PARTIE II  CHAPITRE  1: LE NAUFRAGE

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Je me nomme Robert de Fort. Alors que le voyage de la vie suivait son cours, j'ai subi un terrible naufrage, celui de la vieillesse. Je n'ai pas vu les rochers menaçant ma frêle embarcation et je me retrouve seul maintenant.
J'ai exercé jadis le modeste emploi de libraire. Je me nourrissais l'âme et tuais le temps, ce terrible ennemi. Grâce aux livres que je lisais et qui avaient fini par envahir ma maison tout entière. Le vaisseau s'est donc échoué dans l'océan du temps. Pour une raison qui m'échappe je ne parviens plus à lire. Selon quelques affreux apothicaires, j'ai besoin de drogues pour ne pas sombrer dans le désespoir.

Personne ne me regrettera, je suis sans descendance.
Alors que le navire s'échouait au bord de l'île, des matelots vêtus de rouge m’ont lancé un énigmatique "Bienvenue au mouroir".

C’est alors que quelques indigènes, des femelles vêtues d’une tenue de rituel blanche, m’ont accueilli avec agressivité. Ces êtres étranges appellent l’île où j’ai atterri EHPAD. Au premier abord l'île me sembla déserte. Je décidai de l’inspecter. J'étais seul, abandonné au milieu de cette terre hostile. Force était de constater que, mise à part ces jeunes femmes tribales qui me parurent assez dangereuses immédiatement, le reste des autochtones semblait être absents à eux-mêmes. C'est comme s'il n'y avait personne, juste quelques vieillards dont je ne savais pas réellement s'ils étaient encore en vie. Après de longues interrogations, il fallait que je me rende à l'évidence : j'étais seul sur cette île qui se réduisait à quelques couloirs tout au plus.

Heureusement, si je ne parviens plus à lire, le destin a fait que je puisse écrire. C'est ma seule bouée de sauvetage, la seule activité à laquelle je me raccroche pour ne pas sombrer dans la folie. C'est incroyable comme la solitude et l'ennui peuvent fragiliser la santé mentale d'un homme.

J'ai retrouvé un carnet dans lequel j’écris, ainsi qu’un agenda. Ici, chaque jour ressemble à un autre jour. Et, dans cette île EHPAD, remplir ce journal de bord est la seule solution que j'ai trouvée pour rester ancré dans la vie réelle, pour ne pas perdre pied dans ce labyrinthe temporel qui me rend fou et m'éloigne un peu plus encore de mes contemporains, de mon statut d'homme, tout simplement. Chaque jour, je coche une page de cet ouvrage précieux. Aujourd'hui, c'est la saint Patrick. Il doit y avoir des Patrick à qui l'on souhaite la fête. Comme j'aimerais qu'à mon tour, lorsque le jour de la saint Robert arrivera, quelqu'un me lance un joyeux "bonne fête Robert ", mais je sais que cela n'arrivera point. Ah ! la Saint- Patrick ! Je me souviens avec émotion de soirées passées dans les bars avec mes amis aujourd'hui décédés à boire quelques pintes et à rire avec insouciance. C'était le bon temps. Adieu intelligence, adieu beauté, adieu jeunesse, tout est passé, c'est le temps qui me vainc ! Ah comme j'aimerais pouvoir relire Proust ou Cervantes. Ces livres seraient pour moi un tel baume au cœur.

Désormais il me reste que ma mélancolie… Je regrette tellement ce temps béni où j’étais en possession de toutes mes capacités, et où j'étais entouré d'amis qui donnaient du sens à ma vie.

Aujourd'hui, que reste-t-il de tout cela ? Rien. Je suis un survivant du naufrage. Le seul, l'unique à avoir survécu. Je me raccroche alors à ces petites joies du passé, ces moments à jamais éteints. Et plus je me tourne vers le passé, plus je me rends compte que mon plus grand bonheur résidait non pas dans ces moments de lecture, aussi solaires soient-il, mais bien à mes retrouvailles entre amis, ces moments de partage autour d'une bière ou à écouter de la musique tout en refaisant le monde. Aujourd'hui je ne peux rien changer au fait qu’il tourne sans moi.

Je dois bien reconnaître que ces souvenirs remplissent ma vie et sont désormais tout ce qui me reste…

La nourriture sur cette île est affreuse. Bien évidemment, personne ne se plaindra. Je ne sais même pas si les morts-vivants peuvent encore parler. Je n’entends que grognements, borborygmes incompréhensibles et quand ils boivent la soupe ça fait de grands slurp et ça fait de grands slurp. Brel avait raison. Lui pouvait chanter « quand on a que l'amour », moi je l'ai connu brièvement, mais la femme de ma vie est décédée bien trop tôt. Depuis, j’ai fait une croix sur l’amour… et ça fait des grands slurp, et ça fait des grands slurp!

Si seulement j'avais des enfants ou des petits-enfants pour me rendre visite, comme je serais heureux. Mais je suis seul dans cette île et je mourrai seul sans que personne ne me regrette ou ne me pleure.

Aujourd'hui j'ai vu le chef de la tribu des femmes en blanc. Il m'a trouvé triste, alors il a augmenté les drogues. C'est peut-être à cause d'elles que je n'arrive plus à lire. Mais apparemment je n'ai pas mon mot à dire. De toute façon, tant que je continue à écrire, je me sens encore un peu vivant.
C'est mon radeau à moi, ma manière de me dire que je peux m'évader, me libérer de cet endroit maudit, même si ce ne sont que des évasions de l'esprit. Mais c'est bien tout ce qu'il me reste.

J'ai tenté à nouveau de communiquer avec les autochtones mais cela a été un échec. Apparemment ces sauvageonnes cannibales leur ont mangé le cerveau à coup de drogues. C'est terrible tout de même de devoir partager l'île avec cette tribu de femmes vêtues de ces draps immaculés… je me demande si je n'aurais pas voulu être complètement seul sur cet îlot fatal. Mais bon il faut bien arriver à vivre avec ces sauvages !

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