Chapitre 11 : L’Épreuve

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Alors que l’aéronef s’élevait dans le ciel, repartant en direction de la citadelle qui n’était plus qu'un lointain point, Agdhim inspira profondément en se délectant de ce qu’il observait. L’aventurier qui sommeillait en lui se réjouissait d'explorer autre chose que les couloirs de Re'Shiyth. Outre le plaisir de sentir à nouveau la caresse fraîche du vent, cet archipel volant l’abreuvait de nouveaux paysages comme il n’en existait pas sur Terre. Ce n’est pas tant ce que l'on trouvait dessus, de vastes étendues colorées et des champs de blé dorés, entrecoupés par le relief parfois abrupt de collines et falaises, que le fait de se situer au cœur des nuages qui faisait de cette place un lieu exceptionnel. Cette singularité transformait le banal en merveille, à l’image des brins de céréales ondulant au rythme de la brise ou des nombreuses fleurs aux teintes splendides, rehaussées par l’éclat intense de la lumière du soleil. C’était véritablement un aperçu du paradis, un endroit hors du temps, et qui imprimait chez ceux le foulant du pied un sentiment de sérénité. Mais derrière ce voile idyllique reposait en silence la triste réalité. Sous l’herbe bien grasse ruisselante de vie sommeillaient les ossements de ceux ayant échoué à franchir le portail. Cet Éden n’offrait pas suffisamment d’outils pour la survie, et ceux qui restaient coincés là finissaient par périr inéluctablement d’un lent et atroce trépas. Avec cette pensée bien en tête, Agdhim se retourna vers les autres. Dans les faits, tout les poussait à la coopération pour éviter la seconde partie. Mais ce n’était rien de plus qu’une interprétation basique. Rien n’interdisait les coups bas au sein d’un même groupe, et il avait la certitude que c’était ce que recherchaient ceux ayant conçu l’Épreuve.

À la fin, il suffit de franchir le portail pour soi, sans se préoccuper d’autrui. Cela fait sens avec cet intense climat compétitif dans lequel on est plongé depuis le début. Un tel format privilégie l'égoïsme.

Pendant qu’il réfléchissait, Durk s’était approché de Emma.

- Ton appareil. Remets-le-moi, ordonna-t-il.

La jeune femme l’observa, décontenancée, alors que Huori s’interposait, passablement énervé.

- Crois-tu que c’est ainsi que l’on s’adresse à une dame ? Les rustres comme vous finiront seuls, je peux te le garantir !

Loin de fuir la confrontation, Durk lui tient tête.

- Toi aussi, donne le tien !

Loin de s’émouvoir, Huori sourit en écartant les bras. Méfiant, Durk s’approcha d’elle, avant de brutalement heurter le sol. Surpris, la teinte de sa peau vira au rouge sous l’effet de sa colère et il se releva, furibond et prêt à en découdre.

- Salope ! Pour qui tu te prends ?! hurla-t-il.

- Allons, allons, du calme ! s’interposa Einar.

- Tiens donc, les aboiements du petit roquet ne suffisant pas, voilà que vient le maître, s’amusa Huori. Quelle fourberie mijotes-tu cette fois ?

Son interlocuteur afficha un air faussement outré avant de lui répliquer.

- Moi ? Voyons, je sais bien que notre entente est loin d’être radieuse, mais être accusé aussi facilement est blessant !

- Mes excuses ! J'oubliais que comme tous les Eadra, tu es l’innocence incarnée !

- Encore et toujours la même rengaine sur mon patronyme. Essayez un peu de varier vos approches.

Huori ne répondit pas, se contentant de maintenir sa façade amusée. Einar l’ignora pour se concentrer sur les autres.

- Passons. Bien que cela soit SON idée, je trouve l’initiative de Durk tout à fait judicieuse. Débusquer rapidement le traître nous permettrait de rester focaliser sur l’Épreuve.

- Allons bon ! C’est surtout pour te mettre à l’abri tout en tenant le groupe à la gorge, répliqua Huori.

Einar secoua la tête, peiné par sa remarque.

