19 - Sous le vent

6 minutes de lecture

Après leur passage au patelin, Charles et Émilien se rendirent à la bibliothèque, pressés d'en découdre avec Lucien. Ils tombèrent nez à nez avec Marisa qui fermait la porte en bâillant. Elle les dévisagea avec une moue de dégoût sur les lèvres. Ces jeunes, pensa-t-elle. Émilien l'aborda néanmoins :

-Bonjour, vous n'avez pas vu notre ami ? Il est de taille moyenne, cheveux châtains, peau bronzée.

-Je n'ai vu personne qui corresponde.

-Il était absent, ce matin au rassemblement.

À ces mots, des images du démon éclairé par la bougie entre les étagères assaillirent l'esprit de la bibliothécaire. Pourquoi y pensait-elle à ce moment précis ? Absent au rassemblement… il n'y avait eu qu'un seul absent. Une onde de faiblesse traversa son corps frêle, sa tête se mit à tourner. Elle faillit s'évanouir, mais les garçons se jetèrent pour la rattraper.

-Vous allez bien ?

-Oui. Laissez-moi, maintenant, bande d'ingrats. C'est de votre faute, tout ça.

Les deux s'échangèrent un regard inquisiteur. Émilien lut sur les lèvres de Charles une envie d'éclater de rire. Alors, il dit au revoir à Marisa avant que son ami ne cède.

-Pourquoi tu riais ? demanda Émilien une fois sortis de la place.

-J'riais pas !

-T'as failli !

-Elle a plus toute sa tête, la vieille. Ça m'a fait penser que le clergé est idiot d'écouter une pauvre folle comme elle et d'en arriver là. C'est juste trop bête, imagine si elle mentait pour faire peur.

-Depuis quand tu réfléchis, gros béta ?

-Ça, je sais pas, mais va pas croire que je ne réfléchis jamais. Je suis plus malin que tu le crois !

-J'ai une vision, dit Émilien, qui dirigeait la marche vers le chemin du retour. Lucien n'est ni chez lui, ni à la biblio. Et s'il était parti ?

-Parti ? Lucien ? Il ferait jamais ça, il pourrait plus faire les yeux doux à Annie ! Non mais t'as vu comment ils étaient, ce matin ? Et dire que moi, je suis même pas fichu de parler à Cathie.

-Charles. Je suis sérieux.

-C'est vrai, quoi, il est un peu veinard, l'autre Lucien. Et dire que je me foutais de sa tête parce qu'il devenait tout rouge devant Annie, maintenant je l'envie.

-Charles ! Lucien est parti ! le secoua Émilien.

-Mais non, pourquoi il f'rait ça ! Je suis en train de te dire qu'il est surement avec Annie ! Faut aller chez les jumelles !

-T’es con ou quoi ? Tu n'as même pas remarqué qu'il n'était plus dans la foule, ce matin, après l'appel de sa famille ? Annie est restée, mais pas Lucien.

-Non, pas fait gaffe. Alors du coup, on part à sa recherche ?

-Oui. Et puis quand on l’aura trouvé, on dira où il se cache au clergé. Il va regretter de ne pas m'avoir écouté.

***

Cette nuit-là, des vents violents fendaient l'air et frappaient les bâtiments, accompagnés d'une légère pluie glaciale, empêchant les habitants d’Auberrhilde de trouver sommeil. La chaleur de l'été attirait les moustiques près des maisons. Sous ce ciel tourmenté, en haut de la colline, Astrélia terminait de moudre le blé en compagnie du meunier qui lui offrait asile. La tâche devait être achevée pour l'aube, aussi la voyageuse avait-elle accepté d'aider son hôte. Eugène était un homme fort au cœur tendre. Il avait atteint la trentaine mais vivait seul et s'en était toujours bien sorti. Même si cela faisait deux semaines qu'elle dormait au moulin, il ne s'était jamais plaint de sa présence et ne lui avait jamais demandé de quitter les lieux.

Le moulin se dressait en haut de la colline séparant le patelin du village. Ses quatre grandes ailes, dont l’exposition variait grâce à la calotte pivotante, tournaient en continu sous la force du vent. Cela faisait des siècles que les générations pouvaient observer ce spectacle orchestré par les ancêtres d'Eugène et, depuis dix ans, par lui-même. Le monument avait subi bien des dommages liés aux intempéries, mais chaque fois, les villageois se mobilisaient pour le rebâtir, et ainsi assurer son existence intemporelle. Plus haut que les cloches de l'Église encore, certains le voyaient comme le réel gardien d'Auberrhilde. Minuscule depuis le bas de la colline mais intimidant depuis le haut, il nourrissait et veillait sur les habitants.

