La prostituée sacrée

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Flavia dégustait son verre de Taurasi en tentant de mettre au point une stratégie pour approcher Maddalena. Elle pesait les quelques justifications plausibles de sa présence là, quand la sensation d’une main qui se posait sur son épaule la fit sursauter.

Elle se retourna brusquement pour voir qui était à l’origine de ce geste intrusif.

Un homme d’âge moyen, un brun séduisant à la barbe naissante, très distingué dans un ensemble mettant en valeur sa silhouette svelte, la dévisageait, un sourire sur les lèvres.

Buona sera, signorina, la salua-t-il d’un ton affirmé.

Flavia se contenta de hocher la tête, ne voulant pas l’encourager à pousser plus avant cet échange.

Mais cela ne découragea pas l’homme, qui poursuivit, l’air dégagé.

— Un Aglianico, n’est-ce pas ? C’est un cépage puissant mais qui manque de finesse en bouche. L’ivresse risque de monter assez vite.

La jeune fille mit un certain temps pour répondre, stupéfaite des sous-entendus contenus dans ces paroles.

— C’est un vin de mon pays, revendiqua-t-elle sèchement, je le connais et je l’apprécie comme tel.

Les lèvres s’arquèrent davantage, découvrant franchement des dents d’un blanc éclatant.

— Dis-moi, petite soumise, ce n’est pas une façon de répondre aux gens. On se montre humble en toute circonstance, tu dois pourtant le savoir. Ton maître devrait te punir pour ton impudence, mais en son absence, je peux m’en charger. Il faut t’apprendre la politesse, terrona.

En disant cela, son doigt parcourut le collier que le Boss l’avait contrainte à porter, pour appuyer son propos.

Flavia rougit en comprenant l’allusion, et ses mains se crispèrent sur ses genoux. De plus, elle était furieuse que l’homme ait osé la qualifier de terrona, un terme désobligeant que les Italiens du nord utilisaient pour se moquer de leurs compatriotes du sud afin de les réduire à leur condition paysanne. Elle s’apprêtait à lui asséner une réplique cinglante, quand une douce voix féminine s’éleva.

— Tu dis vrai, et pourtant, son maître te ferait casser tous les os du corps s’il te voyait la toucher, rompicoglioni.

L’insulte d’une incroyable vulgarité avait fusé sans que le ton sur lequel elle avait été prononcée ne trahisse aucune agressivité. Au contraire, la voix s’exprimait avec des accents alanguis, d’une élégance exquise.

L’homme tressauta sous la violence de l’invective et sa bouche s’ouvrait pour répliquer, quand il s’aperçut de qui elle émanait.

Maddalena se tenait près de lui, l’air narquois, avec son déhanché provoquant, les bras croisés, le sourcil arqué dédaigneusement. Flavia ne put s’empêcher d’admirer son port de reine et son regard hautain et assuré que rien ne semblait émouvoir. Derrière elle, le gorille s’était posté, les mains jointes, comme dans l’attente d’agir. Son menton relevé paraissait défier l’interlocuteur de Flavia.

— C’est… C’est bon, je ne savais pas… Je suis désolé, balbutia-t-il avant de s’éloigner prudemment, évitant de tourner complètement le dos au garde du corps.

De son côté, Flavia était tout aussi étonnée de l’intervention de la divine rousse, qui fit un pas de côté pour lui faire face.

Buona sera, petite, la salua Maddalena, radoucie, qu’est-ce que tu fais là ce soir ?

— J’attendais une amie, mais celle-ci m’a posé un lapin, alors j’ai décidé de rester quand même boire un verre avant de reprendre la route.

— Et ce minchia, qu’est-ce qu’il te voulait ? l’interrogea-t-elle encore. Son air méprisant s’était évanoui, elle semblait sincèrement d’intéresser à la jeune fille.

— Il m’a appelée « soumise », mentionna Flavia, à qui cet unique souvenir revint subitement.

À ce mot, Maddalena pinça imperceptiblement ses belles lèvres pleines.

— Oui, il a remarqué cela, dit-elle en passant elle-même le doigt sur le cuir du collier de Flavia.

Dans certains milieux, ce genre de chose est utilisé effectivement pour signifier à tous son statut de soumise.

— Dans certains milieux ? reprit Flavia, intriguée.

— Oui, dans le milieu sadomasochiste, c’est une marque de soumission que donne une personne à l’attention de son dominant.

— Mais, c’est le cas pour moi ? demanda naïvement Flavia.

— On ne joue pas à ce genre de relations avec le Boss, déclara la sublime rousse en caressant la joue de la jeune fille, il est notre maître, tout simplement.

