20 - Baignade en eaux profondes

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***

Des roches pointues s'élevaient au-dessus du corps meurtri. Allongé sous un linceul prématuré, les rayons de l'astre du jour ombrageaient son visage creusé par la fatigue de son voyage sans fin. Dans ses bras, ses précieuses affaires qu’il protégeait, telles une relique. La rosée du matin perlait sur sa peau comme sur la végétation alentour. L'air était frais, son odeur, putride.

Malgré l’avancement de l’aurore, le jeune homme aux yeux azur et entrouverts désirait se rendormir, repartir dans son rêve dont il ne se rappelait même plus de la contenance. Il se retourna sur son tapis de feuilles à plusieurs reprises, mais le sommeil semblait l'avoir abandonné. Il s'immobilisa quelques instants.

-Je suis encore en vie, souffla-t-il en posant son regard sur les rochers qui lui faisaient office de toit.

Enfin, il se redressa. Ébloui par la clarté du ciel, il tendit sa main droite vers ce dernier pour tenter de masquer le soleil.

Cela faisait cinq jours consécutifs qu'il marchait et qu’il n’avait presque rien mangé. Ses seules sources de nourriture étaient les baies sauvages, réputées toxiques, qu'il ramassait. Il les avalait dans l'espoir qu'elles ne le soient pas, provoquant malaises et étourdissements. Malgré cela, sa peau collait de plus en plus à ses côtes. Il pouvait aisément faire le tour de son abdomen avec ses mains. Ses joues, creuses, feraient fuir même les patrouilleurs des villes les plus proches. Toute sa chair semblait consumée, rien ne laissait présumer que son âme l'habitait encore. Même son ventre ne criait plus famine tant les forces lui manquaient. Il ressemblait à un cadavre errant dans le pays mais son corps, ébranlé par une force mystérieuse, continuait de se mouvoir. Sur son torse, le symbole à l'encre noire s'était mis à briller depuis maintenant trois jours. Il le brûlait. Il voulait en finir avec cette douleur perçante.

-Je suis encore en vie… répéta-t-il, tandis que ses pupilles se dilatèrent. Mais à quoi bon ? Je ne sers plus à rien.

Le garçon sortit de la cape qui lui servait de drap. Il regrettait de n’avoir eu le temps de la rendre à sa propriétaire, mais il était trop tard et trop risqué de rebrousser chemin. Il prit son précieux sac et marcha jusqu'à un lac aux reflets verdoyants situé au beau milieu de la faune chantante et de la flore foisonnante. À l'abri des regards, le garçon ôta sa tunique, puis son bas, ses sandales et plongea lentement dans l'eau glacée, à commencer par ses pieds dégarnis de chair. Il espérait trouver un peu réconfort dans ce bassin, atténuer sa douleur, et mourir, peut-être un peu aussi. Il se laissa aller à la dérive plusieurs heures, tant physiquement que psychiquement.

Le jeune homme était prêt à entreprendre son dernier voyage. Dès que l'eau eut atteint sa nuque, il vida son esprit de ses derniers tourments. Mais sa fin ne venait toujours pas. Pourtant, son corps n'était pas en état de survivre au froid. Son torse, plus lumineux que jamais, illuminait la canopée. Son statut de sorcier était gravé jusque dans ses veines.

-Je ne dois pas être retrouvé par le clergé d'Auberrhilde, se rappela-t-il soudainement, s'extirpant à son état relaxant et anesthésiant.

Les inquiétudes, celles de ne pas être suffisamment loin de son village natal, se mirent à bouillonner dans son esprit. Malgré son envie farouche de quitter ce monde, il nagea vers la rive, se rhabilla à la hâte, ramassa ses quelques affaires et reprit la route en direction du Sud, inverse au centre du royaume de Reiltf.

Plus que deux jours avant la date butoir de son exécution et de celle de ses complices.

***

Ayant cherché pendant cinq après-midi le fugitif dans chaque recoin d'Auberrhilde et de la forêt d'Aubejade, Charles et Émilien commençaient à perdre espoir. Émilien se mit à frapper du pied tout ce qui l'entourait, les troncs, les buissons, les rochers. Il la voulait que pour lui, cette magie, et elle lui avait filé entre les doigts, de même que le sale petit érudit, ainsi qu'il l'appelait.

