Chapitre 17 - La vision de Maya

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Le chemin du retour parut plus rapide à Jennifer que l’aller. Lorsqu’ils arrivèrent aux abords de la maison où ils avaient passé la nuit, une vieille femme qui venait en sens inverse, les aborda. Aux intonations de sa voix, Jennifer crut au début qu’elle leur reprochait quelque chose mais il n’en était rien. C’était une parente éloignée de la famille qui habitait là. Elle cherchait une hospitalité de passage. Jennifer lui donnait bien soixante-dix ans. Elle avait encore le pied alerte et son regard était perçant. L’homme qui les avait accueillis la veille était assis devant la maison en train de réparer un objet en bois. Il leva la tête lorsqu’il vit le groupe arriver. Il sembla reconnaître la vieille femme et montra même un enthousiasme qui réconforta Jenny. Peu importait les circonstances, voir des sourires, ramenait à l’essentiel de l’humanité. L’homme fit signe à Jennifer de s’approcher et lui proposa de boire un thé à l’intérieur de la maison. La vieille femme suivit le mouvement. Ils se retrouvèrent ainsi tous les trois assis autour d’une petite table. Pendant que leur hôte faisait chauffer de l’eau, Jennifer ne put s’empêcher de remarquer que la vieille femme la dévisageait. Elle la fixait de son œil noir, sans ciller, comme si elle ne respirait plus. Elle commença à parler à Aye et Jennifer devina facilement qu'elle était l’objet de sa conversation.

« Maya dit que tu es jolie et que tu as l’air bien courageuse. Elle se demande ce que tu es venue faire ici.

— Maya ? C’est joli aussi. Remercie-la. Tu n’as qu’à lui dire que je suis venu écrire ce que les gens vivent en ce moment. »

Aye transmit. Maya faisait de grands gestes qui impressionnaient la jeune reporter.

« Elle dit que c’est une bonne chose. Il n’y a pas assez de personnes comme toi pour dire les choses sans les déformer ou les transformer en mensonges. Elle dit que tu en seras récompensée. Rien n'arrive par hasard. Ta lignée est remarquable. Tu verras, elle te guidera pour faire de grandes choses, elle te donnera des réponses vitales qui s’y cachent.

— Ma lignée ? Que veut-elle dire ? »

Aye posa la question à Maya. La vieille femme regarda Jennifer et sembla hésiter à répondre. Elle lui fit signe de tendre sa main. Jennifer obéit et plaça sa main droite entre celles ridées et osseuses de Maya. Elle commença à parler, ou plutôt à psalmodier des mots. Jennifer crut un instant que c’était une sorte de chant ou de prière qui n’en finissait pas.

« Que fait-elle ? »

Aye secoua la tête et intima de se taire. D’un signe de moulinet de la main, il lui indiqua qu’il allait lui traduire les choses après. Jennifer un peu partagée, avait la tentation de retirer sa main pour se protéger. Se protéger de quoi ? Maya n’était pas une ennemie.

La psalmodie dura un temps indéfinissable. Maya relâcha enfin la main de Jennifer. Elle entonna un chant d’où il semblait que plusieurs voix s’échappaient de sa gorge. Jennifer n’avait jamais entendu une chose semblable. La femme se figea. Jennifer ne savait plus comment se comporter, elle se tourna vers Aye qui semblait en apnée. Maya se tourna vers Aye et lui dit quelque chose d’assez long. Aye fronça les sourcils dans une moue qui oscillait entre inquiétude et incompréhension.

« Alors ? »

Aye prit son temps pour lui répondre.

« C’est compliqué à traduire. C’est une sorte de prédiction avec beaucoup d’images et de symboles. Je ne suis pas sûr de savoir retranscrire en anglais. Il y a des mots, des concepts qui n’ont pas d’équivalent. Dans la première partie, il est question que tu vas bientôt partir à la rencontre de tes ancêtres… Ou tu vas parler avec eux… ou plutôt l’inverse, c’est eux qui vont te parler.

— Euh, tu parles de communication avec l’au-delà ?

— Je ne pense pas.

— Alors comment mes ancêtres pourraient-ils me parler alors ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne pourrais pas le lui demander ?

— Si mais avant je voudrais terminer de te dire le reste.

— Je t’écoute.

