Ce que l'on perd et ce que l'on gagne

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En quittant l’église Sant’Agnese son portable à la main, Flavia constata à sa grande surprise que le temps avait tourné. Le fond de l’air était frais, sous la couverture de nuages qui s’étaient amoncelés sur la Ville éternelle. Une bise soufflait, revêtant sa peau d’un voile de frissons. Comme souvent, l’humeur de Flavia s’accordait avec l’atmosphère dans laquelle elle baignait. La tristesse que Marco avait versée dans son cœur se conjuguait avec la désagréable perspective d’une entrevue en tête-à-tête avec le sinistre Vesari pour instiller dans son âme un poison aigre qui l’incommodait.

Mais elle avait résolu, à l’instar de l’impassible mafieux, de mener à bien ses desseins, quoi qu’il arrive.

Le subterfuge que Marco avait employé pour enregistrer sa conversation lui donna une idée pour piéger le professeur. Mais comme elle ne disposait plus d’enregistreur, elle mit au point un plan légèrement différent. Il suffirait, avec son téléphone personnel d’appeler celui que lui avait remis Fabio pour que ses échanges avec Vesari soient enregistrés sur le répondeur de celui-ci.

En prévision, elle baissa le volume du son au maximum, pour que son adversaire n’entende pas la voix annonçant le déclenchement ou l’arrêt du répondeur.

Contente d’elle-même, elle se dirigea lentement vers la Sapienza car une heure la séparait du rendez-vous, et un peu de marche lui donnerait le temps de peaufiner sa stratégie. Mais elle se repentit bientôt de ce choix quand quelques gouttes commencèrent à consteller l’asphalte tiède de la chaussée. Une odeur âcre s’en dégagea peu à peu, alors que les huiles du bitume remontaient à la surface, teintant les flaques d’eau qui se formaient de halos irisés.

Les yeux rivés au sol, Flavia observait ce phénomène sans y faire réellement attention, tout en arpentant les longues avenues du centre historique. Mais elle ne se laissa pas longtemps distraire, la manœuvre s’annonçait périlleuse et elle n’avait pas démontré par le passé une grande habileté à manipuler les gens.

Une pluie fine nimba bientôt de flou la ville, imbibant insensiblement les vêtements de la jeune fille, qui se retrouva trempée en arrivant sur le parvis.

Ses longs cheveux répandaient leur trop-plein d’eau sur le t-shirt blanc, formant des auréoles qui dévoilaient la forme des mamelons dressés par la fraicheur ambiante. Concentrée sur son plan, Flavia ne l’avait pas réalisé, ne ressentant pas même le contact du tissu mouillé qui lui collait à la peau.

L’esprit toujours uniquement fixé sur ses pensées, elle grimpa deux à deux les escaliers qui menaient à l’étage de la direction de la section des langues.

La porte du bureau de Vesari était grande ouverte. Avant d’y pénétrer, elle marqua un temps de pause, s’accolant au mur pour appeler le téléphone de Fabio. Elle attendit d’entendre l’annonce du répondeur avant de le glisser dans son sac et de franchir le seuil, d’un pas assuré.

Les voix seraient peut-être distantes, mais elle n’hésiterait pas à demander au jeune mafieux comment améliorer l’enregistrement. S’il était peu probable qu’il sache y faire, il connaîtrait à coup sûr quelqu’un qui pourrait l’aider.

Vesari était penché sur son ordinateur, il semblait absorbé dans une tâche délicate. Face à lui, la jeune fille attendait qu’il daigne lever le regard vers elle, certaine qu’il l’ignorait délibérément.

Cette manière de la faire patienter lui signifiait clairement qu’elle était astreinte à se plier à son bon vouloir, appuyant le rapport d’autorité qui existait entre eux.

Mais Flavia n’avait aucune intention de se laisser faire, et elle brisa rapidement le silence en se laissant choir avec fracas dans le fauteuil disposé à l’attention des visiteurs.

Le cuir moelleux du siège amortit sa chute, mais les pieds de métal crièrent sous le poids qui s’y appesantissait si brutalement. En prenant ainsi place, elle arrangea son sac béant sur ses genoux, le plus près possible du professeur, afin d’optimiser la prise de son.

— Mais bien sûr, vous pouvez vous asseoir, confirma ironiquement Vesari, en levant le visage vers elle.

— Je n’en doutais pas, j’ai donc pris les devants, répliqua la jeune fille sur un ton qu’elle voulut le plus impertinent possible.

L’homme sourit en la dévisageant et s’éclaircit la voix avant de reprendre.

— Je vous ai fait venir aujourd’hui car je suis très occupé, voyez-vous, et cela me contraint à travailler le week-end, crut-il devoir se justifier.

