Les petits chefs

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Le professeur Vesari goûtait d’avance les conditions de travail qu’il allait imposer à Flavia. Il n’était pas question qu’il la mette sur la bonne voie, ainsi qu’aurait dû normalement le faire un directeur de mémoire. S’il avait cédé à la tentation de la voir se débattre sur un sujet aussi épineux que la poésie érotique de Catulle, il allait maintenant ajouter à plaisir à la difficulté de la tâche. La faire échouer en cours d’année empêcherait la jeune fille d’obtenir son diplôme.

Il jeta un regard sur son miroir de poche pour réajuster sa coiffure, qui reflétait toute l’élégance et la superbe milanaises. Une de ses étudiantes venait de quitter son bureau pour lui demander une faveur qu’il lui avait fait payer bien cher. L’attrait de la chair juvénile provoquait chez lui une soif inextinguible d’en user en faisant sentir à ses jeunes proies toute la hauteur de sa position. Il n’en était pas une qui lui résistait, car il le constatait avec fierté à chaque fois que le miroir lui renvoyait son image, il était dans la force de l’âge et celui-ci n’avait fait qu’ajouter quelques cheveux argentés à son épaisse chevelure brune, ce qui lui ajoutait un charme supplémentaire.

Pour le reste, il n’était pas peu fier du corps qu’il se forgeait jour après jour à la salle de sport de la faculté, et qui lui servait à renforcer sa domination sur la valetaille féminine qui suivait ses cours.

Outre cela, il était reçu partout dans la bonne société romaine, qu’il méprisait secrètement en bon milanais qu’il était. Il y faisait des conquêtes par nécessité chez les épouses des hommes les plus influents, sur lesquels il s’appuyait pour promouvoir encore sa position sociale. Enfin, ses travaux étaient unanimement célébrés dans le cénacle de ses pairs à travers le monde.

Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes pour le professeur Vesari, et il allait s’accorder une petite douceur en enfonçant cette sale petite arrogante d’étudiante napolitaine. Cependant, il se méfiait de sa figure de sainte nitouche, les précédents échanges qu’il avait eus avec elle lui avaient montré qu’elle avait de la ressource.

— Avez-vous commencé à travailler sur votre sujet ? Je l’espère car vous aviez l’air sûre de vous quand vous me l’avez annoncé. Quelles sont vos sources ? avait-il asséné tout de go à Flavia, présumant que le délai très court qui s’était écoulé ne lui permettrait pas de proposer une réponse satisfaisante à cette question.

Par bonheur, avant de se noyer dans les affres de l’amour, Flavia avait dévoré les vers de Catulle et s’était suffisamment intéressée à son œuvre atypique pour pouvoir lui fournir immédiatement les informations sollicitées.

— Il y a trois copies manuscrites des carmina, à la Bodleian, la bibliothèque nationale de Paris et dans les fonds du Vatican…

— N’importe qui sait cela, l’interrompit Vesari, un sourire cruel sur les lèvres, mais il y a des traces ailleurs de poèmes supplémentaires, qu’on n’a jamais officiellement retrouvés, à vous de les débusquer. Ce sera cela, la valeur ajoutée de votre travail.

En disant cela, il savait qu’il lui imposait un défi insurmontable. Les latinistes étaient à la recherche de ces écrits depuis des siècles, et ceux qui étaient parvenus à mettre la main dessus les gardaient jalousement.

À la mention de ces poèmes perdus, Flavia avait compris dans quelle impasse Vesari tentait de la placer. Son expression triomphale l’exaspéra.

— S’il n’est que cela pour vous satisfaire, je les retrouverai, promit-elle d’un ton résolu.

Et elle se retira en savourant l’air déconfit qui se peignait progressivement sur les traits du professeur.

Cependant, en quittant le bureau de Vesari, Flavia commençait à se repentir de sa bravade, qu’elle aurait bien du mal à honorer.

D’ordinaire, elle n’était pas orgueilleuse au point de prendre ombrage du mépris dont on pouvait l’accabler_ sauf en amour_ mais sa petite fierté d’élève modèle l’aiguillonnait désormais.

Elle se dirigea d’un pas décidé vers la bibliothèque de la faculté. Celle-ci, composée de grands espaces de travail inondés de lumière par d’immenses baies vitrées, fournissait un environnement propice au travail et à la sérénité.

Sortant son ordinateur portable, elle se connecta au réseau de la Sapienza. Elle commença par relire les vers des trois exemplaires existants, numérisés dans les grandes collections qu’elle connaissait déjà.

