Les Jésus

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Comme je sortais de la boite de nuit pour la dernière fois, une femme s'approcha de moi et me dit : bonsoir, je suis Joséphine, j'étais présente dans la salle, ce soir, et vous ne m'avez jamais invitée.

Effectivement, je l'avais vue pour la première fois, elle avait fait tapisserie toute la soirée, et elle devait presque être la seule que je n'avais pas invitée. C'était le type de fille qui ne m'attirait absolument pas, et qui semble-t-il, n'attirait pas grand monde non plus.

Je lui demandais ce qu'elle faisait, dans un lieu qui ne semblait pas lui convenir. Elle me répondit qu'il fallait bien qu'elle soit quelque part, et que c'était le sort de chacun d'entre nous.

Elle poursuivit en me disant que c'était Jésus qui lui avait demandé de venir ce soir, et de m'aborder.

- Jésus, vous travaillez pour les mormons ou pour quelle religion, parce que pour nous, Jésus, il est parti, et il n'est pas prévu qu'il revienne rapidement.

- Non, pas du tout, et Jésus est une simple relation.

- Savez-vous pourquoi ce Jésus me fait l'insigne honneur de s'intéresser à ma personne ?

- Sûrement parce qu'il souhaite que vous croyiez en lui.

L'espace était éclairé, je voyais son visage, j'entendais l’intonation de sa voix, et je ne détectais aucune trace de second degré dans ses paroles.

- Et il ne vous a pas demandé à vous de croire en lui ?

- Si, mais je ne me sens pas obligée de vous en dire plus.

Nous marchions de concert, et je me demandais si j'avais affaire à une dingue, ou à un couple de dingues.

Je n'avais pas l'intention de poursuivre cette conversation, et lui fit comprendre que nos chemins se séparaient là, et que je rentrais chez moi.



Le lendemain, elle me téléphona sur mon lieu de travail pour me proposer un rendez-vous dans un bar proche de mon bureau, à la fin de ma journée de boulot.

J'étais furieux. J'avais accepté pour ne pas faire durer la conversation, car je n'étais pas seul dans la pièce. Tous mes collègues avaient dressé l'oreille quand j'avais répondu. Heureusement qu'ils ne pouvaient pas entendre l'autre partie de la conversation.

J'aurais voulu savoir si Jésus serait présent, mais je ne pouvais même pas poser cette question qui aurait fait éclater de rire toute la salle, et qui m'aurait donné une image incompatible avec le sérieux que j'essayais de susciter dans l'entreprise.

À l'époque, les communications téléphoniques personnelles étaient peu appréciées dans les sociétés, et en tant qu’intérimaire, je pouvais voir mon contrat se terminer chaque fin de semaine, par une simple coche sur la mention appropriée de mon relevé d'heures.

Enfin, je ne savais pas comment ces gens pouvaient connaître mon lieu de travail et mes horaires.

Aurais je été suivi ? Mais dans quel but ?



J'entrais dans le bar, et reconnu la femme qui était accompagnée d'un grand gaillard assis à ses côtés.

Ils sirotaient tous les deux chacun un grand verre d'eau minérale.

Je vous présente Jésus, me dit-elle.

- L'original ?

- Non, le nouveau.

- Pourquoi m'avez-vous fait venir ?

- Je vous l'ai dit l'autre soir.

Sentant que la discussion glissait dans une direction qui ne me plaisait pas, je me lançai dans le registre de la provocation, registre dans lequel il m'avait toujours semblé que j'excellais.


Je m’adressai donc à l'homme.


LE FACE À FACE

- Vous connaissez sûrement la blague du type qui tombe du bord d'une falaise, et qui a la chance de pouvoir s'accrocher à une branche qui freine sa chute et à laquelle il s'accroche.

Au-dessous de lui, c'est le vide, et il commence à paniquer.

  • Au secours, au secours, aidez-moi.

Une voix venue du haut de la falaise lui crie :

  • Je suis Dieu, et si vous croyez en moi, je vous sauverai.
  • Oui, oui, je crois, je crois, sauvez-moi.
  • Alors, si tu crois en moi, lâche cette branche.

Quelques secondes plus tard, l'homme se remet à hurler :

  • Il n'y a pas quelqu'un d'autre là-haut ?



Mon interlocuteur hocha la tête et me répondit que s'il avait eu connaissance de cette blague plus tôt, il l'aurait fait insérer dans le Nouveau Testament.

J'aimais beaucoup cette répartie, et l'homme commençait à me plaire.

Il reprit : vous rendez-vous compte que dès sa naissance, l'individu plonge dans une vie qui, inéluctablement, entraînera la mort de son enveloppe corporelle ?

Qu'il a au cours de sa vie de multiples occasions de croire en Dieu, et de cesser de chercher s'il y a quelqu'un en haut. C'est à dire, par exemple, de chercher de fausses solutions pour régler ses problèmes existentiels.

Chez vous, cela peut consister à vouloir trouver, ce qui est votre nouvelle marotte, comment devenir plus humain, alors que vous l'êtes déjà, selon les vœux de votre créateur.

