Par-ci, par-là, les uns, les autres – 3 – À bord du Selkie fowk

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Je dois te dire que je te révèle les choses, dans l’ordre où elles se sont produites.

J’aurais pu te les rapporter dans celui où j’en ai eu vent, mais cela aurait impliqué de nombreuses analepses.

Oui, il y en a qui adorent cela (mais non, je ne fais pas allusion à toi), d’authentiques virtuoses littéraires (bien sûr, tu en fais partie, d’ailleurs le pluriel est de pure forme).

Pour toi, l’humble Divinus lupus giganteus que je suis a fait l’effort de rétablir approximativement la chronologie des événements, faits et agissements dont j’ai eu connaissance.

Pourquoi cet à-peu-près ?

C’est très simple : certaines actions se prolongent, voire s’éternisent, alors que d’autres sont brèves et se situent éventuellement pendant le déroulement des longues. Où placer ces dernières dans mon récit ? Avant ou après la ou les courtes survenues durant leur développement ou stagnation.

Oui, je sais, je ratisse large, mais j’inclus toutes les situations dans ce préliminaire.

J’ai choisi de commencer par le sort de celle dont tu te préoccupes le plus. J’attire néanmoins ton attention sur le fait que je ne t’en veux même pas, alors que je pourrais parfaitement te rendre la vie cauchemardesque au point que tu ne penses plus qu’à moi. Tu as de la chance, car j’ai d’autres soucis.

Venons-en à ce qu’il advint des autres protagonistes.

À tout seigneur, tout honneur !

L’après-midi précédant la vingt-deuxième nuit d’elembiu, Chandra, la meute et moi (as-tu remarqué l’absence de majuscule à ma désignation ?) avions embarqué à bord du Selkie fowk ⁽¹⁾, un brick-goélette dont la figure de proue en représentait une. La partie émergée reproduisait un torse de femme et celle immergée révélait les membres postérieurs d’un phoque.

Son capitaine, Sìm Mhic-Labhruinn, était né l’année de l’invasion de la contrée de Shannon par les Angles, dans un village situé sur la rive sud d’an abhainn ag tonnail. À l’âge de dix ans, il avait vu sa forgeronne de mère mourir, transpercée par une lance. Elle avait préalablement – en tentant de les empêcher de se saisir du bàrd local, lequel était le père de Sìm – brisé le crâne de deux chevaliers de la foi, en martelant leurs heaumes.

Afin que la vision de son paternel brûlé vif lui soit épargnée, un cousin, de passage au village, fit franchir le fleuve à Sìm. Essayant d’ignorer les flammes du bûcher, tous deux suivirent la berge shanyane du cours d’eau jusqu’à son estuaire. Là, il s’avéra que ce cousin était un des marins du célèbre capitaine Dabhag Ó Croidheagan. Le flibustier enrôla le jeune Sìm comme mousse à bord de son brick, l’An taibhse fánacha ⁽²⁾.

Comme chacun le sait, Dabhag Ó Croidheagan attaquait exclusivement les navires shannonnais, il bénéficiait d’une indulgente hospitalité dans les ports shanylois et shanyans. Il s’y avitaillait et y écoulait ses prises.

Vingt-six ans plus tard, ayant franchi tous les échelons, Mhic-Labhruinn était le quartier-maître de l’An taibhse fánacha lorsqu’ils capturèrent un brick-goélette. Dabhag Ó Croidheagan en confia le commandement à Sìm, dont il fit son second. Le vaisseau fut renommé Selkie fowk et son bestion sculpté à son image.

Cinq ans après, la huit simivis 854, un grain drossa l’An taibhse fánacha sur des récifs. L’équipage du Selkie fowk repêcha tous les matelots du vaisseau qui s’abîmait dans les flots, mais Dabhag Ó Croidheagan choisit de sombrer avec son brick.

Depuis l’accession au pouvoir de Niall et la reprise des persécutions religieuses, Sìm Mhic-Labhruinn s’était spécialisé dans l’exfiltration de ban-draoidhean et de tout autre de ses concitoyens activement recherchés par les chevaliers de la foi.