Heureusement pour elle, le nombre de poèmes était assez réduit, et elle parvint à les parcourir rapidement. Mais il n’y avait aucune trace d’une quelconque mention de poèmes supplémentaires.

Il ne lui restait plus qu’à balayer la totalité des ouvrages s’y rapportant, dans le catalogue de la faculté. Après avoir rapidement établi cette liste en abusant de la fonction copier/coller, elle téléchargea toutes les versions numériques disponibles.

Ce travail fastidieux, qui nécessitait de fixer le moniteur pendant des heures, lui donna une migraine lancinante et elle finit par quitter la bibliothèque, les oreilles bourdonnantes et les yeux éblouis par la persistance rétinienne imprimée par la lumière de l’écran.

Une fois rentrée chez elle, elle avait les idées légèrement plus claires. Si le professeur lui avait imposé cette contrainte, ce devait être parce qu’il savait pertinemment qu’elle ne pourrait la contourner avec les ressources accessibles à la bibliothèque ou sur les fonds numérisés.

Il fallait donc chercher ailleurs. En conséquence, elle prit le parti de supprimer de sa liste tous les ouvrages qu’elle avait téléchargés, et ceux qui étaient consultables en ligne. Cela réduisait considérablement le nombre de pistes à explorer. Un nom attira son attention, le Catullus et in eum commentarius M. Antonii Mureti de Tibulle et Properce, un cinquecintina de 1554. Le moteur de recherche lui indiqua qu’il avait fait l’objet d’une adjudication l’an passé, mais le nom de l’heureux enchérisseur n’avait pas été rendu public.

Comment poursuivre ses démarches sans connaître l’identité de l’adjudicataire ? Un premier coup de fil à la salle des ventes s’avéra infructueux, car ils protégeaient consciencieusement le secret des transactions. Il en allait de la réputation de leur établissement.

Une fois encore, son passé vint à la rescousse. Avant de déménager, elle occupait le poste d’assistante-archiviste à la bibliothèque dei Gerolamini, et avait dû recenser les ouvrages qui avaient été volés pour être revendus sur le marché noir des œuvres d’art. Si le conservateur s’en était rendu complice, la Fiammata en était probablement l’instigatrice, ou avait au moins fourni la logistique du vol, puisque tout passait par elle à Naples.

Or, l’affaire avait mis en évidence les nombreuses accointances entre les réseaux officiels et parallèles, ce qui faisait l’objet d’un scandale retentissant. Peut-être pourrait-elle remonter vers le réseau officiel en passant par les réseaux parallèles, puisqu’elle avait toujours des contacts avec certains agents de la Fiammata napolitaine.

Seulement, il faudrait impliquer Fabio, qui avait certainement fort à faire en ce moment à pourchasser les séides du Boss.

Elle résolut de tenter le coup, si cela ne demandait pas trop de démarches au jeune mafieux pour obtenir l’information.

— Flavia ! Que me vaut le plaisir ? s’exclama-t-il, avec son enthousiasme habituel.

— Je ne sais pas si je peux t’embêter avec ça, mais ça a un rapport avec mes études…

— Si je peux t’aider, tu sais que tu peux compter sur moi ! offrit-il, toujours serviable.

— C’est que c’est un peu compliqué et je sais que vous avez fort à faire en ce moment…poursuivit Flavia, de plus en plus gênée.

— Dis toujours ! Je t’ai déjà dit de ne pas me sous-estimer, insista-t-il.

— Hé bien, je ne sais pas si Lorenzo a suivi l’affaire des manuscrits volés des Gerolamini, enfin ça n’a pas de rapport direct, mais je voudrais trouver l’adjudicataire d’un ouvrage qui est très important pour mon mémoire.

— Ha ? Donne-moi le nom, je vais lui demander, mais je ne te promets rien…Ce n’est pas trop ma partie…

Flavia se confondit en remerciements, très embarrassée de ce qu’elle lui demandait, en pleine tourmente.

Mais Fabio la rappela à peine une demi-heure plus tard. Son ton enjoué laissait deviner qu’il lui apportait de bonnes nouvelles.

— Lorenzo m’épatera toujours, il connaît tellement de monde ! Il ne lui a fallu qu’un coup de fil pour trouver ton renseignement. Voilà, je te lis la réponse : ton œuvre fait partie de la collection Nüsslin, à Genève, détenue par un officiel du gouvernement suisse. Content de t’avoir été utile.

