6 - Jardin secret et confessions

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L'homme resta pensif pendant un moment, long, interminable. Flavio avait eu le temps de finir son assiette, contrairement aux jumelles, qui étaient restées dans l'incompréhension face à la réaction de leur père.

Il se redressa et se remit à manger comme si rien ne s'était passé. Annie interrogea sa sœur du regard, qui hocha la tête de gauche à droite en guise de réponse.

-Vous voulez savoir pourquoi la société fonctionne comme ça. Je comprends. C'est ce genre de questions qu'on se pose à votre âge.

Il s'essuya la bouche du coin de sa serviette.

-Mais je ne tolèrerai pas que vous remettiez les pieds dehors, et que vous ne traîniez encore avec vos deux amis.

-Charles et Émilien n'ont rien à voir là-dedans, dit Cathie.

-Qui est le responsable de vos sottises, alors ?

Il chercha un indice dans l'attitude des deux filles. Flavio, toujours observateur, comprenait bien que passé un certain âge, il était difficile de remettre en question tout son train de vie.

-Je vais vous expliquer l'utilité de la dîme, dit l'homme à la barbe poivre et sel. Il prit une grande inspiration. Sans nous, membres du clergé, le peuple serait perdu, égaré. Loin de la vertu chrétienne et loin des valeurs du royaume, la guerre serait omniprésente. En échange de cette bienséance, de cette guidance que nous leur apportons, ils nous donnent une partie de leurs récoltes. Ils sont heureux de le faire. Grace à ces dons, leurs péchés sont lavés.

À l'entente de ce discours, Annie eut comme un doute en se rappelant de la réaction du père de Lucien lorsqu'il avait ouvert la porte. Les membres du clergé, donc leur famille, si on en croyait les propos de son père, devraient être appréciés par le peuple. Qu'est-ce qui avait poussé le paysan à réagir avec autant d'amertume ? Annie réfléchit un instant. Mais oui… Lucien avait raison. Ça ne pouvait être que ça. La misère.

-Eh bien, vous ne mangez toujours pas ? haussa-t-il le ton. J'ai compris, montez dans votre chambre, vous êtes privées de nourriture, en plus d'être privées de sortie.

Le visage des fillettes se crispèrent.

-Mais enfin, père, elles mourront de faim ! réagit Flavio face à la rudesse de cette punition.

-N'est-ce pas ce genre de vie que veulent tes sœurs ?

-Mais ce ne sont que des enfants !

-Des enfants qu'il faut éduquer. C'est une tâche ardue sans votre mère.

-Elles se sont peut-être mal exprimées ?

-Montez, tous les trois. Vous m'agacez.

Le ventre vide et les assiettes pleines, Annie et Cathie prirent les escaliers en rebutant le fait de s’éloigner de la salle à manger à chaque marche. Leurs ventres gargouillaient, mais ce qui leur importait, à cet instant précis, était de faire entendre raison à leur père pour que Lucien n'ait plus besoin de se mettre en danger avec la magie. Elles pouvaient bien sauter un repas ou deux, s'il le fallait.

Leur chambre se trouvait derrière la petite porte du deuxième étage. Celle de leur frère se situait au-dessus de la trappe en haut des marches. Sans réfléchir, Annie ouvrit la trappe et monta avec aisance à l'échelle de cordes qui en tomba. Cathie la suivit. Chaque fois qu’elles avaient le cœur serré, les jeunes filles se réfugiaient dans le lit de Flavio depuis leur tendre enfance.

L'antre de Flavio était remplie de bizarreries sans nom. Des sortes d'outils de calcul mathématiques et d’objets rappelant la torture. Le jeune homme collectionnait tout ce qu'il dénichait d'intéressant, partout où il allait. Il était bien content que son père ne puisse plus atteindre le grenier avec la vieillesse, il en avait fait son jardin secret, son sanctuaire.

En sanglots, Annie se jeta sur le traversin en paille. Cathie s'assit sur le rebord du lit, et l'interpella :

-C'est ta faute, tout ça, tu sais ?

Elle se mit à pleurer de plus belle. Flavio entra dans sa chambre et trouva ses sœurs complètement abattues.

-Racontez-moi ce qui se passe, dit-il. Vous n'êtes pas comme d'habitude.

-Je pense que c'est à Annie qu'il faut le demander, répondit Cathie.