La franchise de Maddalena lui donna le courage de poser une question autrement directe.

— Est-ce que vous l’aimez ? avança-t-elle sur un ton timide, pour tempérer l’intrusivité de l’interrogation.

Maddalena sembla saisie sur le moment, mais elle entoura les épaules de Flavia de son bras rond de déesse.

— Viens avec moi, nous discuterons si tu veux…dit-elle de sa belle voix qui s’attardait nonchalamment sur les mots.

Elle l’entraîna vers sa place, le gorille sur les talons. Flavia nota du coin de l’œil qu’il s’était donné la peine de rapatrier en même temps son verre d’Aglianico.

Maddalena s’installa confortablement sur le canapé, avachissant à demi son somptueux corps à la manière d’une odalisque. La jeune fille contempla un instant le tableau voluptueux qu’elle offrait et en promenant son regard sur la salle, elle s’aperçut que de nombreux hommes la fixaient comme elle. Ils étaient hypnotisés par son allure de grande prêtresse d’Ishtar, car, sous leurs yeux éblouis, la prostituée sacrée de Babylone étalait ses attraits, sûre de sa beauté, mais n’en tirant aucune fatuité.

À côté d’elle, Flavia faisait pâle figure, servant au mieux de faire-valoir, mais c’était probablement la raison pour laquelle le Boss l’avait gardée auprès d’elle.

Car la sublime rousse ne possédait pas seulement la beauté du corps, avec son visage régulier de statue grecque, et ses courbes dignes de Vénus, elle avait également un je-ne-sais-quoi qui excitait les sens et subjuguait l’âme.

— Vous êtes si belle, laissa échapper Flavia, tout à sa fascination…

Maddalena comprit la comparaison qu’opérait implicitement la jeune fille.

Cara mia, tu possèdes également un grand pouvoir de séduction, même si tu ne t’en rends pas compte. Je pense que cela provient de la passion contagieuse qui te dévore, à l’intérieur. Tu es une grande amoureuse, n’est-ce pas ?

Flavia rougit jusqu’aux oreilles en entendant cela, ébahie d’être ainsi percée à jour. Forcément, ce sujet n’avait aucun secret pour cette déesse de l’amour. Elle baissa les yeux pour ne plus croiser ceux de Maddalena, si redoutablement perspicaces sous leur apparente langueur.

Vraiment, cela tombait sous le sens que le Boss l’ait choisie pour en faire son ornement suprême.

— Il…il m’a abandonnée, il ne m’aimait pas… avoua Flavia ne parvenant à réprimer le chagrin qui cherchait à se frayer un chemin jusqu’à la surface. Elle s’en voulut immédiatement de s’être laissé aller à s’épancher de la sorte. Maddalena détenait manifestement l’irrésistible faculté de dénouer le fil des confidences.

La flamboyante divinité s’abaissa à caresser la joue de la jeune fille, dans un élan de compassion.

— Des fois, il ne faut pas trop en demander, faire leur plaisir devrait nous suffire. Nous les femmes, ne sommes-nous pas faites pour cela ?

Révoltée par ce dégradant paradigme, Flavia se reprit, car elle n’adhérait pas à cette vision des choses.

— Mais la relation peut aussi se faire d’égal à égal, dans le respect mutuel… protesta-t-elle avec véhémence.

— Oh, tu as connu cela, toi ? demanda lentement Maddalena, sincèrement étonnée. Mais tu sembles prendre beaucoup de plaisir dans la soumission…

La jeune fille baissa à nouveau le regard, mise devant ses propres contradictions. C’était vrai, mais comment expliquer cela ? Pouvait-elle mettre sur le même plan les sévices qu’elle avait goûtés dans les bras de Malaspina avec les tendres attentions de Leandro ?

— Viens, je voudrais essayer quelque chose, reprit-elle, en attirant Flavia contre elle. Et relevant le menton de la jeune fille, elle posa doucement ses chaudes lèvres sur les siennes. Pourtant, elle ne chercha pas à approfondir le baiser, se contentant de se presser avec une vigueur croissante contre la bouche de la jeune fille. Flavia resta figée sous le suave contact des lèvres sensuelles, mais les secondes passant, elle finit par l’embrasser en retour, cédant à l’incitation, entrouvrant ses lèvres pour lui insuffler un peu de la fièvre qui l’habitait. Flavia fermait résolument les yeux, elle ne vit donc pas les cils de sa partenaire s’agiter progressivement de subtils tremblements.

La tension fébrile qui les parcourait finit par gagner toute la salle. Hommes et femmes, retenaient leur souffle, envoûtés par le spectacle, échauffés par cette délicieuse union des contraires.