J'étais totalement stupéfait.

  • Comment savez-vous cela ? C'est un curé qui vous l'a révélé ?
  • Non, pourquoi un curé aurait-il fait ça ?

Je n'aimais pas la tournure que prenait la conversation, et il me semblait impossible qu'il ait avancé ses propos par hasard.


Il poursuivit :

- Vous ressemblez à un caméléon qui souhaiterait se positionner sur des couleurs qu'il aurait choisies pour se dissimuler. Quels efforts pour rien, car la protection du caméléon consiste justement à être invisible, quelle que soit la couleur du fond !


Je le coupai pour éviter ses critiques personnelles.

- Quand vous parlez de croire en Dieu, je pense que vous pensez au Dieu de la religion catholique seulement ?

- Bien sûr.

- Mais vous n'êtes pas seul sur le marché des croyances, les juifs, les musulmans, et j'en passe, ont tous un Dieu à vous opposer. Pourquoi le vôtre serait-il le meilleur choix ?

- Croire en un Dieu tout puissant est la condition nécessaire. Croire en moi est une évidence, tout simplement, parce que j'ai le meilleur programme.

- Pourtant, si l'on essaie de lire vos divers testaments, on peut se rendre compte que tout cela n'est pas très cohérent. Votre description de la création de la terre, de l'homme, etc. … est peu crédible.

- Nos concurrents s'en sont emparés, ils nous ont suivis, et les principales religions ont toutes à quelques détails près les mêmes origines. Leurs différences évidentes proviennent des enseignements des nouveaux prophètes, et, là, il n'y a pas photo.

Vous ne pensez pas quand même que Dieu pouvait faire de la science-fiction avec des personnes qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui ne connaissaient même pas l'espace qu'ils occupaient.

Il devait donc raconter des choses simples à comprendre.

Les gens devaient se fier à leur mémoire, et vous savez ce qui se passe quand on se fait passer un message de bouche à oreille un certain nombre de fois ?

L'homme d’aujourd’hui a tort de s'attacher aux textes d'une manière aussi stricte. Ces textes correspondent à des époques, à des contextes, à des méthodes de transmission. Chaque apparition divine apporte une mise à jour de l'enseignement.

- Et vous venez apporter la nouvelle mise à jour ?

- Parfaitement.


Je voulais continuer à le chambrer, car cela semblait me réussir.

- Je vous recommande quand même de rester discret, car vous avez laissé des écrits qui peuvent vous mener à un procès pour crime contre l'humanité. Dans l'affaire Noé, vous avez quand même noyé la presque totalité des hommes de l'époque. Bon, avec la notion de trinité, vous pouvez essayer de noyer le poisson, mais pas d'éviter au minimum la complicité. Il n'y a pas de prescription dans votre cas.

Ça serait dommage de revenir pour finir en prison.

- Si vous avez réellement le pouvoir de faire des miracles, vous pouvez sûrement en faire un petit pour moi, et régler définitivement les problèmes psychologiques dont je cherche à me débarrasser.

- Ce n'est pas possible, et je vais vous expliquer pourquoi.

Le travail sur vous-même que vous allez effectuer sera une réussite, je vous l'annonce par avance.

Vous aurez un esprit clair, vous ne serez plus tiraillé par vos inquiétudes, vous aurez la capacité de gérer les événements émotionnels qui ne manqueront pas d'émailler votre vie. Enfin, dans certains domaines psychologiques, vous disposerez d'une certaine maîtrise.

Les miracles, eux, sont réalisés à la gloire de Dieu, devant des témoins pour susciter et entretenir la foi. Or, dans votre cas, il n'y aura rien à voir. De l'extérieur, personne ne verra de différences, vous n'aurez pas plus d'autorité, de charisme, et de n’importe quelles qualités visibles qu'avant. Rien de visible n'aura changé.

En ce qui concerne les compétences psychologiques que vous aurez insérées dans votre organisme, différentes des connaissances acquises et stockées en mémoire, personne ne percevra la différence.

Si vous aviez un beau diplôme, ou disposiez d'une plaque devant votre porte, ça serait sûrement différent.

Enfin, si les gens sont prêts à reconnaître qu'ils n'ont pas de culture, pas de mémoire, qu'ils sont mauvais en mathématique, vous en trouverez très peu qui ne défendront pas farouchement leurs compétences en psychologie. Et dans le blabla, ils sont tous vos concurrents.

C'est comme ça.

Donc, pas de miracle possible. Désolé.


Je relançai la conversation.

- Que pensez-vous du Bouddhisme ? J'avais lu une histoire qui racontait qu'un sage bouddhiste enseignait à ses disciples : si vous voyez Bouddha, tuez-le.

- Celle-là, voyez vous, on me l'a déjà faite à l'époque.


Je ne savais plus trop quelle contenance adopter et je décidais brusquement de partir.

Je me levais et leur dis : - j'ai un rendez-vous, heureux d'avoir fait votre connaissance.

Je suis sorti du bar, et j'ai repris le chemin de mon appartement.












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