- Hélas, mon ascendance me condamne à un jugement irrévocable. (il se retourna vers elle avec de grands gestes empreints de douleur avant de se figer.) C’est dur, mais je l’admets. Les miens n’ont pas bonne réputation, et je n’ai probablement pas été le meilleur des compagnons jusqu’à présent. Mais croyez-moi, j’ai longuement réfléchi depuis mon lit d’hôpital. Et les précédentes explications ont achevé de me convaincre. (Cette fois, il ne s’adressait plus seulement à Huori. Investi dans sa posture d’orateur, il prit le temps de regarder tout le monde, ses propos dégoulinants de sincérité). Pour nous en sortir, nous devons coopérer, sans faux semblants, et pour cela, je suis prêt à vous le prouver dès maintenant !

Il se dirigea vers Irenia, qui végétait en silence. Elle sursauta, soudainement paniquée lorsqu’Einar lui tendit son appareil.

- Puisque nous sommes pour le moment encore incapable de surmonter nos erreurs passées, confions notre sort dans les mains de la seule personne qui ne soit affiliée à aucun des camps, conclut-il.

Comme Huori, Agdhim n’était pas dupe sur les intentions du stratège aux yeux azur.

C’est donc là où il voulait en venir avec tout ce cirque. Mais que cherche-t-il à faire ensuite une fois nos appareils remis à Irenia ? Pense-t-il pouvoir la manipuler parce qu’elle n’a plus toute sa tête ?

Anticipant cette remarque, Einar poursuivit.

- J’ai également conscience des difficultés que connaît notre doyenne. Aussi, je propose qu’elle soit secondée par Viktor. Tout comme elle, il est parfaitement neutre, en plus d’être la personne l’ayant le plus soutenu depuis son arrivée. Si tant est que vous acceptiez cette tâche, ajouta-t-il à l’intention des sceptiques.

- Je n’ai pas d’objection, répondit Viktor.

Les yeux convergèrent vers la vieille savante, dont le corps famélique ne cessait de trembler sous l’effet de la panique. La main de Viktor se posa sur son épaule, ce qui eut pour effet de la calmer. Après que le mage l’ait sondé du regard, elle finit par acquiescer.

- Formidable ! s’enthousiasma Einar. Cela convient-il à tout le monde ?

Naturellement, les jumeaux et Margot acceptèrent sans rechigner. Le jeune Eadra se tourna alors vers Huori avec un visage d’ange. Plus que quiconque, celle-ci se méfiait de lui. Comme le disait un célèbre adage, "confie un sourire à un Eadra, et il te dérobera tout ton bonheur". Néanmoins, aucune solution ne s’offrait à elle. Einar avait habilement mené la conversation et démontré ses grandes qualités d’observateurs. En laissant cette responsabilité à Irenia, il savait pertinemment qu’Emma et Agdhim se trouveraient obligés de se soumettre.

Il a bien compris que malgré le fossé qui les séparait de la vieille savante, aucun d’eux ne pourrait se résoudre à l'abandonner à son sort, s’agaça Huori.

Soupirant, la jeune femme accepta sa défaite. Einar avait remporté cette joute. Abdiquant, elle confia son appareil à Irenia.

Après ça, et en attendant l’annonce des traîtres, le groupe se mit en quête d’un endroit sûr. Les zones où le relief était accidenté se faisaient particulièrement rares, et constituaient dès lors des objectifs stratégiques essentiels. Durant leur courte marche, ils aperçurent à plusieurs reprises d’autres équipes gardant leur distance. Peu se risquaient pour le moment à l’affrontement, chacun guettant nerveusement le début des hostilités. Ils profitèrent de cette passivité ambiante pour s'installer sur une corniche idéalement placée. Difficile d’accès et donc facile à défendre, elle offrait surtout un panorama étendu sur ce qui se déroulait dans les plaines en contrebas.

- Nous allons nous isoler le temps de prendre connaissance du traître, annonça Viktor avant de s'éloigner avec Irenia sur ses talons.

Huori s’approcha de ses amis sans masquer son inquiétude.

- Ça ne me plaît pas.

- Moi aussi, acquiesça Agdhim. J’ai du mal à voir où il veut en venir.

L’objet de ces suspicions discutait tranquillement avec les jumeaux, sans le moindre signe d’appréhension. En les observant, Agdhim remarqua que Margot était bien en retrait. Au sein de cette ambiance détendue, son attitude détonnait d’autant plus qu’elle ne cessait de jeter de fugaces coups d’œil dans sa direction.

- Je radote peut-être, mais la réputation des Eadra n’est absolument pas usurpée, poursuivit Huori. Les Ascensions sont le théâtre de nombreuses tragédies, et bien souvent ces maudits serpents en sont la cause des plus terribles d'entre elles. Restons sur nos gardes, comme les siens, il a la ruse dans le sang.

