Hauts et bas

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— Carla ? reprit la voix au téléphone.

Flavia prit une grande inspiration. Elle savait qu’Alteri la rappellerait, mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il le fasse si rapidement. Deux jours à peine s’étaient écoulés depuis sa pénible mise à l’épreuve par le Boss. Que lui réservait-il cette fois-ci ?

Sans compter qu’elle serait à nouveau confrontée à ses gardes du corps Andrea et Giorgio qui lui vouaient une haine féroce.

— Oui ? finit-elle par répondre en se morigénant d’y avoir tant tardé.

— Tu es demandée demain soir, pour onze heures. Puis-je passer te prendre là où je t’ai laissée avant-hier ?

Le ton était affirmatif, Alteri ne lui demandait d’ailleurs pas si elle était disponible ou si elle était d’accord pour revenir, il lui imposait simplement le rendez-vous.

— Et si j’avais déjà quelque chose de prévu ? avança-t-elle timidement pour le tester.

— Tu annules, répliqua Alteri le plus naturellement du monde.

Flavia soupira, elle n’avait pas le choix, mais elle ne se serait pas dérobée quoi qu’il en soit.

— Venez me chercher là où vous m’avez déposée l’autre soir. Dois-je prévoir quelque chose de particulier ?

— Non, à part toi, ironisa-t-il avant de raccrocher, laissant Flavia désemparée.

Si on considérait la manière dont avaient commencé les choses avec le Boss, elle pouvait se préparer au pire.

Mais jusqu’à quel point serait-elle contrainte de se salir pour mener à bien son projet ? Le temps des sentiments était passé pour elle, seule demeurait la vengeance, avec toutes ses cruelles nécessités. Il fallait donc faire fi de ses réticences et se plonger à corps perdu dans la fange pour atteindre le Boss. Par moment, elle regrettait son passé, quand elle était encore pure, à vivre par procuration l’amour dans ses romans. Au moins ses rêves ne l’avaient jamais trahie, ni fait souffrir. Mais ces subterfuges n’opéraient désormais plus leur magie, puisqu’elle avait goûté à toute l’intensité d’une passion réelle, auprès de laquelle les mots faisaient pâle figure.

Aujourd’hui, plus personne n’était là pour elle, ses parents étaient tous deux décédés, et sa meilleure amie vivait un véritable conte de fées dans les bras de son fiancé. Elle était désespérément seule… et entourée de redoutables prédateurs, qui la mettraient en pièces au moindre faux pas. Il fallait donc blinder son âme, peu lui importait désormais ce qui arriverait à son corps, maintenant qu’il n’y avait plus personne pour le chérir. Cependant, elle savait pertinemment que le retour de flammes adviendrait inéluctablement. Son ancienne collègue Laura aurait expliqué la dualité qui habitait Flavia par son signe astrologique, le gémeau étant capable de la plus grande force de caractère comme d’une infinie faiblesse. Mais la balance se rétablissait toujours entre ces deux extrêmes et elle basculait invariablement de l’un vers l’autre.

Pour l’heure, elle devait prévenir Fabio, mais elle appréhendait également sa réaction, eu égard à leur dernière conversation.

Comme elle l’avait pressenti, il explosa en imprécations diverses.

— Celui-là, pourquoi requiert-il ta présence ? Je ne veux pas que tu y ailles, c’est compris ?

Mais une autre voix se fit bientôt entendre dans le téléphone.

— Tais-toi Fabio ! Tu vas tout faire louper avec ton sentimentalisme mal placé !

Puis la même voix reprit, s’adressant cette fois à Flavia.

— Tu vas me retrouver à l’église Sant’Agnese in Agone dans une heure, où tu te rendras à la chapelle Santa Ermenziana. Tu y trouveras un accès vers la crypte d’où partent des souterrains d’un ancien stade romain. C’est là que tu m’attendras. Veille bien à ne pas être suivie, on ne sait jamais.

— D’ac… commença la jeune fille mais Marco avait déjà raccroché.

Décidément, personne n’avait d’égard pour elle, à part Fabio, pensa-t-elle tristement.

La gorge serrée, elle avala péniblement des tonnarelli accommodés cacio et pepe qu’elle avait réchauffés au micro-ondes.

Elle avait découvert le jour de son arrivée cette spécialité romaine dans un restaurant, toute simple, mais savoureuse, qui consistait simplement à ajouter à des sortes d’épais spaghettis du fromage et du poivre.