-Lucien ! hurla-t-il pour qu’il se montre, une dernière tentative perdue d'avance.

Charles fit un pas vers lui et soupira, comme pour signaler à son ami qu'il en avait assez. Mais, soudain, un détail attira l’attention d'Émilien. Une feuille froissée, piégée entre les branches d'un bouleau, se tenait à quelques pieds au-dessus du sol.

Il ordonna à Charles de lui faire la courte-échelle et, lorsqu'il l'eut enfin entre les mains, il émit un rire nerveux.

-Ça y est, Charles. Je la tiens, dit-il en rejoignant la terre ferme. La calligraphie de Lucien. Plus besoin de le chercher !

-Tu plaisantes ? T'es pas sérieux ? On doit lui botter les fesses, avant. Il nous a fait perdre notre temps !

Le regard d'Émilien s'endiabla, ses sourcils se froncèrent. Un trait noir se traça sur chacune de ses joues. Il scrutait le papier, plus rien aux alentours ne semblait lui importer. Son ami crut qu'il l'avait perdu.

-Je rentre, moi, lâcha Charles en s'élançant dans l'étroitesse du chemin buissonneux.

Les poings serrés, il craignait de ne jamais revoir l'Émilien qu'il appréciait tant. Au final, pour Charles, retrouver le sorcier n'était qu'un prétexte pour passer de bons moments avec son ami et se moquer de Lucien, comme au bon vieux temps.

Émilien se retrouva seul à côté de la cascade. L'endroit où tout avait commencé. C'était ici que Lucien avait pour la première fois dévoilé son secret devant les jumelles et eux pour faire fuir ce soldat de l'ombre. Il n'avait mis la main que sur ce seul sort, mais cela lui suffisait amplement. Son sang bouillonnant d'impatience, il froissa la feuille. Rien ne se produisit. Il s'acharna, encore et encore : toujours rien. Il s'énerva. Lucien lui avait-il menti sur les conditions d'activation de la calligraphie ? Il repensa au sourire en coin du jeune sorcier, lorsqu'il leur avait expliqué les règles de la calligraphie. Quel lâche… Traître jusque dans l'âme, pensa Émilien en donnant un coup de poing au pauvre bouleau qui n'avait rien demandé.

Soudain, un sabre frôla l'oreille de l'adolescent. Il tressaillit. Il crut un instant avoir été repéré par un chevalier de Villeveïnys, mais se retournant, un visage familier lui faisait face. Le menaçant de sa lame, l’homme à la chevelure blonde le fit reculer et le plaqua contre l’écorce blanche.

-Les grands esprits se rencontrent, à ce que je vois, dit l’assaillant, un rictus énervant aux lèvres.

-Vous… vous êtes… le prêtre de l'assemblée ?

-En effet. Et je suis aussi le grand frère de tes amies, Annie et Cathie.

À ces mots, Émilien ne comprit pas très bien les intentions de son assaillant. Prenait-il en chasse la sorcellerie pour l'Église, ou pour protéger ses sœurs ? Dans les deux cas, la situation semblait désespérée. Soudain, le grand blond sortit une feuille de sous sa cape et la plia. Une autre épée apparut dans sa deuxième main, comme sortie de nulle part. Cette fois-ci, il la lui passa sous la gorge. Il approcha dangereusement son visage de celui du paysan et dit :

-J’ai toujours su que tu étais complice avec Lucien. Je vous observe tous les cinq depuis le début. J'attendais simplement le moment où tu craquerais, et ainsi je pourrai t'accuser sans encombre.

Émilien n'en revenait pas. Lui, membre d'un clergé qui prêchait que la magie menait à l'Enfer, utiliser la calligraphie ! Il voulut se révolter, mais par crainte de se faire trancher la gorge, il se tut. Il réfléchissait à une issue favorable tandis que le prêtre lui liait les poignets dans le dos. L'Église savait-elle seulement qu'il utilisait la calligraphie ?

-Si tu me dénonces pour complicité, je te dénonce pour sorcellerie, lança l'adolescent, se débattant de toutes ses forces.

Flavio lui rit au nez. Il le bâillonna et le conduisit jusqu'au parvis, où Charles se trouvait déjà.

-Tu seras bientôt mort, lui susurra le prêtre à l'oreille avant de le laisser, ainsi que son ami, ligoté à une stèle en haut des escaliers du monument religieux.

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