18 - Déchirement

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Annie sentit la main de Lucien lui filer entre les doigts. Elle le laissa faire afin qu'il rejoigne sa famille au centre du demi-cercle. Mais, au lieu de ça, il se hissa entre les gens et quitta l'assemblée. La jeune fille se lança à sa poursuite, criant son nom désespérément, perdant toute crédibilité auprès des villageois. Lorsqu'elle parvint à passer la tête hors de la foule, elle vit une ombre disparaître dans une ruelle, au loin. Elle tendit le bras, comme pour l'attraper, mais il était trop tard. Une main se posa sur son épaule.

-Laisse-le. Il n'ira pas bien loin, si vraiment il t'aime et qu'il tient à toi, opina Cathie qui avait suivi sa sœur à la hâte.

Elles revinrent à leur place. Les gens se mirent à chuchoter, créant un brouhaha insupportable qui résonnait dans la tête d'Annie. La famille de Lucien se retrouva confrontée au jugement des prêtres et de la bibliothécaire. L'absence de leur fils aîné ne resta pas inaperçue auprès des villageois qui les connaissaient, et, dans les quelques jours qui suivirent, des rumeurs à son sujet se mirent à courir.

Dans cette ambiance alourdie par les suspicions et les méfiances réciproques, tous les proches de Lucien connaissant son lien avec l'écriture de sorts se retrouvaient face à un dilemme. Le dénoncer, ou bien garder le secret et espérer qu'il ne soit jamais pris.

L'après-midi du rassemblement, Émilien quitta le champ familial avec une seule ambition, celle de discuter avec Lucien et d'enfin mettre au clair leurs différends. Charles, lui, bouillonnait d'envie de dénoncer ce faux ami qui les avait trompés. Après leur journée de travail ardu, ils se rejoignirent, comme à leur habitude, au bout de la route de l'aile. Charles entama la discussion, la poitrine élancée et la voix pleine d'animosité :

-Alors, on fait quoi ? On va trouver cet imbécile de Lucien et on va lui botter les fesses ?

-Non, pas cette fois. J'ai une autre idée, dit Émilien.

-Laquelle ?

-La dernière fois, j'ai discuté avec lui. Je lui ai dit que je le dénoncerai s'il ne nous montrait pas sa callimachin. Le moment est arrivé de le forcer à prendre sa décision. Être notre allié ou notre ennemi.

-Ben alors, on attend quoi pour aller chez lui ?

-On y va !

Dans les maisons bourgeoises du centre-ville, les rideaux se fermaient au moindre mouvement extérieur. Les esprits, rongés par la peur, espéraient ne pas avoir affaire au sorcier infiltré, et encore moins désiraient-ils qu'il fasse partie de leur cercle de connaissances. Ils étaient conscients de la sanction de cette pratique. Selon l'Église, elle mènerait tout droit au feu de l'Enfer. Toutes les messes dominicales allaient dans ce sens et ne manquaient pas de le rappeler, ayant ancré cette pensée jusque dans les mœurs. Dans ce lieu détestable d'après la mort, leurs corps brûleraient infiniment à commencer par les flammes du bûcher, la passerelle envoyant les sorciers et leurs complices à l'autre monde.

Cathie, fille du clerc et religieuse assidue, était confiante quant au fait qu'elle n'avait rien à craindre de l'Enfer. Mais lorsqu'elle et sa sœur sortirent de leur chambre, Flavio les attendait de pied ferme sur le pallier. Il gifla, sans retenue, la joue de chacun d'elle, annonçant la couleur de cette discussion qu'il leur avait promise le matin-même. Il leur ordonna de monter au grenier, ce qu'elles firent sans même se manifester. Lorsque la trappe se referma derrière la fratrie, ils discutèrent dans le plus grand secret, comme chaque fois qu'ils se retrouvaient là-haut tous les trois.

De leur côté, Charles et Émilien arrivèrent devant la maison de Lucien. Ils frappèrent à la porte et furent accueillis par une femme aux cheveux châtain clair baignant dans les larmes. Bientôt, son mari la rejoignit.

-Bonjour, on vient chercher Lucien, annonça Émilien d'une voix ferme.

-On ne veut plus entendre parler de lui, s'énerva Georges, serrant sa femme dans ses bras pour la calmer. Il n'est pas ici.

Lorsque la porte se referma, les parents de Lucien retournèrent s'asseoir dans le salon. Maury, à qui ils avaient demandé de rester dans sa chambre jusqu'au dîner, descendit au pied des escaliers, comme son frère avait l'habitude de le faire lorsqu'il vivait encore à la maison et que leurs parents étaient chagrinés. Il se mit à écouter les horreurs qui sortaient de la bouche des deux adultes et qui chamboulèrent à jamais son âme d'enfant.

-On a bien fait de le laisser partir, dit son père.

-Oui… pleurnicha sa mère. Mais quand même… C'est notre fils.

-Après cette histoire de sorcellerie, on est plus tranquille qu'il soit parti. Au moins, on ne sera pas soupçonné de complicité.

-Mais enfin, tu le soupçonnes vraiment d'une chose aussi malsaine ? Notre petit Lucien ?

-Rappelle-toi, chérie, des feuilles et de l'encre, dans sa chambre. Il sait écrire depuis je ne sais combien de temps, et il nous l'avait bien caché, alors qu'il faisait semblant de détester la bourgeoisie, devant nous. Il est capable du pire, tu vois bien ! Et puis en plus, il ne nous disait même pas où il allait, il disait juste qu'il allait rejoindre ses copains. On ne savait rien de lui, il nous manipulait !

Le cœur de Maury se serra. Il ne pouvait pas croire les mots de son père. Lucien ne pouvait guère leur avoir menti, c'était impossible ! Et pourtant…

-Il n'y a pas de doute, c'est lui le sorcier recherché par l'Évêque.

-On fait quoi ? On va pas le dénoncer, quand même !

Il voulut rétorquer qu’ils n’avaient pas le choix, mais la vue de sa femme en larmes fendit le cœur du paysan. Il ne voulait pas, au fond de lui, que tout ceci fut la vérité. Il aurait aimé que Lucien rentre à la maison et qu'ils puissent le pardonner. Cette affaire compliquait davantage les choses, certes, mais il ne voulait pas perdre espoir.

-On ne dit rien. Tout rentrera bientôt dans l'ordre, affirma-t-il en embrassant son épouse sur le crâne.

Georges se leva et se dirigea vers les marches. Maury courut rejoindre sa chambre, mais ses pas hâtifs grincèrent dans toute la maison. Sa mère se rendit compte qu'il les avait écoutés. Déjà fragilisée par toutes ces émotions, son âme se brisa en mille morceaux. Elle n'osait imaginer l'état dans lequel devait se trouver son plus jeune fils, lui qui admirait tant Lucien et qui avait tout perdu. Elle irait lui parler quand elle irait mieux, se dit-elle. En attendant, elle partit préparer le dîner, une soupe aux légumes qu'elle espérait revigorante pour ce qui restait de la famille.

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