Mais le goût délicieux ne parvint pas à égayer son palais, anesthésié par l’amertume qui la submergeait.

Tout en mangeant, elle jeta un coup d’œil à son téléphone, il ne lui restait que dix minutes avant son rendez-vous avec Marco. Elle remit l’assiette à moitié pleine dans le réfrigérateur et fila à la Piazza Navone.

L’église Sant’Agnese étalait sa large façade baroque composée d’innombrables architraves et colonnes, tout en volutes, élancée vers le ciel par ses deux clochers, face à la fontaine des Quatre-Fleuves. Elle accueillait actuellement ses derniers visiteurs avant la fermeture, et Flavia se glissa à la suite de l’un d’eux. Répondant aux canons du baroque, l’intérieur de l’église, d’une fraicheur agréable, était réchauffé par ses colonnades de marbre rouge, dans le cadre somptueux formé par ses retables sculptés.

Attirée par ce décor fastueux, elle leva les yeux vers le dôme imposant bien qu’allégé par les multiples fenêtres qui le couronnaient. Le bas du tambour était frappé de la sentence suivante : « ssa Agnes turpitudinis locum, angelum Domini praeparatum inventit », ce que Flavia traduisit sans effort par : « En entrant dans le lieu de l’impureté, Agnès a trouvé l’ange du Seigneur ».

Cette phrase résumait l’histoire de la sainte à laquelle l’église était consacrée. En effet, Sainte Agnès était une vierge qui s’était refusée à un beau mariage car elle se considérait comme fiancée à Dieu. Pour rester fidèle à cet amour, elle avait été condamnée à se rendre nue dans un bordel qui devint un lieu de prière à son arrivée. Pendant sa pénible marche jusqu’au lupanar, ses cheveux avaient poussé miraculeusement pour préserver sa pudeur. Mais la sainte avait fini suppliciée, par les flammes, puis par le glaive. Elle avait alors rejoint son époux divin sur ces mots : « Celui qui le premier m’a choisie, c’est Lui qui me recevra ».

Cette histoire faisait tellement écho à la sienne —même si elle avait donné son cœur à des anges maudits —qu’elle fut contrainte de s’asseoir un instant pour réprimer les larmes qui commençaient à lui troubler la vue.

Très émue, elle parvint néanmoins à s’extirper du banc qui la soutenait jusqu’au lieu de rendez-vous.

Le souterrain de l’église était constitué d’un long corridor, pavé de mosaïques qui étaient celles du stade de Domitien. Elle fut prise d’un frisson car il y régnait un froid et une humidité qui contrastaient considérablement avec l’atmosphère tempérée de l’église.

Elle aperçut alors le dos large d’un homme qui semblait examiner une fresque.

Celui-ci s’engouffra dans un couloir et Flavia lui emboîta le pas jusqu’à une petite chapelle latérale où un bas-relief représentait avec un réalisme stupéfiant la jeune sainte que deux soldats amenaient au supplice.

Marco se retourna pour lui faire face. Dans la semi-obscurité, sa carnation de brun paraissait encore plus foncée, et elle ne distinguait que l’éclat sombre de ses prunelles de jais.

Il se serra alors contre Flavia pour lui chuchoter à l’oreille ses instructions. Vus de l’extérieur, ils avaient tout l’apparence d’un couple qui partageait un moment d’intimité.

— Tu as pleuré ? s’enquit-il à la grande surprise de Flavia qui ne comprit pas comment il avait discerné ses larmes dans cette pénombre.

— Ce n’est rien…c’est juste cet endroit qui est si beau…se justifia-t-elle avec émotion.

— Bon… On va faire vite parce que l’église va bientôt fermer ses portes…Écoute, je vais te donner un petit émetteur GPS, c’est la breloque que je vais attacher sur l’anse de ton sac. Elle me servira à te pister pour savoir où tu te rends. Les jours suivants, nous mènerons quelques tours de reconnaissance, puis nous aviserons.

Flavia retenait son souffle, blottie dans les bras de Marco, sa nuque caressée par sa tiède respiration.

Le décolleté carré de son haut exposait sa peau nue à la toison drue de l’homme, qui portait comme à son habitude une chemise largement déboutonnée, et cette sensation lui parut infiniment engageante.

— Flavia ? murmura une voix rauque.

Elle se rendit compte qu’elle avait sombré insensiblement dans une douce torpeur, dont elle s’extirpa à regret.

— Tu as compris ce que je t’ai dit ? répéta-t-il.

— Oui, oui…susurra-t-elle.