Pendant la journée, la jeune femme passait beaucoup de temps à faire l'aller-retour entre le ruisseau et le moulin. Sa canne à pêche était la plus habile que le village n'avait jamais connu. Sa renommée atteignait des sommets. Chaque jour, elle préparait ses réserves de poissons en prévision du marché matinal. Elle les conservait parmi les céréales, dans la caisse en bois qu'Eugène lui avait prêtée. Cependant, elle n'avait pas souhaité tout ce succès. Quelque chose manquait, une chose essentielle, mais elle ignorait quoi. Y penser provoquait son lot de tristesse et de larmes.

Le crépuscule avait presque disparu derrière l'horizon. Le meunier, à l'intérieur, déversait les grains de blé dans la trémie et les observait être broyés entre les deux meules. Il vérifiait que tout se passe bien au niveau du mécanisme et surveillait la vitesse de rotation de la lanterne. La jeune femme, quant à elle, freinait les ailes et faisait légèrement pivoter la calotte depuis l’extérieur afin de réguler l'impact du vent. La pluie, qui jusque là ne la gênait pas, se mit à frapper de plus belle son visage. Eugène et Astrélia ressemblaient à deux marins à bord d'un voilier parti affronter l'océan. Soudain, une bourrasque incessante fit accélérer les ailes. La corde glissa entre les doigts de la jeune femme qui se laissa tomber sur ses genoux, incapable de réagir.

-Astré ! Freine ! Vite, il y en a partout ! cria Eugène dont la voix étouffée par les murs et la tempête lui parvenait à peine.

À l'intérieur, le désordre régnait. Le blé voltigeait jusqu'aux murs. Le meunier, qui avait saisi l'occasion que le vent lui offrait pour tenter de rattraper son retard, comprit qu'une grave tempête se préparait et que les courants d'air n'étaient plus praticables. Il dévala les marches, inquiet de ce qui se passait à l'extérieur.

-Astré ! Eh ! Ça va pas ? demanda le meunier en sortant, essoufflé.

Il la vit agenouillée, les jambes couverte de boue. Sa responsabilité en tant que dernier héritier du moulin lui pesait tant sur les épaules depuis la mort de ses parents. Astrélia était son unique alliée, désormais. La faire souffrir était la dernière idée qui lui aurait traversé l'esprit.

-Je suis désolé, s'excusa-t-il en la couvrant avec délicatesse de son manteau en peau de vache. Je ne pensais pas qu'il y aurait autant de vent. On reprend demain, à l'aube ?

-Oui… Je vais bloquer les ailes, répondit-elle, trempée jusqu'aux os.

-Attends, je t'aide. Il faudra tout ranger, aussi, avant que les villageois n'arrivent.

Ils firent pivoter la calotte d'un quart de tour et bloquèrent les ailes au maximum à l'aide du frein. Puis, l'homme salua son apprentie et descendit de la colline rejoindre son chez-lui, la laissant seule face à cette solitude qui lui nouait la poitrine.

Des larmes chaudes se mélangeaient à la pluie sur les joues pâles de la jeune femme. Astrélia voulait crier, intérieurement ; se libérer de ces chaînes qui l'emprisonnaient dans cette vie. Qu'est-ce qui la retenait à Auberrhilde, désormais ? Son succès éphémère ?

Personne au village ne connaissait son secret. Au fil de ses rencontres et des questions qu’on lui posait, elle construisait un peu plus son histoire, son passé, son mensonge, son tombeau. Elle désirait en parler à quelqu'un, à Eugène par exemple, mais chaque fois qu'elle tentait d'ouvrir la bouche, le visage de Lucien lui revenait.

Lui, son ange gardien.

Lui, qui lui avait promis de l'aider à retrouver sa mémoire.

Lui, qui connaissait la vérité.

Mais qui pourtant, l'ignorait depuis leur dernière rencontre, au marché.

Il ne revint pas la voir, comme c'était pourtant prévu, et il l'oublia.

Malgré cela, elle ne voulait pas le décevoir et s'était mis en tête que personne ne devait être au courant de son amnésie. Il avait une emprise sur elle, même sans le savoir, une emprise dont elle n'arrivait à se libérer. Elle se taisait, son silence et sa douleur devinrent absolus.

La femme aux longs cheveux noirs comme la nuit s'allongea sur son lit arrangé par son hôte, sous les charpentes et l'intimidant rouet. Elle avait pris l’habitude de s'endormir ici. Cet endroit lui manquerait, quand elle partirait. Avant de s'abandonner aux bras de Morphée, elle repensa à la cérémonie. Elle l'avait enfin revu, celui qui lui avait fait oublier sa raison d'exister.

-Lucien… que me caches-tu donc ? Pourquoi tu ne reviens pas me parler ? murmura-t-elle dans le noir, la chair mordue par le froid de l'humidité.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Blue Cat ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0