Mais la jeune fille n’était pas dupe de cette excuse, elle pressentait à juste titre que l’objet véritable de leur rencontre était bien moins avouable.

— C’est l’évidence même, je suis donc à votre entière disposition, répartit-elle de manière provocante.

Bien entendu, elle n’était pas du tout disposée à se laisser faire, mais elle se tut en le fixant intensément.

De son côté, le professeur était interloqué par l’attitude à la fois hardie et suggestive de Flavia, car il venait seulement de réaliser que son haut ne dissimulait plus rien de ses charmes, laissant devinant les aréoles couleur cuisse de nymphe au travers du coton moite.

Il déglutit à cette vision inattendue, qui le mit subitement en appétit, réveillant le prédateur qu’il peinait à contenir. Le désir qui le tenaillait en ce moment dépassait ses premières intentions, mais pourquoi ne pas s’amuser un peu avec cette petite arrogante, pour la remettre à sa place ?

À sa place, et à celle de toutes les autres, à ses pieds, évidemment, pensa-t-il malignement.

— Je vous ai fait venir pour vous parler de votre rédaction. Il y a certaines pistes intéressantes, le travail a été effectué sérieusement, c’est une qualité qu’on ne peut lui dénier. Cependant, il a grand besoin d’approfondissement et de reformulations, il y a trop d’approximations.

J’écris moi-même quelque chose sur le sujet et j’aimerais que vous me laissiez utiliser certaines idées que vous avez développées, oh très peu bien sûr... Il faudrait que vous m’y autorisiez. J’ai préparé un papier, tout ce qu’il y a de plus banal. Signez là, dit-il en repliant plusieurs feuillets pour lui présenter le dernier.

— Mon devoir souffre de quelques insuffisances, à vous entendre ? Est-ce que je peux lire en détail ce document ? lui demanda-t-elle, pensant le prendre ainsi à son propre jeu. En disant cela, elle tendit la main pour s’emparer de la liasse qu’il tenait.

Comme elle l’avait prévu, il la retira d’un coup sec alors qu’elle l’effleurait du bout des doigts.

Le contrat qu’il lui proposait contenait certainement beaucoup plus que ce qu’il prétendait, cela ne faisait aucun doute. Cette idée la mortifia, tant cela la vexait qu’il pense qu’elle se laisserait avoir dans un piège aussi grossier.

Ce mouvement exaspéra Vesari, qui jetant les papiers près de l’ordinateur, contourna le bureau pour se poster face à la jeune fille.

— À quoi crois-tu jouer avec moi, petite allumeuse ? Tu vas signer et la fermer ! lui enjoignit-il en lui saisissant le menton.

Révulsée par ce geste, Flavia se dressa réflexivement pour tenter de renverser le rapport de force qui s’était instauré avec l’homme qui la dominait du haut de son éminente stature.

Leurs visages étaient désormais très proches et elle pouvait sentir sur le sien le souffle heurté du professeur, déstabilisé par une résistance qu’il n’avait pas l’habitude de rencontrer. Les pupilles bleu gris la foudroyaient avec une intensité qui ne l’impressionna pas néanmoins, mais son puissant parfum de benjoin et de shiso la suffoqua, car il s’en était aspergé au-delà de toute mesure.

Il l’accula alors contre le plateau de noyer, la cernant d’un bras et de l’autre, s’affairant dans le même temps à remonter le t-shirt pour caresser la poitrine de la jeune fille.

Heureusement, Flavia avait envisagé que les évènements pouvaient prendre cette tournure, elle se contenta donc de le toiser d’un regard méprisant, alors que la main recherchait la peau nue sous le fin voile du triangle de son soutien-gorge.

Grisé par l’apparente soumission de la jeune fille, l’homme perdait peu à peu ses moyens, se laissant gouverner par son irrépressible pulsion. Sa main se crispait maintenant sur les fesses alors que l’autre pétrissait avidement le sein qu’il avait mis à nu. Son esprit s’abîmait dans la vision de la chair rose pâle qui s’abandonnait à lui. Il fallait qu’il la prenne, sur-le-champ, et quoi qu’il en coûte.

Pour enfoncer le clou, Flavia s’appuya sur le bureau, écartant les cuisses, comme pour l’inviter à la posséder. Elle l’observa froidement porter les lèvres sur le mamelon humide, et le couvrir de baisers enflammés.

— Est-ce ainsi que vous avez l’habitude de procéder avec vos étudiantes ? Vous les baisez toutes là, comme vous êtes en train de le faire pour moi ? l‘interrogea-t-elle abruptement.