En écho à sa mise en garde, un cri retentit, proche d’eux. Son origine et sa proximité ne laissaient planer aucun doute. C’était par là qu’étaient partis Viktor et Irenia. Tout le monde réagit, mais personne ne fut aussi rapide qu’Emma. D’un bond, elle s’élança avec une remarquable vélocité, dégainant sa gourde. Mais sa course ne dura pas longtemps. Quand le reste du groupe la rattrapa, ils constatèrent qu’Emma s’était figée, le visage horrifié. Devant eux, Irenia se trouvait au bord d’une falaise. L’une de ses mains tenait son appareil et l’autre agrippait fermement la canne de Viktor. Le jeune homme n’était visible nulle part, et les plus vifs comprirent instinctivement ce qui avait dû se dérouler en découvrant le faciès de la vieille dame. Le tumulte provoqué par toutes ces arrivées avait attiré son attention, et elle s’était retourné vers eux, les yeux injectés de sang, les lèvres étirées en un rictus délirant. Un ricanement glaçant commença à en émerger, doucement d’abord, avant que la démence ne la submerge totalement. Plus aucune trace de l’ancienne savante ne subsistait maintenant. Ce qui s’agitait follement devant eux était un humain ayant perdu toute raison, terrassé par la Tour.

- Irenia, vous m’entendez ? demanda Emma.

Alors que tous les autres étaient paralysés d'effroi par cette scène terrible, la jeune femme s'approchait courageusement. Elle n'avait pas l'intention d'abandonner la vieille dame, qui arrêta soudain de gesticuler. Un fragment de lucidité traversa ses traits ridés. Ses mains se mirent à trembler en relâchant ce qu’elle tenait, pendant que son regard allait et venait entre Emma et le vide. Des larmes commencèrent à couler sur ses joues, et son visage refléta l’horreur qui se trouvait chez ses spectateurs.

- Je… Je suis désolé, bafouilla-t-elle.

- Irenia, ne faites pas ça … l'implora Emma.

Comprenant qu'elle devait agir maintenant, la jeune femme bondit. Mais c’était trop tard. Comme un pantin désarticulé, le corps fatigué d’Irenia bascula vers le précipice.

- NOOON !

Le hurlement de désespoir d’Emma ne pouvait rien y changer. Elle s’effondra au bord de la falaise, frappant rageusement le sol du poing. Ses pupilles émeraude noyés sous les larmes ne prêtèrent pas attention à Agdhim qui s’était approché. Lorsque le regard du jeune homme tomba sur le cadavre en contrebas, une effroyable évidence le heurta. L’Épreuve commençait.

L’atterrissage était imminent quand Gabriel sortit de sa transe. La découverte du dernier nom sur la liste avait provoqué un choc si important qu'il s’était plongé instinctivement au plus profond de lui-même pour éviter que son esprit n'implose. Là, il commit une erreur des plus terribles. Sans contrôle, il réveilla sa Magie. Aussi savait-il l’horreur qui était sur le point de se produire.

Il n’était pas nécessaire d’être un oracle pour en connaître les grandes lignes. Les personnes les plus dangereuses parmi les Candidats issus de l’Extérieur avaient été progressivement enfermées depuis l’ouverture des portes. Ces bêtes assoiffées de sang, longtemps enchaînées, allaient être soudainement libres de déchaîner leurs instincts primitifs. Ils étaient le détonateur de l’Épreuve, ceux apportant chaos et anarchie pour pousser les autres groupes à agir. Mais avant que les fauves ne déferlent dans l’arène, les responsables avaient pris soin de préparer pour eux de la chair fraîche. Bon nombre d’anciens pensionnaires de la prison étaient des individus lambda, entrées dans la Tour à la poursuite d’un rêve. Ils se retrouvaient aujourd’hui livrés en pâture. Beaucoup étaient conscients de ce qui allait advenir d’eux. Vainement avaient-ils tenté de s’organiser avant le débarquement. Mais tout vola en éclat quand ils posèrent le pied sur l'archipel. À peine le transporteur s’élevait-il que la première salve fut déclenchée. Tout sentiment de solidarité et d’unité disparu avec.

Le carnage débuta.