— Tu travailleras sans filet, nous ne pouvons intervenir sans savoir exactement ce que nous avons à affronter, alors fais attention, ne te mets pas en danger inutilement.

Se doutait-il de ce qui l’attendait ? se demanda-t-elle en quittant son abri soyeux. S’il savait à quoi elle s’exposait, il était d’une cruauté inhumaine en la laissant partir. Enfin… il l’avait toujours détestée, ce n’était donc pas étonnant.

La lumière rasante du soleil couchant lui blessa les yeux quand elle sortit de l’édifice, et la fournaise l’étouffa subitement. Elle s’assit un moment pour se ressaisir, puis regagna son appartement et son lit, où elle se lova, l’esprit perturbé par un sentiment confus qu’elle ne parvenait pas à reconnaître.

Le lendemain matin, elle fut éveillée par la sonnerie de son portable, et non par l’alarme qu’elle n’avait même pas entendue.

Le numéro qui s’affichait ne lui était pas connu, mais elle décrocha tout de même, se demandant quelle mauvaise nouvelle l’appel lui apprendrait.

— C’est Dieter Wetterwald, précisa la voix, j’ai ce que vous avez sollicité. Pouvez-vous passer ce soir à l’ambassade pour venir le chercher ?

Décidément, les évènements s’entrechoquaient, la jeune fille n’aurait jamais pensé qu’il obtiendrait si rapidement ce qu’elle avait sollicité, mais peut-être lui avait-elle fait une forte impression ou était-il doté de relations si puissantes que cela lui avait été un jeu d’enfants ? Toujours était-il que la manœuvre du secrétaire n’était pas très subtile, Flavia avait saisi instantanément où il voulait en venir en l’attirant de nuit dans son bureau.

— Ce soir, ce n’est pas possible, j’ai déjà quelque chose de prévu. Puis-je passer entre midi et deux heures ?

L’homme répondit après quelques longues secondes de silence.

— À midi, cela pourra aller, je me dégagerai de ce que j’ai à faire.

Flavia soupira en raccrochant, elle savait ce que cet homme avait derrière la tête, et il fallait trouver comment s’en sortir sans rien lui donner d’elle, malgré la promesse qu’elle avait faite, et qui devait rester lettre morte.

Elle chercha donc dans sa garde-robe les vêtements les plus incommodes à retirer. Un jean très ajusté et une chemisette à double boutonnage lui semblèrent parfaits pour entraver toute tentative d’intrusion. Elle compléta le tout par des sandales à longs lacets noués autour de la cheville.

Enfiler cette tenue lui avait déjà pris cinq bonnes minutes, un temps qui paraitrait infini à un homme pressé par le désir. Par contre, ces habits, volontairement très près du corps, la moulaient de façon embarrassante. Paradoxalement, alors qu’ils étaient censés la protéger contre un éventuel assaut, ils étaient assez provocants, dévoilant la ligne de ses reins et celle de sa poitrine.

En dévalant l’escalier hélicoïdal, sa main s’attacha involontairement à triturer la breloque que Marco y avait fixée, c’était une sorte de fleur bleue faite de cuir, pendant au bout d’une chaîne agrémentée de glands dorés et de fausses perles. On aurait cru qu’il avait étudié ses goûts pour la choisir, mais il n’y avait sûrement pas un grand choix de fausses breloques à sac à main faisant également office d’émetteur GPS.

Elle repassa son emploi du temps de la journée mentalement. Elle avait la chance d’avoir une longue césure entre midi et trois heures, ce qui lui permettrait de se rendre à l’ambassade de Suisse et de revenir, d’autant qu’elle n’avait aucune intention de s’y attarder.

En arrivant à la faculté, elle retrouva Angelo dans le hall, qui la complimenta sur sa tenue, tout en lui déconseillant d’aller voir Vesari ainsi vêtue. Mais Flavia ne l’écoutait que d’une oreille, tout comme elle fut distraite pendant le premier cours de la journée. Elle dut recopier un mot sur deux sur les notes d’Angelo, tâchant plutôt d’établir un plan de bataille pour éconduire diplomatiquement Wetterwald.

Enfin, le professeur donna congé aux élèves et Flavia prit à contrecœur la direction de la Via Barnaba Oriani.

— Monsieur Wetterwald m’attend, annonça Flavia à l’obligeante réceptionniste, qui fronça néanmoins les sourcils devant cet horaire inhabituel.