L’homme la considéra avec surprise, interpellé par le ton moqueur qu’elle avait employé. Son excitation retomba sous le regard glaçant qu’elle lui adressa. Les prunelles d’olive sombre l’accablaient maintenant d’un éclair de haine qui le plongea dans la stupeur.

— Qu’est-ce que tu racontes, petite salope ? Laideron ! Tu te moques de moi, ça se voit que tu as l’habitude de faire la pute. Maintenant, tu vas être gentille, et te laisser faire. Tu vas te laisser baiser et ensuite, tu signeras le papier, sinon… menaça-t-il d’un ton rageur.

— Sinon quoi ? reprit Flavia, frémissante de l’avoir conduit où elle voulait le conduire. Elle s’était doutée, à bon droit, qu’il perdrait l’esprit sous le coup de la frustration.

Il écumait maintenant, les mains toujours agrippées à son corps. Flavia ne s’était pas dégagée car elle ne le craignait pas, et elle savait que le contact prolongé sur ses courbes l’exaspérerait encore davantage, le maintenant dans un état de fureur qui le priverait de ses facultés de réflexion.

— Sinon, vous me baiserez comme vous l’avez fait avec Anna Ceccaldini ? Vous me prendrez mon travail pour le publier sous votre nom, comme vous l’avez également fait avec elle ? Et ensuite, vous vous arrangerez pour que je ne puisse pas poursuivre mes études ici, comme vous l’avez aussi fait avec elle?

À cette mention, il la lâcha et fit un pas en arrière, se décomposant progressivement. Elle le trouva pitoyable en ce moment, métamorphosé en biche aux abois, le prédateur devenant la proie.

— Qu’est-ce qu’elle a dit, cette puttana, elle a bavé ? Elle l’a voulu, elle n’a jamais dit non. Elle a aimé que je la baise, oh oui… Quant à son travail, c’est moi qui l’ai dirigé, c’est normal que je puisse l’utiliser !

Le masque de la distinction était tombé, les traits étaient contractés par la rage, les yeux exorbités, les poings serrés et il ne subsistait plus devant Flavia qu’un pathétique pantin qui s’agitait vainement en lançant des imprécations dans le vide. Mais il se ressaisit bientôt, devant le sourire railleur qui le narguait ouvertement.

— Tu vas me donner ton travail et tu vas te donner, toi, tout de suite ! rugit-il, la bave aux lèvres.

Et il esquissa un mouvement en avant pour se jeter sur elle, étendant ses bras pour se cramponner à ses épaules.

Flavia parvint à l’esquiver. Étant demeurée parfaitement maîtresse d’elle-même, elle restait lucide face à l’homme, dont le comportement frisait l’hystérie en ce moment.

— Pourtant je ne vous autoriserai pas à utiliser mon travail pour vous, et vous ne me toucherez pas, rétorqua-t-elle calmement en réajustant son t-shirt et son soutien-gorge.

— Comment ? Mais…

— Mais rien du tout. Vous ferez comme j’ai dit. Et vous me prendrez comme assistante cette année, revendiqua-t-elle sans ciller.

Les sourcils de l’homme se froncèrent d’incompréhension.

— C’est impossible, les conditions pour devenir mon assistante…

— Peu importe, vous prendrez vos dispositions dès demain pour entériner cette situation, affirma-t-elle à nouveau. Sinon, je ferai parvenir la teneur de notre conversation au conseil d’administration de la faculté.

Et en disant cela, elle sortit son téléphone de son sac et en exposa l’écran sous les yeux écarquillés du professeur.

— J’ai tout enregistré sur le répondeur du téléphone d’un ami, expliqua-t-elle obligeamment.

Vesari la considérait, hébété, interdit d’avoir été joué de la sorte. Pour la première fois, il connaissait l’amertume de la défaite.

Quelques minutes s’écoulèrent dans un silence de mort, Flavia gardant sa belle assurance, les jambes écartées en signe de défi, et lui, déconfit, se sachant que faire.

Puis une bouffée de clairvoyance l’éclaira, et il décida d’en prendre son parti. Après tout, cette étudiante semblait remplir toutes les conditions pour faire une bonne assistante, intelligente et habile. S’il lui donnait ce qu’elle souhaitait, peut-être le laisserait-elle en paix et sa carrière n’en souffrirait-elle pas ? Sa présence à ses côtés représentait un moindre mal, en comparaison du déferlement de calamités qui s’abattrait sur lui si toute cette affaire était ébruitée.

— De plus…et elle laissa en suspens sa phrase quelques secondes à dessein, pour le tenir en haleine. Suspendu à ses lèvres, il savait qu’il risquait gros, son poste et son mariage, mais elle lui offrait une échappatoire somme toute honorable.