Je te raconte tout cela pour que tu comprennes que notre capitaine était un marin aguerri qui connaissait chaque recoin de la côte shannonnaise. Un vieux loup de mer, quoi ! Nous étions faits pour nous entendre.

Bénéficiant d’une jolie brise ouest-nord-ouest, nous pouvions espérer rallier les environs d’Erestia en une soixantaine d’heures.

Lorsque le soleil se coucha le lendemain, nous voguions toujours bon plein, bâbord amure, cap au nord. Nous nous trouvions alors à la latitude de Vulty, mais en haute mer, à plus de deux cents miles du littoral. Plus de deux cents miles, cela ne te dit rien ? À la nage, c’est vingt fois la traversée de la Manche. Un quart d’heure plus tard, ce fut la panne.

Oui, c’est un voilier. Si tu me laisses poursuivre, tu vas comprendre.

Plus un brin de vent, il était tombé d’un seul coup. Il avait soufflé à une vingtaine de nœuds et la seconde suivante, plus rien. Pas même l’équivalent d’un battement d’aile de papillon.

Mais non, je ne vais pas évoquer la théorie du chaos.

Tandis que le vaisseau courait sur son erre, les voiles faseyèrent, quand il s’immobilisa, elles pendirent inertes, pitoyables et inutiles.

Au petit matin, le Selkie fowk était toujours paralysé. Le capitaine ordonna aux gabiers de ferler les voiles, son navire était encalminé.

Le genre d’adversité à laquelle les voiliers de ton monde furent parfois confrontés. Vous nommez ça le pot au noir. Mais, nous ne sommes pas dans ta réalité et nous nous trouvions au nord du trente-septième parallèle, très loin de la zone de convergence intertropicale. Mhic-Labhruinn était perplexe, jamais de mémoire de marin, une telle situation n’avait duré plus d’une demi-heure, il décréta le rationnement.

À l’approche de la vingt-cinquième nuit d’elembiu, non seulement nous étions toujours sur une mer d’huile, mais le capitaine annonça à Chandra :

« C’est incompréhensible, pourtant nous dérivons vers l’est. J’ai vérifié à trois reprises, précisa-t-il en reposant son sextant. Nous avons parcouru deux dixièmes de degré de longitude en deux jours. Ainsi, nous nous éloignons de Shay. Lentement, à la vitesse d’un cinquième de nœuds, mais c’est inquiétant. »

Songeur, il descendit du gaillard d’avant, nous le suivîmes, il se pencha par-dessus le bastingage et cracha. Il regarda la chute verticale, digne d’un fil à plomb, de son expectoration jusqu’à ce qu’elle se mêle à l’océan. Après quoi, il releva la tête, me dévisagea, puis Chandra et déclara :

« Ça n’a rien de naturel ! Quelqu’un n’est pas pressé de vous voir à Erestia ! Mais qui ? Pourquoi un Deamhna Aerig ⁽³⁾ vous en voudrait-il ? Non, ce ne sont pas eux ! Quant à l’Alwealda des Angles, pure invention ! Je doute fort qu’il puisse faire quoi que ce soit ! Bon, excusez-moi, mais je dois prendre des mesures ! »

Il fit mettre la chaloupe à la mer, les quatre bancs de nage étaient occupés par deux matelots chacun. On leur jeta une aussière, les avirons commencèrent à plonger dans l’eau pour remorquer le navire, cap à l’ouest.

Je t’avais dit qu’il y avait quelque chose qui me plaisait chez ce vieux forban. Ainsi, j’étais de son avis, je me suis posé la question : qui ? Puis j’ai procédé par élimination.

Comme tu le sais dans ce monde-ci, les Vanir ne survécurent pas au Ragnarök, ce n’était donc pas Njǫrðr ⁽⁴⁾ qui s’amusait à contrarier les plans du descendant de Jötunn que je suis.