— Je vais le prévenir, répondit-elle néanmoins. Vous n’avez pas réussi à obtenir de rendez-vous à une heure décente ? Vous auriez dû m’appeler d’abord, je vous aurais arrangé ça, ajouta-t-elle, perplexe.

Flavia rougit légèrement, elle ne voulait pas que cette dame, bien qu’elle ne l’ait vue qu’une seule fois, ait une mauvaise opinion d’elle.

— Vous pouvez monter, déclara la blonde réceptionniste à Flavia, qui la remercia en évitant son regard.

Le secrétaire d‘ambassade l’attendait, tranquillement installé à son bureau. Sans même la saluer, il agita un petit pavé métallique, attendant visiblement qu’elle vienne le chercher.

Dans les yeux d’un bleu glacial qui la dévisageaient, elle lut un désir de revanche, ce sentiment qu’elle connaissait si bien. Elle s’avança vers l’homme, essayant de deviner ses intentions. Mais celui-ci lui saisit la main dès qu’elle arriva à sa portée.

— J’ai fait ma part du marché, lui lança-t-il, rageur, maintenant, j’attends ce qui m’a été promis.

— Et qu’est-ce que je vous ai promis ? l’interrogea Flavia, pour gagner du temps.

À ces mots, l’homme s’emporta et renversa Flavia sur le plateau de noyer.

— Espèce de petite salope ! Tu m’as allumé, et maintenant tu te défiles ?

En disant cela, ses doigts recherchèrent la braguette du pantalon, l’ouvrant fébrilement. Il écarta le coton de la culotte et tenta de forcer l’intimité de la jeune fille de sa main tremblante.

Elle avait déjà connu de semblables brutalités, elle ne céda donc pas à la panique, mais comment gérer cette agressivité pour renverser la situation? L’homme l’avait brusquée quand elle avait tenté de repousser la récompense qu’il pensait recevoir.

­ — Je n’ai jamais dit que je ne vous donnerai pas ce que vous voulez, dit-elle en caressant la bosse qui tendait son pantalon, mais vous ne me laissez pas faire ce que je veux…affirma-t-elle avec toute l’assurance dont elle était capable.

Très surpris de ce contact, Wetterwald retira sa main du slip de la jeune fille. Celle-ci sauta sur l’occasion pour tenter de se redresser, puis accula le secrétaire sur son fauteuil.

À son tour, elle dégrafa la fermeture du pantalon et saisit son membre, rendu rigide par l’initiative qu’elle avait prise.

Se plaçant à califourchon sur l’homme, qui se laissait faire, elle commença à le masturber, en ajustant le rythme sur l’excitation qui le terrassait. Ce faisant, elle ralentissait parfois pour lui signifier qu’elle gardait le contrôle sur ses sensations.

Par le regard également, qu’elle essayait de rendre aussi impérieux que possible, elle tentait de maintenir le dessus sur lui. Elle constata avec satisfaction qu’il se soumettait à sa domination et remarqua cela lui procurait beaucoup de plaisir.

Enfin, elle lui permit de jouir, répandant sa semence sur la chemise qu’il avait conservée.

Il semblait maté, la tête renversée, respirant lourdement, peinant à rassembler ses esprits.

Sans attendre qu’il se ressaisisse, elle prit la clé USB.

— Le fichier est bien dessus ? s’assura-t-elle.

— Oui, souffla-t-il avec peine.

Alors qu’elle rejoignait la porte, ayant hâte d’en finir avec tout cela, il prit une grande inspiration et lui lança :

— Pouvons-nous nous revoir ?

La voix était suppliante, désormais.

— Je ne sais pas. Vous vous êtes montré irrespectueux, et je déteste ça, trancha-t-elle, espérant ne plus jamais le revoir.

— S’il vous plaît, je ne le ferai plus, insista-t-il sur le ton de la prière.

Flavia s’arrêta un moment. Elle pourrait peut-être avoir à nouveau besoin de lui, il devait avoir des relations qui lui seraient utiles.

— Peut-être, alors, mais je ne vous dirai pas quand, pour vous punir d’avoir été violent. Donnez-moi votre numéro personnel.

Elle nota le numéro qu’il lui indiquait et le quitta, toujours anéanti sur son fauteuil. En sortant dans la rue, la jeune fille fut contente de retrouver la chaleur ambiante car elle avait fait un effort sur elle-même pour surmonter ce face-à-face, et un courant glacial courait le long de sa colonne vertébrale, maintenant que la tension se relâchait.

Le soir venant, ce serait une tout autre affaire.

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