Au cœur de cette tempête de peur et de colère, Gabriel s’élança. Il suivit le chemin qu’il avait entraperçu, tracé par la Première Magie. Pendant un moment, il se contenta d'esquiver les menaces, se mouvant sans hésitation au milieu des corps s’écharpant. Puis, elle se dressa sur sa route. C’était une femme dans la quarantaine, le visage souriant, l’air apaisé. À mesure qu'elle s'approchait, le temps ralentissait. Jusqu'à se figer. Complètement. Le vent ne soufflait plus, les cris s’estompèrent. Gabriel regarda autour de lui. Ce tableau était celui du désordre, de la violence. Le vert de l’herbe s’était teinté du sang des innocents, qui, réalisant leur inéluctable destinée, se révoltaient finalement dans un dernier sursaut.

Même si Gabriel l’avait souhaité, il n’était pas en mesure de les sauver d’autrui et d’eux-mêmes. Ce qui se déroulait maintenant devait avoir lieu.

Le jeune Magicien observa les différents visages, où se lisaient mille et une émotions ; rage, peine, peur, désespoir, incompréhension. Tout se mélangeait, le pénétrait. Tout convergeait vers le centre de cette entropie, vers cette femme rayonnante de bienveillance. Le garçon la contempla dans ses moindres détails. Ce grain de beauté sur le menton. Ces petites rides autour de ses yeux marron. Ce sourire, chaleureux et réconfortant. Il expira. Alors à nouveau tout commença à se mouvoir. La femme était désormais à quelques centimètres de lui. Il émanait toujours d’elle cette authentique sympathie, si l'on omettait la hache dissimulée jusqu’à présent dans son dos, et qui maintenant fusait sur Gabriel avec une inhabituelle lenteur. Dans un coin de sa tête, il espérait sincèrement que le coup mortel l’atteigne, pour enfin mettre un terme à cette répugnante farce. Il ne bougea pas, jusqu’à presque en sentir le contact. Mais au moment fatidique, le déclic s’opéra. Son esprit alors s’abandonna à l’absolue rationalité. D’un geste expert, il projeta son index et son majeur dans la gorge de la femme. Une gerbe de sang éclaboussa le visage placide du jeune Magicien, pendant qu’un corps s’effondrait. Le premier coup avait été donné. Maintenant, le reste pouvait suivre.

Il se saisit de la hache. Attendit. Avant de frapper derrière. Et de tourner à 180°. Puis parer. Lança la hache. Empoigne l’épée. Repoussa la lance. Repousse la dague. Accepte le coup de pied. Tombe. Roule sur le dos. Mets sa main en opposition. Se protéger du coup. Frappe avec le genou. Attrape les cheveux. Frappe la tête. Esquive à gauche. Frappe. Attends. Frappe. Ramasse l’arme. Frappe. Frappe. Protège-toi avec le corps. Frappe. Frappe. Frappe. Retourne-toi. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe. Frappe.

Frappe ?

Subitement, Gabriel émergea de sa torpeur, en nage. Sa vision s’arrêtait là. Hébété, il tituba en tournant sur lui-même. Partout où se posait son regard, il n’y avait que des corps sans vie. Le silence avait remplacé le chaos sonore de la bataille, seulement troublé par le bruit des premiers charognards attirés ici par l’odeur atroce des carcasses. Il essaya de bouger et manqua de trébucher sur des entrailles. C’était un massacre comme il n’en avait jamais vu. Même en l’ayant anticipé, il ne put le supporter. Pris de vertiges, il commença à marcher en luttant pour ne pas rendre le contenu de son estomac. Il ne s’arrêta pas en sortant du bourbier, accélérant encore pour mettre le plus de distance. À mesure qu’il s’éloignait, les souvenirs de ce qu’il avait commis remontaient en lui, et ses hoquets de nausées s’intensifiaient. Inévitablement, il tomba à genoux et régurgita tout ce qu’il pouvait. Quand il pensa en avoir terminé, le parfum de la mort saisissait ses narines, et il réalisa alors que son corps et ses vêtements étaient recouverts de sang et de restes humains. Aussi vomit-il, encore.

À bout de force, il releva la tête. Mais sa mémoire était déjà souillée, à tout jamais. Incapable de supporter ces images, son esprit s'effondra.