Flavia entendit alors de grands éclats de voix qui étouffèrent un temps celle de Fabio.

— Laisse, c’est Marco qui râle. Il a l’esprit chagrin aujourd’hui…Allez, à très bientôt Flavia, prends soin de toi !

La jeune fille soupira en raccrochant, elle avait fourni une nouvelle raison à Marco de la haïr.

Mettant le nez à la fenêtre pour trouver un peu d’air frais, elle prit une grande inspiration, espérant oxygéner assez son cerveau pour trouver une solution au nouvel obstacle qui se dressait devant elle.

Elle fit rapidement une recherche pour trouver l’adresse de l’ambassade de Suisse à Rome, qui se situait sur la Via Barnaba Oriani. Il lui fallait pour s’y rendre contourner les merveilleux jardins de la Villa Borghese. Elle jeta un coup d’œil à sa montre, elle n’aurait pas le temps de s’y attarder comme elle en avait l’envie depuis qu’elle résidait dans la cité. Décidément, sa double vie l’empêchait de prendre le moindre loisir, le plus simple soit-il. À peine put-elle entr'apercevoir ce havre de paix, aux vastes étendues gazonnées surplombées de majestueux pins parasol, parsemées de fontaines idylliques et de petits lacs artificiels...

Se fiant à ses minces connaissances de la morphologie urbaine de Rome, elle courut jusqu’à la Piazza Colonna et réussit à attraper in extremis le bus de la ligne 53. Après trente minutes interminables dans une atmosphère surchauffée, elle vit enfin se profiler la silhouette rose et blanche du bâtiment de réception, filtrant l’entrée vers l’immense villa néoclassique qui servait d’ambassade à la Suisse.

Elle consulta à nouveau sa montre, il ne lui restait qu’une demi-heure avant la fermeture de l’accueil.

Une agréable jeune femme, très correcte avec son haut chignon blond, lui souhaita la bienvenue.

Flavia, se présenta comme une étudiante de la Sapienza et lui exposa l’objet de sa présence.

Sans se départir de son sourire, la réceptionniste lui avoua que ce genre de demande n’avait jamais été adressée à leurs services, mais la fit patienter pour se renseigner, appelant un responsable. La conversation dura quelques minutes, mais Flavia comprit que la femme devait insister pour obtenir une réponse.

— Le secrétaire d’ambassade va vous recevoir, finit-elle par annoncer, visiblement satisfaite de pouvoir l’aider.

Il y avait des gens qui étaient naturellement obligeants, pensa Flavia, et elle loua cette bienveillance en la remerciant avec empressement.

Ces personnes se faisaient malheureusement trop rares, mais en rencontrer une, si brièvement soit-il, était un vrai don du ciel, au milieu du panier de crabes où elle était tombée.

Hélas, le secrétaire d’ambassade auprès duquel on l’introduisit, un certain Dieter Wetterwald, n’était pas de cette espèce-là.

En entrant dans son bureau, dont la décoration reflétait probablement l’importance de son ego, elle réalisa qu’elle avait affaire au fils de quelque membre des plus hautes sphères de la société.

Tout le mobilier, composé des plus nobles matériaux, tels que le noyer et le marbre, devait être issu du génie de Castiglioni, jugea Flavia, impressionnée.

Au milieu de ce cadre luxueux, trônait un homme d’une trentaine d’années, sanglé dans un costume gris qui mettait en valeur une cravate bordeaux piquée d’une épingle précieuse.

Ses cheveux châtains, séparés par une raie sur le côté et plaqués à grand renfort de cire lui conféraient un air strict et hautain qui ne lui dit rien qui vaille.

Son visage aux traits fins la considérait de son regard bleu clair dur et altier, derrière ses lunettes d’écaille. Il lui fit un geste pour l’inviter à s’installer dans le fauteuil de cuir beige en face de lui.

— Vous nous apportez une requête bien singulière, mademoiselle… Mademoiselle ?

— Flavia Mancini, compléta la jeune fille.

— Ainsi, vous êtes étudiante à la Sapienza et vous avez besoin d’un ouvrage particulier pour mener vos recherches ?

— C’est cela, il se trouve dans une collection privée, la collection Nüsslin à Genève.

— Mais pensez-vous réellement que cela dépende de ma compétence ? déclara-t-il abruptement.

Flavia n’en attendait pas moins de son attitude condescendante. L’homme, du haut de sa position, l’écrasait de son mépris, un mépris dont il devait également gratifier tous ses compatriotes.

