5 - Le commencement de la fin

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Lucien prit son courage à deux mains et se leva. Il s'épaula sur les jumelles, Cathie à sa droite et Annie, vacillante, à sa gauche. Ils marchèrent jusqu'au chemin étroit, où le blessé à la poitrine lourde les lâcha.

-Merci à vous.

-De rien. C'est normal.

-Je vais continuer tout seul, ne vous en faites pas.

Annie s'inquiétait beaucoup pour lui. Elle était heureuse de pouvoir l'aider, mais elle avait peur que cette journée se termine sans qu'il ne s'aperçoive de tous ses signes et gestes d'attention. Elle avait rarement l'occasion de se rapprocher autant de celui qu'elle aimait, lui qui ne sortait jamais de chez lui et de la bibliothèque. Elle espérait, de tout son cœur, obtenir un dernier regard de sa part. Rien qu'une chance de pouvoir se plonger dans la prunelle de ses yeux et déposer au creux de ses oreilles un simple « je t'aime ».

Comme à l'allée, elle marchait dans ses pas. Elle planifiait de le raccompagner jusqu'à chez lui et de saluer ses parents tandis que Cathie se disait que l’éclopé pouvait enfin marcher seul et qu'elle allait pouvoir rentrer chez leur père sans détour. Mais, à l'orée de la forêt, sa sœur ne lâchant pas Lucien, elle se sentit obligée de les accompagner. Il les implorait de l'empêcher de tomber, alors elles le reprirent sur leurs épaules.

Sa maison se situait juste un peu plus au nord du passage par où ils étaient rentrés dans la forêt. Les trois adolescents avaient mis un temps incalculable à parcourir le chemin du retour, si bien que les dix-neuf heures avaient déjà sonné.

Les jumelles frappèrent à la porte délabrée du jeune fermier. Une voix rauque leur répondit :

- Qui va-là ?

- C'est moi, papa, je suis rentré.

- Eh ben, t'en as mis du temps, mon fiston ! On t'attend pour manger, dit-il en ouvrant la porte et en s'arrêtant net à la vue des deux filles à l'apparence bourgeoise.

-C'est qui, celles-là ?

-Je vais tout te raconter, dit Lucien.

-Bonjour, Monsieur, dit Annie. Votre fils s'est blessé en tombant dans la forêt, alors on a jugé bon de vous le ramener...

-Ah, bon, je vois. Je m'en charge, vous en faites pas, dit le père.

Annie abandonna Lucien sans avoir pu lui dire au revoir. Son père l'avait porté à l'intérieur tandis qu'elle observait, incapable de l'aider. Cathie fit quelques pas en direction du village et se retourna :

-Bon, Annie, tu viens ?

-J'arrive.

Cinq minutes plus tard, elles arrivèrent devant chez elles, une maison mitoyenne donnant sur le parvis de l'Église. Une construction rocambolesque haute de trois étages, en pierres à l'extérieur mais en bois à l'intérieur. Leur père était rentré, il venait tout juste de finir de faire la cuisine. C'était un passe-temps peu commun pour un homme, mais le père de famille avait promis à son épouse de ne pas se remarier si jamais elle mourait avant lui. Le meilleur père du monde, pensèrent ses filles en le voyant débarquer avec son tablier.

-Nous mangeons bientôt. Flavio n'est-il pas avec vous ?

Flavio était leur frère aîné. Un homme mystérieux disparaissant la journée et cloîtré dans le grenier – qui lui faisait office de chambre – la nuit. Il avait huit ans de plus que ses sœurs, mais leur complicité était sans pareille.

En attendant l'heure de passer à table, les filles montèrent dans leur chambre et discutèrent de leur folle journée. Leur père les appela pour poser le couvert, et, au même moment, in extremis, Flavio hurla :

-Je suis rentré ! en accentuant la dernière syllabe.

-Bien, va aider tes sœurs, maintenant.

-Oui, oui…

Quel drôle de garçon, ce Flavio. Sorti de nulle part, revenu d'on ne sait où, son béret sur la tête...

Les jumelles avaient sorti les assiettes en porcelaine préférées de leur mère, celles qui étaient ornées de branches de rosier, quatre paires de couverts en argent et quatre verres à pied en cristal. Ce luxe, ils le devaient à l'Église et aux dîmes qu'elle prélevait aux paysans comme Lucien et les autres. La table mise, frère et sœurs s'installèrent. Leur père sortit de la cuisine avec un chapon alléchant sur un plateau. La salle à manger et la cuisine occupaient la totalité du rez-de-chaussée. Les murs de la salle étaient entièrement recouverts de bibelots, allant des casseroles accrochées à des clous aux immenses vitrines contenant autres verreries et des souvenirs de leur mère. Pendant le repas, un silence de cathédrale s'installa. Cathie culpabilisait. Le discours de Lucien lui trottait encore dans la tête. Elle ne dînait pas, malgré la faim. Annie aussi peinait à manger son aile de chapon et son blé. Toutes deux regardaient leurs assiettes mais n'y trouvaient aucune attirance.

-Il s'est passé quelque chose, mes petites puces ?

Il n'y eut pas de réponse immédiate. Mais, ne pouvant contenir sa colère plus longtemps, Cathie finit par demander, provoquant une moue d’étonnement sur le visage de son père :

-Tu ne trouves pas que tout ceci est injuste ?

-Mais enfin, Cathie, de quoi parles-tu ?

-De la pauvreté, de la richesse.

-Tout est parfait, ici. On a tout ce dont on a besoin, à manger, une grande maison...

-Eh bien, c'est ça le problème. Tout ce qu'on a, on ne fait rien pour l'avoir. Au village, les paysans donnent jusqu'à leur santé pour survivre et nous, on ne lève même pas le petit doigt et on mange à notre faim.

Annie et Flavio comprirent que le débat était parti pour durer jusqu'au dessert. Flavio décida de rester en dehors de la discussion mais tendit l'oreille, curieux de voir comment tout ceci allait se terminer tandis qu'Annie, soutenant la même cause que Cathie, guettait le bon moment pour entrer dans la conversation.

-Vous mangez en ce moment-même la nourriture que nous offrent de bonne grâce les fidèles, comment osez-vous rejeter ce présent ? dit-il calmement en s'adressant à ses deux filles.

-Il aurait été préférable qu'on obtienne ce repas avec notre propre argent, répliqua Cathie en fronçant légèrement les sourcils.

Il y eut un temps où, dans cette maison, les enfants n'avaient pas droit à la parole. Mais depuis la mort de leur mère, leur père avait eu besoin de combler cet amour disparu par celui de ses enfants. Il n'aurait jamais pensé regretter de leur avoir donné cette autorisation un jour.

-Tu es encore jeune, tu ne comprends pas grand-chose à l'argent, argumenta le père.

-Au contraire.

-Tu as des amis au village qui te font monter ces pensées à la tête, c'est ça ?

Les doigts de la jeune fille, en position d'infériorité face à un homme reconnu dans le village pour son éloquence sans faille, se serrèrent.

-Non… aucunement. Je suis arrivée à cette conclusion toute seule.

-C'est faux, père. Un garçon du patelin nous a aidées à ouvrir les yeux, s'immisça Annie, aveuglée par son amour pour le paysan.

Sa sœur lui écrasa le pied et elle ravala sa langue.

L'homme frotta son visage avec ses paumes pendant un moment, puis respira profondément. Il murmura : « Seigneur... qu'ai-je fait de mal pour que mes propres filles me réprimandent... ».

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