Annie se mit sur le dos. Ses longs cheveux désormais détachés s'étalèrent sur le matelas. Sa robe lui serrait la taille et la gorge. Elle ressemblait à une petite princesse capricieuse, dans cette position.

-Je crois que j'ai commis un péché, dit Annie.

Ses petits yeux ne quittaient pas le plafond mansardé.

-Tu peux tout me dire, tu sais. J'ai déjà été prêtre dans le confessionnal, à l'Église. J'ai entendu les pires atrocités, en terme de péché.

-Je suis tombée amoureuse d'un garçon. Un paysan qui ne va même pas à la prêche.

Un sourire en coin, ce petit rictus agaçant, se dessina sur le visage de Flavio.

-Je l'avais deviné.

-Comment ?

-Eh bien… Comment dire… Tu ne le caches pas très bien.

Cathie soupira. Enfin, elle n'était plus la seule dans cette maison à garder ce secret. Péché ou pas, l'information ne devait surtout pas quitter cette pièce. Comme la plupart des choses qui se disaient ici habituellement, d'ailleurs. C'était devenu leur lieu de confession fraternel.

-Je n'y peux rien… je l'ai toujours trouvé irrésistible. Depuis notre première rencontre, en fait. C'était il y a sept ans, j'en avais dix, lui neuf. Au début, je l'avais trouvé mignon. J'avais envie de lui parler, mais chaque fois qu'il me regardait, il provoquait en moi comme une grosse boule au ventre. Je n'ai jamais su pourquoi. Lucien semblait malheureux, alors j'avais envie de le protéger et de le faire sourire. Puis, au fil du temps, mon amour pour lui n'a fait que grandir. J'ai découvert de nouvelles facettes de sa personnalité et ai vu en lui un diamant brillant de mille feux. Et puis, un jour, il y a eu Charles qui s'est rendu compte que je me comportais bizarrement autour de lui, dit-elle en s'essuyant les larmes du revers de sa manche droite. Il a commencé à se moquer de moi devant Lucien, détruisant toutes mes chances avec lui. Émilien l'a suivi, et après ça, je ne l'ai plus revu pendant trois mois. Je continuais à sortir avec Charles et Émilien, dans l’espoir qu’ils me mènent à lui. Aujourd'hui, je me suis sentie pousser des ailes, quand les garçons l'ont invité à nous suivre.

-Ensuite elle s'est cachée derrière mon dos, la fourbe, jugea bon d'ajouter Cathie, tout ça parce qu'elle avait honte d'elle-même, m’a-t-elle dit. Je suis sure que tu lui plais beaucoup, tu ne le vois pas, c'est tout.

Cathie était à bout, elle n'en pouvait plus de voir souffrir sa sœur à cause de l'humour des garçons.

-D'après mes fondements, dit Flavio en feuilletant les pages éparpillées sur son bureau, ce jeune homme se prénomme Lucien. J'ai quelques informations à son sujet… Voici sa fiche. Il a un petit frère, Maury, il habite dans le patelin.

Il tendit la feuille à Cathie, située pas trop loin de lui.

-Merci, Flavio, répondit-elle en prenant le document. Je me demande où tu dégottes tout ça, mais c'est super gentil de ta part.

-Tu savais qu'il avait un frère et tu ne me l'as pas dit ? cria Annie.

-En sept ans… tu aurais pu t'en rendre compte, tête de linotte, dit Flavio. Et puis, tu ne m'avais jamais parlé de Lucien, ajouta-t-il, encore avec ce rictus.

-Maintenant que tu le dis… je crois l'avoir déjà vu lui courir dans les pattes de Lucien, dit Cathie.

-Il est très petit, ce Maury. Comme un petit chien. Wa ! Wawawawaf !

Son frère imitant le chiot fit rire Annie, qui s'exclama :

-Tu es le meilleur frère du monde. Je me sens vraiment mieux, grâce à toi.

Après s’être échangé un « bonne nuit », les jumelles descendirent du grenier par là où elles étaient montées et regagnèrent leur chambre. Sur leurs tables de nuit respectives, elles retrouvèrent leurs assiettes pleines ainsi qu'un grand verre d'eau. La volaille et le blé avaient refroidi, mais ça ne faisait rien.

-Papa… merci, dit la jeune fille à l'esprit rempli de rêves.

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