Chapitre 5

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PDV Elena

- Bonjour Léna, comment vas-tu ?

J’entendais mon cœur battre nerveusement dans mes tempes. Comment allais-je ? Honnêtement, je ne savais pas ce que j’étais censée répondre. Il s’agissait d’une simple question : bien, ou pas bien. Mais je ne me souvenais pas de la dernière fois que quelqu’un m’avait demandé comment j’allais, en voulant savoir comment j’allais vraiment. Stacey, ma psychologue, m’observait en silence. Ses grands yeux bruns avaient l’air pleins d’espoir. Je déglutissais. Que pouvais-je bien lui dire ? Au fond de moi je savais que je n’allais pas bien. Je n’avais pas été bien depuis… depuis que Mick avait été diagnostiqué avec une leucémie. Mais après avoir essayé de ne plus rien ressentir pendant des années, admettre que je n’allais pas bien semblait être une trahison envers moi-même. J'avais tellement essayé de me convaincre que j’allais bien, et pourtant j'étais là, une faible sur le point de s'effondrer devant une thérapeute qui n’avait jamais réussi à me faire dire un seul mot auparavant. Aucun thérapeute n’avait réussi à me faire parler, mais Stacey était gentille. Elle était également la seule à croire que je m’en sortirais. Tous les autres m’avaient classifié comme irrécupérable.

Mais je ne pouvais plus tromper personne. Alex savait. Il savait ce qui se passait chez moi. Et s'il savait, quelqu'un d'autre finirait par le savoir aussi. J'avais tellement peur. Qu'est-ce qui allait m'arriver maintenant ? Il fallait que je garde la tête sur les épaules. Je ne m’écroulerais pas. Je levais les yeux vers Stacey. Elle attendait toujours une réponse de ma part.

- Vous voulez que je sois honnête ?

Elle haussait un sourcil.

- C’est le but d’une session chez un psychologue.

Je passais mes mains dans mes cheveux en inspirant un bon coup. Arrête de mentir Léna.

- Ça pourrait aller mieux.

Stacey me souriait et hochait la tête. Je laissais tomber ma tête en arrière. Mon cœur continuait à battre dans mes tempes. Pourvu que je n’allais pas le regretter.

- Comment se passe la relation entre toi et ton père ces derniers temps ?

Mes yeux commençaient à picoter et je sentais la déception m’envahir. Après tout ce temps, j’aurais dû avoir l’habitude. Pourquoi cela me contrariait autant ?

- Il n’est jamais venu me voir à l’hôpital.

- Et comment tu t’es sentie ?

Être honnête me terrifiait, mais pour une fois je savais que je ne pouvais pas mentir. Les mensonges devenaient trop lourds à porter.

- Abandonnée et sans valeur.

- Tu as des nouvelles de ta famille ?

Je secouais la tête, incapable de répondre. J’avais l’impression que si j’ouvrais la bouche, soit j’allais éclater en sanglots, soit j’allais vomir mes tripes. Ma famille me manquait énormément. Je pensais qu’après un moment, ils me manqueraient moins, mais plus le temps passait, plus je réalisais que je n’avais plus personne dans ma vie. Entre mon grand frère qui était décédé, ma mère qui ne pouvait plus me regarder dans les yeux depuis qu’elle savait que mon père avait essayé de m’étrangler quelques années plus tôt, ou ma famille qui avait cessé de donner des nouvelles, je savais que j’étais seule. Mais le pire, c'est que j'étais entouré de gens qui me faisaient me sentir seul. Comme si j’étais transparente. Et je ne savais pas comment m’en sortir.

***

Pendant de longues minutes, je patientais dans le bureau du médecin. Après ce qui semblait avoir été un siècle, mais qui en réalité n’était que six semaines, on m’avait enfin retiré mon plâtre. Adieu le passage maladroit en béquilles d'une classe à l'autre, et bonjour la rééducation lente et douloureuse. Je mordillais l’ongle de mon pouce en attendant que le médecin revienne pour me donner des résultats. J’avais demandé à maman de m’attendre dans le couloir. J’étais étonnée lorsqu’elle avait proposé de m’accompagner dans le bureau du médecin. Depuis des années j’avais l’impression qu’elle me laissait de côté, alors l’avoir près de moi à cet instant ne faisait qu’ajouter à mon malaise.