Comme d’un commun accord, elles s’éloignèrent l’une de l’autre, se considérant mutuellement d’un coup d’œil pénétrant. Ni l’une ni l’autre n’avaient perçu l’intense observation qu’elles suscitaient.

Après un long moment de silence, Maddalena s’affala à nouveau, appuyant sa tête sur le bras qui gisait sur l’accoudoir du canapé.

— C’est bien ce que je pensais, conclut-elle énigmatiquement. Il me tuerait s’il voyait ce que je viens de faire, murmura Maddalena, sur un ton où l’amertume le disputait au fatalisme. Que je sois sa maîtresse n’y changerait rien.

Cette dernière remarque inspira de multiples questions à Flavia.

— Est-ce que j’ai le droit de sortir comme je l’ai fait ce soir ? s’enquit-elle. C’était une question stupide, mais c’était la première qui lui vint à l’esprit.

— Tu peux bien faire ce que tu veux, tant qu’aucun homme ne te touche. Sache qu’il est très pointilleux là-dessus. Et d’ailleurs, fais attention, il sait tout sur tout, je ne sais comment il fait, mais il sait des choses que nul autre ne peut savoir, la prévint-elle d’un air paradoxalement détaché.

Flavia tressaillit à ces paroles, savait-il pour elle? Le Consigliere lui avait promis de préserver le secret de son identité, mais cela suffirait-il, s’il disposait, comme Maddalena le suggérait, de moyens importants d’information ?

— Obéis-lui en tout, ne discute pas ses ordres, sous aucun prétexte, la conseilla-t-elle, soudainement sérieuse. Il est capable de la plus extrême cruauté. Comme avec Luna, par exemple…

La jeune fille fut prise d’un frisson incontrôlable à cette évocation, commençant à entrevoir la vérité.

— Luna, mais je croyais que c’était le nom de sa chienne… articula-t-elle avec difficulté.

— Oui, sa chienne… C’était sa soumise… Un jour, elle a été révulsée par un de ses ordres, qui était répugnant, il est vrai… Il l’a fait violer sous nos yeux par l’intégralité de ses hommes, et il y en a des dizaines, voire plus, rien qu’au quartier général. Elle en est morte, et encore, ils s’acharnaient sur son cadavre…

Le regard dans le vide, Maddalena semblait revivre cette horrible scène et ses traits se déformèrent, peignant l’expression de la terreur la plus vive.

Mais son sang-froid revint bien vite lui rendre sa contenance habituelle. Cependant, elle sortit de la poche de sa jupe une boite oblongue, d’aspect précieux, alliant ébènes blanc et noir, qu’elle ouvrit et déposa sur la table basse.

Celle-ci contenait un tube long et fin, ainsi qu’une poudre blanche, qu’elle déversa en partie sur le plateau de manguier, sans se soucier des regards de biais des autres clients qui l’environnaient.

Se penchant, elle aspira la drogue qu’elle avait alignée d’un geste familier et se rejeta contre le dossier en s’essuyant les narines du dos de la main.

Flavia n’en revenait pas de la voir s’adonner à un geste et à une posture aussi vulgaires, dignes du dernier des toxicomanes. Cela contredisait tant la nature élégante de cette femme qu’elle songea qu’elle devait se faire violence pour ainsi abandonner sa distinction innée.

De manière surprenante, personne n’osa venir lui faire remarquer à quel point son comportement était inapproprié en public. Elle demeurait renversée sur le canapé, avant de se ressaisir et d’entamer une conversation de pure forme, à laquelle elle devait être rompue, accoutumée qu’elle était aux mondanités.

Dès lors, elles n’échangèrent plus que des banalités, malgré les manœuvres que tentait Flavia pour lui arracher plus de renseignements sur le Boss. Néanmoins, Maddalena, en se levant pour la quitter, lui donna son numéro de téléphone, l’enjoignant à la recontacter pour passer à nouveau de si agréables moments ensemble. Elle laissa Flavia interloquée par ce qu’elle avait entrevu, le destin de Luna et le traumatisme qu’il avait causé à cette femme, qui paraissait pourtant si forte. Avisant l’homme qui lui avait adressé la parole, qui la dévisageait à nouveau, elle se hâta d’emboîter le pas au groupe qui s’en allait.

Une fois parvenue chez elle, et malgré l’heure tardive, elle appela Fabio pour confirmer le rendez-vous du lendemain, recherchant du soutien dans cette voix familière. En retirant le mouchard de son soutien-gorge, elle avait réalisé que les dialogues qu’elle avait échangés ce soir dévoileraient son rôle auprès du Boss. Elle le serra de toutes ses forces, désespérant de ne pouvoir se dérober à cette révélation.