— Ensuite, elle dit que tu traverseras des océans et des mers pour te rendre dans leur demeure. Elle a parlé ensuite de couleurs, d’odeurs qui confirmeront que tu ne t’es pas perdue en route et…

— Et ?...

— C’est là où l’histoire trouve une sorte de conclusion. Je ne sais pas comment on peut mettre un sens réel à cela. En gros, c’est parce que tu seras là dans cette demeure que la réponse au plus grand drame de ta vie te sera révélée.

— Le plus grand drame de ma vie ? Elle fait référence à quoi ? On ne se connait pas, comment peut-elle avoir la moindre idée de ce qui pourrait être un drame pour moi ? Et l’histoire de la révélation… Elle me prend pour Moïse ?

— T’emballe pas. Cela peut te paraître complètement ésotérique. Maya est une sorte de shaman. Il faut bien voir que ce n’est pas son métier, juste qu’elle rentre parfois dans un état de conscience modifié, qu’elle fait des prédictions… Du moins, elle décrit sous la forme d’une sorte de mantra ce qu’elleperçoit. Voilà pourquoi, je voulais aller au bout de l’explication avant de lui poser tes questions. Je doute qu’elle puisse t’en dire beaucoup plus, ce n’est pas une vision… Elle n’est pas voyante. Bon, j'essaye d’en savoir davantage. Tu as d’autres questions avant que je l’interroge ?

— Bien sûr. Si tu dis qu’elle n’est pas médium, peut-elle éclaircir les choses ? »

Aye hocha la tête avant de discuter avec la vieille femme. Jennifer avait le cerveau en ébullition. Le fait d’évoquer ses ancêtres la renvoyait quelques années en arrière, sur la période qui allait de son adolescence à la fin de son cursus scolaire. Durant toutes ces années, elle avait suivi avec intérêt ce que sa tante et sa mère avaient réalisé depuis des années sur la recherche de leurs racines. Petit à petit, elles avaient reconstitué un arbre généalogique aussi extraordinaire dans la diversité de lieux, de pays que cela faisait traverser que banal par le fait que ce voyage n’était qu’une traduction sans surprise de ce qu’en avait retenu l’Histoire avec un grand H. Pas d’événements ou d’anecdotes qui aillent à contre-courant. L’histoire ne pouvait se raconter que sur la base des traces que ces ancêtres avaient laissées. Certains étaient de vrais petits poucets, d’autres pas du tout et on perdait du coup toute possibilité de remonter, reconstruire la petite histoire.

Côté paternel, les choses se révélaient disparates : la famille Hall suivait la trajectoire de l’Histoire américaine On se retrouvait rapidement vers mille sept cents en Grande-Bretagne. On trouvait du côté de la grand-mère, une origine européenne, non en Angleterre mais en Italie. La branche maternelle, plus standard montraient plusieurs générations de migrations comme en connaissant l’histoire du Québec.

« Elle est désolée. » fit Aye en se retournant de nouveau vers Jennifer.

« Elle est désolée de quoi ?

— De ne pas pouvoir répondre à tes questions. En fait, elle m’a raconté un peu son histoire et m’a expliqué ce qu’étaient ces moments où elle se retrouve dans un état de conscience modifiée. Elle en souffrait au début, elle croyait qu’elle était malade depuis son adolescence. Personne n’a su lui expliquer d’où ce don si je puis dire venait, les visions ont fait peur à tout le monde. Sa famille l’a même très tôt éloignée de son village surtout quand ils se sont rendu compte que les choses qu’elle décrivait correspondaient à des événements qui se réalisaient. Dans la multitude de prédictions, lorsque certaines ont le goût du malheur ou dénoncent des mensonges qui mettent en lumière les trahisons, on finit par en vouloir au messager et à s’en prendre à lui pour éviter de se confronter aux réalités.

— Ce n’est pas très juste en effet. En même temps, je suis obligée de comprendre l’attitude des gens quand ils se retrouvent embarqués sans rien avoir demandé à personne. Visiblement, elle ne contrôle pas ses visions qui viennent à elles comme cela vient de se passer donc… Oui, on ne peut pas lui en vouloir. Reste que cela fait peur.

— Les sentiments de peur reste au final. La peur engendre le rejet. Dis-moi, je peux te poser une question personnelle ?

