Par-ci, par-là, les uns, les autres – 2 – Comment Aubierge devint languide

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En cette nuit de nouvelle lune, la vingt-sixième d’elembiu, Aubierge était blanche comme un linge, hébétée. La scène, à laquelle elle venait d’assister, l’avait terrifiée au point de lui faire perdre connaissance. Quand elle reprit conscience, la transformation persistait sur ses rétines. Le visage du jeune homme s’était mis à bouillonner, ses vêtements furent agités, à l’évidence, par des cloques qui enflaient et se résorbaient sur tout son corps. Ensuite, il gonfla, comme le lait qui bout et fut submergé, ainsi que ses habits, par une créature écailleuse dépourvue de jambes. Laquelle lui arracha le diamant rose, traversa la pièce avec aisance sur son long appendice caudal, se jeta par la fenêtre et déploya de larges ailes qui claquèrent dans le vent.

Quand elle ouvrit les yeux, une question s'imposa à elle.

Qui avait pénétré dans sa chambre ?

Lorsque Niall l’avait traînée jusqu’à la cellule de Chandra, elle avait reconnu ses traits. La peau noire, le crâne nu et brillant, ainsi que l’âge, lui firent comprendre que ce n’était pas celui qu’elle redoutait de voir là. Cependant, la ressemblance était telle qu’elle imagina que ce pouvait être le fils de son bien-aimé. Puis, il s’était mis à parler dans une langue indéchiffrable, elle supposa que c’était celle du monde lointain d’où venait son père.

À présent, elle se demandait comment il avait pu sortir de sa geôle et parvenir jusque dans sa chambre.

Elle l’avait accueilli, l’avait chéri, lui avait fait toucher son ventre afin qu’il perçoive celui qui grandissait en elle. En échange, il avait baragouiné des mots inintelligibles à l’exception d’un : “Chandra”. Après, il s’était transformé, lui avait arraché le diamant rose et s’était envolé par la fenêtre.

Les affirmations de Niall lui revinrent en tête :

« Chandra est un démon, on ne peut déduire un âge de son apparence, il a sans doute des milliers d’années. Et, que nous le voyions maintenant sous sa véritable tournure. C’est le þyrs ⁽¹⁾, dont il n’est qu’une marionnette, qui l’habille de la forme humaine sous laquelle il s’est présenté au palais d’Alastyn. »

Le despote avait-il raison ?

Était-ce Chandra ? Son fils ? Un autre ? Ou autre chose ?

Il était noir, s’exprimait dans la langue des enfers, avait dérobé le bijou qui, à n’en point douter, était un talisman, s’était métamorphosé et s’était échappé à tire-d’aile.

« Alwealda ! Comment est-ce possible ? Il avait des écailles et des ailes ! Niall aurait-il raison ? Chandra est-il un démon ? » envisagea-t-elle, alors que Niall, incrédule, hurlait : « Envolé ? »

C’était un démon, concéda-t-elle, accablée.

[Hé ! Non ! Je ne me répète pas. Après l’exposé de la situation, je te raconte ses pensées telles que je les ai lues dans sa mémoire. Très franchement, si tu étais Aubierge, tu aurais été toi aussi en boucle pendant les quelques secondes où elle se remémora les évènements, les analysa et les disséqua sans trouver la moindre chose qui infirme les dires de Niall.]

Cette réponse ne lui suffisait pas. Elle voulut comprendre. Une pernicieuse hypothèse émergea dans son esprit. Niall avait vu juste, c’était bien Chandra. Il était venu récupérer le pendentif fétiche qu’elle avait innocemment chapardé.

Ce n’était qu’une taquinerie, elle avait eu l’intention de le lui rendre, après avoir paradé devant lui, quand il l’aurait rejointe. Malheureusement, les serres de l’effroyable despote s’étaient refermées sur son bras et il ne l’avait plus lâchée avant leur embarquement pour Erestia.

La briolette contenait-elle un charme qui lui permettait de conserver la forme de celui qu’elle avait tant aimé ? Ce succédané adolescent noir, était-ce l’apparence la plus proche qu’il puisse prendre sans le diamant rose ?