- Ta jambe se porte très bien, Elena. disait le docteur Petit en rentrant dans le bureau.

- Est-ce que ça veut dire que je vais pouvoir danser à nouveau ?

Il fallait que je sache. Ces dernières semaines j’avais passé tout mon temps à angoisser. Est-ce que mon rêve allait s’arrêter ici ? Avais-je encore une chance de réussir à danser ? Allais-je pouvoir danser de manière professionnelle ? Tant de questions se bousculaient dans ma tête au point de me donner des vertiges. Le docteur Petit retirait ses lunettes et me regardait dans les yeux. Il avait une calvitie naissante, ce qui lui donnait étrangement un air encore plus sympathique.

- C’est une question à laquelle je ne peux pas encore répondre. Tu n’as pas encore commencé la rééducation de ton genou, donc je ne peux pas encore te faire de promesse. Mais si tu suis à la lettre les consignes de ton kinésithérapeute, je crois que oui, tu pourras danser à nouveau.

C'était un soulagement. Mais même si je me sentais un peu mieux, il y avait toujours quelque chose qui me tracassait. Même si je pouvais recommencer ma vie de danseuse classique, j’étais bonne pour perdre un an de ma vie… Un an en plus à passer dans cette maison, avec cet ivrogne et une mère absente.

- J’ai perdu un an pour rien…

- Ne vois pas cette pause comme un obstacle, mais comme une opportunité. Peut-être que c’est le moment idéal pour te focaliser sur d’autres choses que tu aimerais accomplir ou améliorer.

Tu parles… Je n'avais pas d'autre endroit où aller. Ma mère s'en est assurée quand elle a décidé que je ne pouvais plus voir ma famille après la mort de mon frère. Cette bonne nouvelle ne suffisait pas pour faire disparaître toute cette douleur qui s’était logée dans ma poitrine. Sur le chemin du retour, maman essayait de discuter, mais le fait qu'elle me parlait et se montrait concernée ne me faisait pas autant de bien que je n'espérais. En arrivant à la maison, j’étais surprise de voir Alex qui attendait sur le porche. Il levait les yeux de son iPhone et observait ma jambe avec étonnement.

- Je vois que tu n’as plus besoin de béquilles.

- Il était temps. marmonnais-je en rentrant dans la maison.

Je ne prenais pas la peine de fermer la porte, sachant pertinemment bien qu’il allait me suivre. Marcher sans plâtre et sans béquilles était encore très inconfortable. Je boitais encore légèrement, ce qui m’embêtait. J’en avais marre de me sentir comme une poupée cassée. Alex déposait des notes de cours sur mon bureau et s’asseyait sur mon divan.

- Alors, comment s’est passée la visite chez le docteur ?

- Bien.

Je me laissais tomber sur mon lit, la tête la première dans les coussins. Pourvu que cette journée se termine vite. Après la séance chez la psychologue et la visite à l’hôpital, j’étais fatiguée. Et comme toujours, la présence d’Alex me mettait à cran.

- Quelles sont les nouvelles ?

- Arrête de m’embêter. disais-je en soupirant. Je vais bien, je n’ai pas besoin de toi.

- Tu vis avec un père alcoolique et violent, ton frère est mort et tu viens d’avoir un accident qui va peut-être mettre fin à tes plans de carrière. Je ne crois pas que tu ailles bien.

Je me retournais vers lui en le fusillant du regard. C'était ça sa façon de me faire sentir mieux ? Si c'était le cas, il pouvait s’abstenir.

- Merci d’avoir résumé ma vie. Tu te sens mieux maintenant ?