Ce n’était pas plus Kári ⁽⁵⁾, si ce Jötunn avait appartenu aux rescapés du Ragnarök, il m’aurait plus volontiers aidé que nui.

Alors, tu vas dire que j’ai une tendance paranoïaque… eh ! N’exagère pas ! Je pourrais me laisser aller à te procurer des hallucinations, du genre à te faire interner. Non mais, bon, revenons à nos loups.

Je me fais peut-être des idées, mais j’ai comme l’impression que certains essayent de me faire un enfant dans le dos… non, je ne chipote pas, je reste correct, c’est tout. Oui, peut-être, toutefois dans ma réalité, il n’a jamais existé ni Hellènes, ni Sodome, utiliser cette expression serait de ma part, accepter une colonisation culturelle.

J’aurais dû me méfier, mais tu me connais, j’ai supposé que tout un chacun était comme moi, franc, sincère et dépourvu d’arrière-pensées.

Quand j’avais demandé un service, on me l’avait accordé sans contrepartie, un peu comme s’ils se défaisaient de quelque chose d’encombrant. Plus tard, je découvris grâce à toi, je t’en remercie, que son fils débarque comme ça, impromptu, dans mon monde. Je ne savais même pas qu’il avait un rejeton. Puis c’est au tour d’un Nāga. Bientôt, si j’en crois ce qu’il y a dans ta mémoire, ce seront la fifille et sa mère. Eh ! Je t’ai déjà dit merci, ça suffit.

Ça commence à faire beaucoup. Quand un calme plat nous immobilise, que de l’avis de Mhic-Labhruinn « ça n’a rien de naturel ! Quelqu’un n’est pas pressé de [n]ous voir à Erestia ! » Comment veux-tu que je ne pense pas qu’il s’agit d’un coup de Vāyu ⁽⁶⁾, voire de Rudra ⁽⁷⁾ lui-même ?

Trois nuits plus tard, toujours pas le moindre brin de vent. Les rameurs arrivaient à compenser la dérive, mais ne rapprochaient le navire du continent que de deux miles par jour. Je te laisse faire le calcul.

Tu imagines la situation ?

Le capitaine, vingt hommes d’équipage, Chandra, Chaitali, une dizaine de loups et moi, coincés au large, sur un navire privé de propulsion. Prudent, Mhic-Labhruinn avait fait embarquer denrées et eau pour deux décades, ainsi que du fourrage destiné à la jument, et de la viande pour ma meute. Mais il avait pensé nous débarquer après quatre jours de mer au maximum. Il n’avait donc prévu que six jours de nourriture pour les quadrupèdes.

Or, nous naviguions, si l’on peut dire, depuis six.

¤¤¤

Notes :

1) Selkie fowk ➢ créature mythologique écossaise qui peut changer de forme entre phoque et femme.

2) An taibhse fánacha ➢ Le spectre vagabond (gaélique irlandais).

3) Deamhna Aerig ➢ Démons de l’air (gaélique irlandais). Créatures surnaturelles appartenant à la famille des Áes Síde (les fées).

4) Njǫrðr : Un Vanr, le dieu du vent, surtout des vents marins. Les divinités nordiques appartenaient à trois groupes de natures différentes :

Æsir ➢ Ases : divinités associées ou apparentées à Óðinn.

Vanir ➢ vanes : Njǫrðr, son fils Freyr et sa fille Freyja.

Dísir ➢ Dises : divinités féminines associées à la mort et à la déchéance.

5) Kari : jötunn, dieu du vent. Fils de Fornjótr dont les deux autres fils, Ægir et Loɣe (Logi) sont respectivement les dieux de la mer et du feu.

6) Vāyu वायु : Dev देव de l’Air, du Vent et du Souffle de vie. Il est le Vent personnifié.

7) Rudra रुद्र ➢ « Tourmenteur », ou « Furieux ». Le sauvage chef des souffles. Divinité terrible. Prototype védique de Śiva.

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