à mon plus grand regret, l’explication est beaucoup plus simple. Tu es un livre ouvert. Tu n’as jamais su masquer tes émotions et je suis capable de savoir qu’il se trame quelque chose dans ta tête avant que toi-même, tu en sois consciente ! Alors accouche !

— Non, rien de spécial.

— Tu mens.

— Un petit peu. C’est juste une broutille à propos de Clara. » tenta-t-elle de minimiser.

En mettant Clara dans l’affaire, Shany savait que si elle devait ne pas dire toute la vérité, ce serait plus simple. Elle n’avait pas d’imagination.

« Tu reviens la voir pour lui faire des misères ? J’ai peine à y croire…

— Non, au contraire. Mais pour l’instant, je préfère ne rien dire. Faut que je peaufine les choses.

— Mmm, ok. Comme tu veux. Au fait… Tu te rappelles de Yannick ?

— Oui, comment voudrais-tu que je l’oublie ? Nous nous sommes suivis quasiment depuis le début de mon doctorat. Il est même venu ici quand nous révisions si ma mémoire est bonne. C’est peut-être de là que tu le connais d’ailleurs.

— Bah, figure-toi que le fameux Yannick est passé à ma boutique, il y a quelques semaines.

— Ah bon ? Il fait de la photographie ?

— Oui.

— Pourquoi tu me parles de Yannick ?

— Bah figure-toi qu'il est passé à la boutique et j’ai pas mal accroché.

— Ah.

— Et je me disais que, comme tu le connais un peu plus que moi, tu pourrais l’inviter à dîner un de ces soirs.

— Tu veux que je l’invite à dîner ici ? A l’appart ? Moi ?

— Oui.

— Il va se faire des idées.

— Je ne pense pas.

— Tu n’as pas l’impression qu’à tout moment, ce truc pourrait partir en cacahuète ?

— Genre, il tombe éperdument amoureux de toi ?

— Pff… » fit Shany dans un fou rire naissant.

Jodie ne fut pas en reste.

« Non mais…. Sérieusement. Rends-moi service, s’il te plait ? »

Bien que l’idée continuât de lui paraître totalement farfelue, Shany finit par céder et promit à Jodie d’appeler le fameux Yannick dans la journée. Elle regarda l’heure à la pendule : il fallait qu’elle se presse pour se rendre à l'hôpital le plus tôt possible.

*

« Je vais y aller. Tu ne travailles pas aujourd’hui ? demanda Shany en sortant de la salle de bain.

— Non, j’ai pris un jour de congé. J’avais prévu le coup dans l’éventualité d’un jour de l’an plus compliqué. Mais je suis devenue une grand-mère et je vais juste traînasser toute la journée.

— Tu veux venir avec moi ?

— Euh… non sans façon. Non pas que je n’aimerai pas rencontrer ta nièce mais les hostos… Je ne suis vraiment pas fan. Moins je les fréquente, mieux je me porte. »

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