Pourquoi cela la préoccupait-il tant, alors qu’elle aurait dû être morte de peur pour elle-même? Elle n’avait aucune illusion sur le Boss, les exécutions qu’il avait ordonnées l’avaient déjà prévenue quant à l’homme qu’il était. La mort de Luna n’en était finalement qu’un témoignage de plus, même si cela la concernait au premier chef.

Et Flavia s’enorgueillissait d’avoir fait face à sa propre mort avec courage, elle savait qu’elle en serait à nouveau capable si elle s’y trouvait à nouveau confrontée. Si la pire perspective qui l’attendait était de rejoindre ses amants, cela ne l’effrayait pas car elle le souhaitait parfois. Qu’on inflige des sévices à son corps ne l’affectait pas davantage, elle avait déjà plongé tout entière dans l’abjection.

Elle se raccrochait à la seule idée qui vaille de la défendre, sa belle et pure relation fraternelle avec Fabio. Mais étrangement, l’opinion que Marco se faisait d’elle lui semblait tout aussi précieuse.

Cette nuit-là, des silhouettes menaçantes peuplèrent ses songes, elle tentait de se réfugier dans l’aura protectrice de Leandro, mais celui-ci se soustrayait à ses approches, inlassablement, de même que Malaspina qui s’éloignait pour se fondre dans la brume de son esprit tourmenté. Mais un soleil flamboyant se levait, dissipant le brouillard, éclairant les cieux d’azur de sa ville natale. Cette présence irradiante la plongea dans la confusion, elle représentait tout à la fois la mort et la vie. Mais Flavia ne parvint pas à en percer le mystère, s’éveillant en sueur aux premières lueurs de l’aube.

Pour une fois, elle alla prendre une douche glacée, pour faire disparaitre les dernières terreurs de la nuit. Elle enturbanna sa longue chevelure et se mira longuement dans sa psyché. Quelque chose lui échappait, mais quoi ? Elle ne parvenait pas à poser des mots sur ces pensées, celles-ci étaient si profondément enfouies dans son subconscient qu’elles la harcelaient, invisibles mais pourtant presque palpables. Toujours perdue dans ces réflexions, elle absorba son petit déjeuner machinalement, sans y prendre garde. Mais le réveille-matin lui signala bientôt qu’il était temps de rejoindre Marco, et elle fut reprise par la peur de voir ses vicissitudes étalées au grand jour, sous le regard écœuré de ses complices.

Celui-ci attendait, adossé au mur, dans un recoin de la chapelle souterraine de Sant’Agnese.

A son approche, les mots lui restèrent coincés dans la gorge, et elle demeura mutique face à lui, lui tendant simplement l’enregistreur.

— Marco, avant que tu n’écoutes, peux-tu me dire si tu te doutes de ce que le Boss me contraint à faire ? demanda-t-elle péniblement.

Marco la considéra un instant, mais Flavia ne put rien déchiffrer sur son visage, dont la peau aux teintes sombres accentuées par la semi-obscurité masquait toute expression.

— Tout le monde met de côté ses principes pour la mission. Ma mère m’a élevé dans les principes de la religion, je n’ai donc pas le droit de prendre des vies humaines. Je fais ce qui doit être fait, c’est tout, je m’interdis de penser à autre chose rétorqua-t-il laconiquement, mais sur un ton péremptoire.

A cette réponse, sa poitrine se contracta douloureusement. Donc, il savait et cela lui était bien égal. Pouvait-il comprendre à quel point il la torturait par son indifférence ? Deux larmes perlèrent sur la ligne des cils, mais elle les chassa du revers de la main.

— Ne dis rien à Fabio, je t’en prie, le supplia-t-elle quand même.

L’idée d’être salie dans l’esprit du jeune mafieux lui était insupportable, leurs relations fraternelles ne devaient à aucun prix être entachées par son inconduite.

— S’il te plaît, le conjura-t-elle encore.

— Bien, j’écouterai seul la bande, admit-il sans aménité. Je te laisse, je n’ai pas de temps à perdre avec de stupides états d’âme. Ce sentimmo cchiù tard.

Et il tourna les talons, l’abandonnant aux ténèbres. De son côté, elle glissa au sol, accablée par l’insensibilité du caporegime. Mais que devait-elle attendre d’un tueur ? Elle était ridicule d’attendre de sa part de quelconques égards. D’ailleurs, et d’une certaine manière, il lui montrait la voie, celle de l’inflexible détermination qui devait dicter ses actes.

En sortant de l’église, elle porta son regard à son téléphone, par habitude. Vesari lui ordonnait de le rejoindre à midi, ce jour, un dimanche pourtant, à son bureau à l’université.

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