— Je me demandais si vous pouviez guider mes démarches, ou appuyer ma demande, répondit-elle sans se démonter. Cet ouvrage est crucial pour mon avenir.

— Encore une fois, je vous répète que ça ne ressort pas de moi ou de cette institution.

L’homme était buté, confit dans sa supériorité, ou il n’avait pas envie de faire le moindre effort pour elle.

— Si vous pouviez juste me mettre en relation avec le propriétaire du fonds, j’ai moi-même travaillé à la bibliothèque de Naples…

— Ah, une Napolitaine ! laissa échapper le secrétaire, un sourire sarcastique sur les lèvres.

Ces simples mots firent à la jeune fille l’impression d’un crachat jeté à sa figure et sur tout ce qu’elle représentait. Se faire traiter directement de prostituée ou de criminelle n’aurait pu être pire, c’était de toute manière ce qu’il induisait.

Flavia comprit que s’il dédaignait les Italiens en général, les Napolitains devaient tenir le bas de l’échelle dans cette engeance. Sa situation ne pouvait être plus mauvaise qu’elle ne l’était actuellement.

Elle avait probablement atteint le fond dans son estime, elle ne pourrait pas descendre plus bas, pensa-t-elle, en s’en moquant au fond. Elle allait le prendre à son propre jeu.

Elle se leva et contourna le bureau pour se poster face à lui.

— Oui, je suis napolitaine, proclama-t-elle fièrement. Toutes les napolitaines doivent être des putains à vos yeux pour que vous prononciez ce mot avec un tel dégoût. Alors que… nous ne faisons qu’assumer nos désirs, y a-t-il un mal à cela ? revendiqua-t-elle doucement en suivant la ligne du menton carré, plantant son regard dans le sien de manière provocante.

L’homme resta un moment pétrifié par la manœuvre, puis il répondit avec peine.

— Non, je suppose que non, il n’y a aucun mal à cela.

— Je suis certaine que vous pouvez faire quelque chose pour moi, insista la jeune fille en passant un doigt sur les lèvres de l’homme.

Une main fiévreuse s’agrippa à sa taille pour l’asseoir à califourchon sur lui. Elle sentit l’érection se déployer entre ses jambes.

— Peut-être que je connais quelqu’un…commença-t-il, le souffle court.

Flavia l’encouragea en ondulant du bassin sur le membre rigide qui se pressait contre elle.

— Oui, je connais quelqu’un…Je dois pouvoir vous arranger ça… haleta-t-il alors que la jeune fille lui retirait délicatement ses lunettes.

S’appesantissant sur lui, elle se donnait maintenant du plaisir en frottant son clitoris sur le tissu tendu du pantalon, tandis qu’écartant ses cheveux, l’homme parcourait sa nuque de ses lèvres fébriles.

— Je veux une clé USB avec l’ouvrage numérisé, lui chuchota-t-elle à l’oreille avant d’en lécher le lobe.

— Oui…

A ce moment, l’homme poussa un râle de jouissance, inondant son caleçon de soie. Flavia le dévisagea, amusée. Elle avait pitié de lui maintenant, il lui paraissait si faible, affalé dans son fauteuil.

— Ce n’était qu’un avant-goût, conclut-elle en déposant sa carte de visite sur le bureau, y griffonnant le titre et le nom des auteurs, ainsi que celui de la collection privée à laquelle il appartenait.

Puis, elle abandonna le secrétaire pantelant, encore en proie au désir, lui rendant le regard méprisant dont il l’avait d’abord accablée.

En sortant de l’ambassade, Flavia se surprenait à ne ressentir aucune honte de ce qu’elle venait de faire. Cet homme était un salaud, il n’avait eu que ce qu’il méritait. Finalement, elle l’avait remis à sa place, en le confrontant à ses propres contradictions. Il s’en faudrait avant qu’il ne recommence à jouer à l’orgueilleux face à une Italienne.

Néanmoins, quand elle rentra chez elle ce soir-là, elle jeta sa culotte encore humide à la poubelle, espérant que le souvenir de ce moment la suive.

Alors qu’elle s’apprêtait à se glisser sous la douche, savourant par avance la brûlure que l’eau lui infligerait, les notes aiguës de la sonnerie de son téléphone retentirent.

— Carla ? demanda une belle voix grave au bout du fil.

Flavia fut prise d’un frisson à cette mention, mais elle le réprima aussitôt en espérant qu’on lui laisserait au moins un peu de répit avant le prochain affrontement.

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