De plus, vous n’importunerez plus les étudiantes avec vos exigences malsaines. Je vous interdis de réclamer quoi que ce soit de déplacé, conclut-elle sur le même ton. J’y veillerai.

— Oui… oui, balbutia Vesari, vaincu.

— Vous vous y engagez ? demanda Flavia une dernière fois.

— Je m’y engage solennellement, confirma-t-il en ployant la tête.

— Pas de coup fourré, j’ai pris une assurance contre vous, lui rappela-t-elle, avant d’ébaucher une sortie, dans la hâte de mettre un terme à cette terrible scène.

Vesari soupira, et lui lança, avant qu’elle franchisse la porte :

— Si je vous fais présenter votre travail sur Tibulle lors d’un colloque, sera-ce possible de publier votre article en coécriture ?

La perspective de présenter ses recherches en conférence allécha Flavia, flattant sa petite fierté de bonne élève.

— Vous participerez à mes côtés aux réceptions avec les officiels, je vous présenterai partout… et je m’assurerai que vous puissiez avoir une bourse pour votre thèse l’année prochaine, ajouta-t-il pour la convaincre.

La jeune fille réfléchit un instant, il jouait sur la corde sensible de son amour-propre, dernier vestige de l’étudiante studieuse qu’elle avait été avant que le destin ne la contraigne à changer en la bousculant.

En ce moment, elle ne pensait plus à sa vengeance, au Boss, ou à ses complices, elle était redevenue la brillante élève de l’Orientale qui rêvait un avenir glorieux, auréolé par les palmes de l’excellence et de la reconnaissance, selon les ambitions de sa mère.

Ce rêve était là, à portée de main, même si elle l’avait extorqué au prix de basses manigances, mais elle avait conscience qu’elle le méritait. Peu importait l’épée de Damoclès qui pesait sur son destin.

Cédant à cet appel du passé, elle acquiesça en opinant du chef, et sortit sans mot dire.

Vesari avait senti le vent du boulet, mais il s’en était sorti, même face à cet insignifiant mais pourtant ô combien redoutable adversaire. Il s’effondra sur son fauteuil, à bout de forces.

Pour l’instant, il s’inclinait, mais sa nature sournoise lui soufflait que, si l’opportunité se présentait, il lui fallait à nouveau tenter de porter un coup fatal à cette odieuse arrogante. Il la haïssait plus que jamais et pourtant il la désirait aussi, car sa rébellion avait attisé son intérêt pour elle, à son corps défendant.

De son côté, Flavia savourait sa facile victoire, parcourant d’un pied léger les longs corridors vides de la section de Lettres. Elle l’avait terrassé aisément, mais elle avait remporté sa plus grande victoire sur elle-même, s’affranchissant de ses faiblesses, pour le meilleur et peut-être pour le pire. Elle ne s’était pas reconnue, l’avènement de cette autre Flavia l’effrayait, elle regrettait un peu son innocence, sa pure fragilité. Cette force nouvelle, elle l’avait payée au prix fort, en renonçant aux vertus qu’elle prisait le plus. Même si ce sursaut était pour elle un réflexe de survie, au fond, elle se méprisait de s’adonner à des pratiques aussi veules, bien que nécessaires. Comme le lui avait dit jadis Malaspina, il fallait savoir se mouiller pour obtenir ce qu’on voulait. C’était d’ailleurs également le sens des paroles de Marco.

Le froid ambiant l’envahissait peu à peu, parcourant sa peau, la revêtant de chair de poule, rigidifiant le tissu de ses vêtements. Se frottant les bras pour produire un peu de chaleur, elle s’ébroua pour ne pas se perdre dans le flot de pensées qui la submergeait, reportant son attention sur Vesari.

En effet, elle était consciente que l’homme était aussi aisément défait qu’il se relèverait inéluctablement pour ourdir à nouveau quelques insidieuses malveillances.

La seule manière de neutraliser un serpent était de lui couper la tête, disait-on dans le Bénévent. Et encore, elle n’était pas certaine que deux autres ne repousseraient pas à sa place, à l’instar de l’hydre de Lerne, et elle n’avait nul Iolaos pour lui apporter l’aide décisive pour vaincre définitivement le monstre.

De chauds rayons frappèrent son visage quand elle ressortit, les nuages s’étaient dissipés et le soleil dispensait à nouveau une douce tiédeur dans l’atmosphère. En contemplant le disque solaire au risque de s’éblouir, elle crut distinguer le contour des traits de Marco, si semblable à l’astre, dangereux mais essentiel à son existence.

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