Puis, la conviction « Chandra est un démon ! » percuta violemment la réalité « Chandra est le père de mon enfant ! »

De l’explosion qui s’ensuivit naquit l’interrogation qui la plongea dans un état de consternation et d’affliction profond. « Alwealda ! Un démon croît-il en moi ? »

En bien moins de temps qu’il m’en fallut pour te le conter, elle était passée de l’étonnement provoqué par la visite, à l’affection pour le fils de Chandra. De cette affection à la terreur suscitée par sa transfiguration en “démon”. De la terreur à l’angoisse et de l’angoisse à l’abattement.

Elle avait été si heureuse, avait ressenti un bonheur inimaginable, leur Amour⁽²⁾ était incommensurable. Ils n’avaient partagé qu’une nuit, mais cet Amour la comblait, il était tout pour elle. Sans cet Amour et son fruit, elle se serait donné la mort.

Patatras ! Sans avertissement, le tonnerre retentit, le monde se déchira. La clé de voûte de son univers était un mensonge ; quand il se dissipa, tout s’écroula.

La mélancolie se saisit d’elle.

Elle perdit l’appétit. Absente, elle était sourde aux injonctions de Niall. Celui-ci ordonna aux dames de compagnie de la faire manger, de force si nécessaire. La survie de l’enfant était en jeu.

Du néant où elle errait, elle perçut l’inquiétude du despote. Un sentiment qu’elle ignorait, le sarcasme, ébranla son indifférence, un bref instant. « Stupide et épouvantable monstre, ne comprends-tu pas que cet enfant, que tu présentes à tous comme le tien, est celui d’un démon ? »

Apathique, elle n’était plus qu’une créature indolente, dépourvue de volonté. On la levait, la toilettait, l’habillait, la faisait marcher, l’asseyait, la faisait manger (comme une petite fille), lui lisait les livres sacrés, la dévêtait et la couchait.

Les nuits passaient sans aucune amélioration. Les dames de compagnie furent affectées à d’autres tâches. Ainsi que le beorn wiðinnan þá weallas chargé d’épier ce qui se passait et se disait dans la chambre – nommé la vingt-septième nuit d’elembiu en remplacement de feu son prédécesseur. Son état la dispensait de surveillance. Il ne resta que la chambrière pour s’occuper de la baronne Martô.

La funeste nuit, la soubrette avait été réveillée par des bruits de voix, le terrible cri horrifié, poussé par Aubierge, l’avait fait bondir hors de la garde-robe pour apercevoir le démon repartir par où il était venu ⁽³⁾, après avoir flétri l’esprit d'Aubierge. Elle se prit d’affection pour sa maîtresse.

Plus attentive que ne l’avaient été les suppôts du despote, la première nuit d’aedrini, elle eut l’idée de faire asseoir Aubierge là où elle l’avait si souvent vue : auprès de la fenêtre. Cela ne sortit pas sa maîtresse de son engourdissement. Bien que la lumière du premier croissant baignât le visage de celle-ci, elle ne leva pas les yeux vers l’astre jadis tant aimé.

Son âme avait quitté son corps.

Malgré les bons soins et la prévenance de la camériste, la huitième nuit d’aedrini, l’enfant cessa de bouger.

Ce n’est que bien plus tard que l’information atteignit les confins du désespoir où divaguait Aubierge. Sans éveiller le moindre sentiment chez celle qui n’avait pas posé la main sur son ventre depuis la nuit fatidique.

[Serait-ce une larme qui trouble ta vue ?

Non, me prendrais-tu pour un crocodile ? Les loups ne pleurent pas !

Hé ! Tu veux savoir ce qu’en pense le pisse-copie ?

Il pense que j’aurais dû intituler ce sous-chapitre :

« La femme de peu de foi. »]

¤¤¤

Notes :

1) C’est moi, qu’il appelle ainsi.

2) Un tel amour mérite une majuscule.

3) Toi et moi savons qu’il n’en est rien, mais comment une humaine pourrait-elle imaginer autre chose ? Tout le monde n’a pas, comme toi, la chance que je lui révèle la vérité.

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