Alex passait ses mains sur son visage, exaspéré. J’étais insupportable avec lui. J’en étais bien consciente. Mais tout ce que je voulais, c’était qu’il me fiche la paix. Ses grands yeux verts perçaient des trous dans mon crâne. C'était comme s'il pouvait lire en moi, comme si j'étais un livre ouvert. Cette idée m'effrayait. Alex me regardait comme s'il en savait déjà trop.

- Elena, quand vas-tu arrêter de mentir à tout le monde ? Tu ne vas pas bien.

- Si j'accepte le fait que je ne vais pas bien, je vais m'effondrer. Et il n'y aura personne pour m'aider à me relever.

- Je t’aiderai.

Un frisson me parcourait. Je frottais nerveusement mes bras en secouant la tête. Il fallait qu’il arrête ça tout de suite.

- Non, tu ne le feras pas. Personne ne le fait. Pour l’instant tu y crois, mais tu me quitteras. Tout le monde le fait. Alors ne me laisse pas croire à quelque chose qui n'arrivera pas. C'est juste cruel.

- Peut-être que tu devrais voir cette période de rééducation comme une opportunité pour aller mieux et non comme une punition.

J’avais déjà entendu ce sermon quelque part. Je haussais un sourcil, peu convaincue. Le docteur Petit m’avait dit la même chose quelques heures plus tôt, mais je n’y croyais pas trop. Et puis, pourquoi il venait jouer au moralisateur chez moi ? Voyant que je ne répondais pas, il continuait.

- Ce serait le moment parfait pour régler certains de tes problèmes.

- Mais de quoi je me mêle ?

Je le regardais, incrédule.

- Ne me regarde pas comme ça. En fait je ne fais que te dire ce que m’a dit ma psy.

- Tu… commençais-je mal assurée. Tu vois un psy ?

- Plus maintenant, mais j’en ai vu une pendant des années.

J’étais piquée par la curiosité. Moi je devais voir une psychologue, car soi-disant j’avais plusieurs traumatismes à surmonter. Ce qui voulait dire qu’Alex était comme moi quelque part. Cette révélation me décontenançait. Je voulais vraiment le détester pour qu'il puisse sortir de ma vie comme si de rien n’était. Mais peut-être qu'il était brisé, tout comme moi. Je me sentais triste pour lui. Même si je voulais qu'il parte et ne revienne jamais, je ne pouvais m'empêcher d'espérer qu'il n'eût pas à voir un psy pour les mêmes raisons que moi : la mort, le déni, le comportement autodestructeur…

- Ne me regarde pas avec des yeux aussi tristes. Je vais bien.

Oh non. Je ne pouvais pas laisser mon masque tomber devant lui. Je ne pouvais pas le supporter. Je reniflais et regardais de l'autre côté, faisant semblant de ne pas m'en soucier.

- Je n’ai pas demandé à savoir.

Alex levait les yeux au ciel d’un air exaspéré. Il me regardait comme si j'étais un mystère qu’il voulait à tout prix résoudre. Il n'y avait rien de mystérieux chez moi pourtant. J'étais juste une pauvre fille qui essayait de montrer aux autres qu'elle allait bien. Non pas que je réussissais vraiment à tromper qui que ce soit ces jours-ci. Surtout pas moi-même.

- Tu as vraiment un cœur de pierre par moments.

C'était l'impression que je cherchais à donner depuis des années, mais maintenant que quelqu'un me disait en face que j'avais effectivement un cœur de pierre, je sentais mon cœur s'affaisser. Je ne voulais pas être comme ça, je n'avais jamais voulu être comme ça. Mais comment pouvais-je me protéger si je laissais les gens entrer dans mon cœur ? La seule chose qui découle de la confiance est la douleur et la tromperie. Je le savais. J'avais appris cette leçon il y a longtemps. Alors même si Alex me regardait avec ces yeux doux et patients, je ne pouvais pas me laisser entraîner dans ce pétrin. Je n'étais pas assez forte pour me relever s'il décidait que je n'étais pas assez bien. Et je n'étais pas assez bien. Cela aussi avait été confirmé il y a bien longtemps.

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