— Vas-y toujours et je te dirais si je veux te répondre ou pas. »

Aye dodelina de la tête et continua :

« As-tu une fille ? »

Jennifer retint un léger sursaut car elle ne s’attendait pas à une telle question et surtout aussi ciblée.

« Oui mais pourquoi me demandes-tu cela ? C’est plutôt vachement précis comme question.

— Pour rien. Enfin… Si. Maya, quand elle a parlé du plus grand drame de ta vie, elle a précisé : que tu avais engendré en faisant l’accord au féminin. Je ne l’avais pas relevé dans ma première traduction mais en y repensant, j’ai noté cette nuance qui m’a semblé importante.

— Effectivement. Ce n’est pas qu’important, c’est à la fois impressionnant, troublant et inquiétant.

— Inquiétant ?

— Oui, enfin nan. Bref, c’est vrai que c’est plutôt encourageant le fond du message mais c’est flippant parce qu’on dirait qu’elle connait ma vie alors que je n’en ai jamais rien dit. »

Jennifer regarda Aye et vit dans son regard qu’il était perdu. Elle parlait qu’à demi-mots et en ne faisant qu’esquisser les choses. Un peu de franchise et éviter de tourner autour du pot simplifierait grandement les choses.

« J’ai une fille et elle a une maladie rare. Il n’y a pas de traitement. On ne peut que soigner les symptômes. Pour l’instant, c’est le seul moyen de ralentir la progression. C’est plutôt efficace parce que… »

Jennifer fit une pause. Les mots se coinçaient dans sa gorge. C’était un sujet qu’elle n’aimait pas aborder. L’évoquer lui rappelait une réalité à laquelle elle ne voulait pas se confronter. Elle manquait de courage, préférant fuir. Cela, elle préférait ne pas le reconnaître car au fond d’elle, ce n’était pas ce qu'elle ressentait. Force était de constater qu'il s'agissait uniquement d’égo à sauvegarder.

« Parce que pour l’instant, elle vit quoi ! C’est cela qui compte. De toute manière, on n’a pas grand-chose à faire si ce n’est qu’attendre des nouvelles ou des espoirs de la part des médecins. »

Rien à faire sinon qu’attendre. Elle fuyait limpossibilité d’avoir le contrôle sur l’état de santé de sa fille et sur sa propre vie plus généralement.

« Si je ne me trompe pas, d’après Maya, ta vie s'apaise.

— Oui… Si elle n’est pas folle. Désolée, ce n’est pas contre elle mais tu sais, l’espoir quand il ne s’appuie sur rien de rationnel, ça peut vite devenir casse-gueule. »

Le visage de Jennifer s’assombrit. Aye esquissa un geste de compassion, la jeune femme le stoppa de la main. Elle s’éloigna de quelques mètres en gardant le regard dans le vague. Aye réfléchit et finit par comprendre la réaction. Lui ne voyait que l’espoir car même si les choses tournaient mal, il n’aurait pas à vivre pour le reste de son existence avec cette impression d’avoir entretenu l’idée d’un futur non réalisé. Ce n’était pas tant que la conséquence fut fatale, il y avait pire : avoir convaincu la principale concernée d’un mensonge.

Jennifer resta silencieuse par la suite. Aye s’en voulut et se demanda s’il avait été maladroit en interrogeant plus que de raison Jennifer sur des aspects intimes de sa vie. Il réalisa que ce qu’il ressentait à cet instant était un sentiment du quotidien de Maya. Comment pouvait-elle vivre tiraillée ainsi entre la tentation de dévoiler des pistes d’avenir et ne rien dire pour éviter de déstabiliser toute la construction mentale d’un individu ? Ainsi, le don de Maya paraissait tout de suite moins enviable.

Aye laissa Jennifer tranquille toute l’après-midi. Il ne lui adressa de nouveau la parole qu’en fin de soirée. Il avait préparé quelques nems accompagnés de riz avec de la nourriture achetée à leur hôte. Jennifer avait profité du temps libre pour écrire dans son journal qui ressemblait à un début de récit qui lui servirait certainement de trame à son article. Lorsque Aye vint lui proposer de dîner, elle accepta avec un grand sourire. De toute évidence, le creux de la vague était passé, elle était redevenue la Jennifer gaie.

« On va se coucher tôt. La journée de demain risque d’être très longue et mouvementée. » dit-elle en prenant le premier nem dans une feuille de menthe.

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