- J’aurais dû prendre ce coup de hache, sanglota-t-il, écraser par les remords. Je n’aurais même pas dû venir dans cette Tour. Te ramener au prix de toutes ces vies, ce n’est pas ce que tu aurais voulu. Je suis désolé, Élise… Aveuglé par la peine, j’allais t’imposer la plus terrible des malédictions. Je suis désolé de prendre conscience de tes paroles seulement maintenant... Désolé, d’être aussi méprisable, Élise, Dorothée, Mikael ... Vraiment, désolé...

Il remarqua alors qu'il n'était qu'à quelques pas du bord de l’île. En contemplant le vide face à lui, une douce sensation gagna son être. Lentement, il rampa dans cette direction. Sa culpabilité lui susurrait de s’approcher, l’encourageait à se laisser tomber.

Ainsi plus jamais n’aurait-il à verser le sang de qui ce soir...

Non ! Rugis la raison. Abandonne cette idée. Ce que tu as fait est impardonnable. Jamais ne trouveras-tu la rédemption, même si tu te jetais volontairement dans les flammes de l’enfer ! L’image d’une femme se dessina dans sa tête. Une femme, qui lui rappela Élise. Mais contrairement à sa sœur, cette personne était encore vivante. Avance ! invectiva la voix. Avance ! Tu dois la retrouver. Avant Harag. Maintenant, debout !

Il inspira et expira bruyamment. Son cœur accéléra, alors que sa psyché se tordait sous l’influence de sentiments violents et divergents.

- RAAAAAAAAARGHHH !

Le poing serré, il se releva subitement avant de brutalement frapper son visage. Il mit tant de force dans son coup qu’il manqua de chuter à nouveau. Mais tomber signifiait s’abandonner à sa culpabilité, à ses crimes. Aussi ancra-t-il fermement ses pieds. En redressant la tête, il se confronta avec l’horizon qui lentement se couvrait de nuages sombres. Le poids de ses péchés l’étouffait, mais il ne pouvait pas encore céder. Le vent gronda dans ses tympans, héraut d’une nature en colère. L’air était soudain humide et froid, chargé d’électricité. Entre détermination et fatigue, il se mit à marcher en direction de la tempête naissante.

Momus ne pouvait pas dire que tout se déroulait comme il l’avait anticipé, après tout jamais ne prévoyait-il rien. Mais c’était justement parce qu’il ne préparait rien que tout était plus excitant. C’est uniquement dans l’absolu désordre que se cristallise la forme la plus pure de l’existence, que les lucides appellent nihilisme. Lui-même avait été façonné dans un tel terreau, où l’absence de choix l’avait conduit à accepter cette voix comme la seule digne d’intérêt. Il était l’essence du chaos, l’incarnation vivante du désespoir et de la négation. Par conséquent, il était naturel pour lui de défier le représentant de sa dichotomie.

Mais c’était une voie légèrement différente qu’il empruntait. Celle de l’absurde. Celle du cynisme. En ouvrant les yeux, il aperçut un ciel couvert de gris. Son corps lui faisait atrocement mal. Logique pour qui subissait une telle chute. Il s’abreuvait de cette douleur, exultant à chaque os ressoudé, à chaque organe reformé. Tout en s’agitant, son regard rencontra, caché à l’ombre du rocher, le cadavre sans visage de sa récente victime. Depuis belle lurette, celle-ci n’était plus qu’une coquille vide, brisée par le passage du souverain de l’Étage. Tuer cette vieille bique s’était avéré ennuyeux. Néanmoins, prendre son apparence et simuler un suicide avait été fort amusant ! Maintenant, plus rien ne l’obligeait à demeurer dans cette carcasse bien usé par la course du temps.

À mesure qu’il se régénérait, le bouffon modifia plusieurs fois sa physionomie. Devait-il adopter celle de l’administrateur ? Ou plutôt opter pour celle du nabot ? Cornélien choix qu’il s’imposait là ! Un éclair de lucidité traversa subitement sa boite crânienne.

Il se redressa alors, mais manqua de tomber en s’appuyant sur sa jambe atrophiée. Le véritable Viktor avait supporté ce handicap toute sa vie. Après s'être débarrassé de l'apparence de Nyeme, Momus l'avait imité. Mais il n'était plus obligé, maintenant que toutes les pièces étaient en place.

Il était temps de terminer la mise en scène. Le premier acte du jeune Magicien au sein de la Tour devait s’achever de manière spectaculaire. Momus espérait que l’avant-goût lui avait plu. La suite s’annonçait hautement palpitante !

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