Chapitre 9

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Je recule, très fier de mon travail.

Au sol, déchirés en petits morceaux, gisent les vestiges de mon adolescence.

Poster de James Dean,

Photo de mes amis de lycée,

Tickets de cinéma par milliers,

Tout cela a été arraché,

Bazardé,

Éludé,

Par le nouveau moi.

Le nouveau Yann.

Et tout ça avec calme et sérénité.

A la place, au-dessus de mon lit trop petit, j’ai accroché un tableau de liège déniché à la cave.

Au centre, une photo. Immense, majestueuse, imposante.

Celle de Gabriel Marker.

J’ai également punaisé l’article de presse trouvé l’autre jour sur Internet. Des paragraphes entiers sont surlignés, certains mots entourés au stylo rouge.

Des pièces à conviction. Des indices, des pistes, digne du travail d’un journaliste du New York Times.

Et, en haut du tableau, écrite en lettres capitales, cette question obsédante :

« Qui es-tu, Gabriel Marker ? »

Je me répète ces cinq mots, encore et encore. Je relis cet article, encore et encore. Pour tenter de comprendre l’incompréhensible.

Depuis ce matin, je me sens beaucoup plus lucide. Et serein, aussi. La révélation de l’identité de l’inconnue m’a autant surpris que soulagé. Maintenant, je rirais presque de ce film que je me suis fabriqué.

Non, Gabriel Marker n’a pas de petite amie. Seulement une sœur jumelle.

Ce nouvel espoir m’a aidé, j’ai l’impression. Aidé à arracher toutes ces photos du mur. Aidé à transformer Gabriel Marker en objet d’analyse. Aidé à prendre de la distance. Maintenant, je peux partir à la recherche de la vérité. Car je dois découvrir ce qu’il a à se reprocher vis-à-vis de sa sœur. Pourquoi il ne parle jamais de sa vie privée. Pourquoi sa jumelle avait l’air si bouleversée ce matin. Encore une fois, j’ai l’impression que quelque chose m’échappe.

Et je déteste que Gabriel m’échappe.

Yann, n’oublie pas qu’il t’a oublié. Il t’échappera toujours, maintenant.

Je déglutis difficilement. J’essaie de ne pas repenser à ce regard froid, vide et fade qu’il a posé sur moi. Parce que ça fait mal. Ça fait trop mal. Ce serait plus facile de me recroqueviller sur mon lit et pleurer. Mais je ne peux pas. Je dois découvrir son secret. Je dois savoir ce qu’il s’est passé pour que sa sœur ne daigne même plus lui ouvrir la porte. Si je ne trouve pas de réponse, ou si tout ça finit mal, je pourrais pleurer. Pas avant. Pour l’instant, je transforme ma douleur en force.

Et étrangement, ça me fait du bien. Faire tout ce travail d’investigation, enquêter sur sa vie, ça me plaît. Ça fait moins mal que de l’aimer en silence, le guetter en silence, l’attendre en silence.

Je préfère être un voyeur plutôt qu’une ombre.

Je repense à la fille. Sa jumelle. Oui, encore. J’ai l’impression que c’est elle, la clé du mystère. Mais comment lui parler ? Comment devenir assez proche d’elle pour l’amener à se confier sur son frère ?

Et suis-je vraiment prêt à entendre la vérité sur lui ?

Je ne sais pas.

Soudain, un cri retentit dans tout l’appartement :

—YAAAAAANNN !

La porte s’ouvre en claquant, et Maman débarque dans ma chambre. Elle a sa tête des mauvais jours. Ça promet.

Instinctivement, je tente de dissimuler tant bien que mal le tableau de liège. Mais ma mère ne semble pas remarquer un quelconque changement dans la pièce.

Ce qui est presque pire.

—Yann, répète-t-elle d’un ton sec, viens dans la salle à manger. On doit te parler, ton père et moi. Dépêche.

Puis elle s’éclipse en laissant la porte ouverte derrière elle. Je soupire et la suis.

Me parler ? Me parler de quoi ?

Mon cœur s’emballe. Et si Cléo leur avait parlé de la bouteille de whisky que j’ai descendue hier soir ?

Non. Elle n’aurait jamais fait ça.

Papa est déjà attablé, l’air soucieux. Maman prend place à côté de lui et me désigne la chaise devant elle. Je m’assois, mort de trouille.

Tous deux me font face, me jugeant du regard. J’ai l’impression d’assister à l’une de ces débiles réunions parents-profs, au collège.

—Yann, murmure soudain ma mère, il faut que tu te reprennes en main.

Je lève les yeux vers elle.

—Comment ça ?

Ma mère soupire, interroge mon père du regard. Il ne bronche pas.

Comme d’habitude.

—Écoute, mon fils, reprend-elle. Tu viens d’avoir vingt ans. Tu es un adulte, maintenant. Et qu’est-ce que tu fais de ta vie ? Tu es serveur dans un restaurant !

Je lève les yeux au ciel. Ça y est. C’est reparti. Je m’apprête à subir à nouveau le déluge de mots maternel.

—C’est vrai, Yann, intervient mon père, ce n’était pas ça, ton ambition, avant. Tu avais des rêves, au lycée, non ?

Je me mords la lèvre. Oui, j’avais des rêves. C’est vrai. Mais ça, c’était avant Gabriel. Si je ne l’avais pas rencontré, tout aurait été différent. Mais comment je peux leur expliquer ça ? Comment leur montrer qu’il suffit d’une personne pour changer une vie ?

Ils ne peuvent pas savoir. Ils ne peuvent pas comprendre. J’ai envie de leur balancer ça, de leur rétorquer qu’ils ne savent rien, rien du tout. Mais je ne peux pas. Parce qu’au fond, ils ont raison.

Peut-être que tout ça est aussi de ma faute.

—Tu ne réponds rien ? J’en étais sûre, soupire ma mère. Tu ne te rends pas compte de la réalité, Yann Truffe. Tu as toujours choisi la facilité, après tout : en primaire, tu as refusé de commencer le piano parce que la musique, c’est trop difficile. Au collège, tu as refusé de t’inscrire à l’atelier théâtre parce que ça « brusquait ta timidité ». En Terminale, tu as refusé de faire Sciences Po parce que le concours d’entrée demandait trop de travail. Alors tu choisis ce qui est le plus simple, ce que tu es sûr de réussir ! Mais c’est pas ça, la vie, Yann. La vie, c’est des obstacles. La vie, c’est des coups de pute. Parfois, c’est dur de vivre. Mais c’est en s’attaquant à des choses qui nous font peur, qui nous rebutent au premier abord, qu’on apprend et qu’on devient plus fort. Tu n’as jamais su faire ça. Tu te cantonnes à la médiocrité. Tu es une épave, mon fils.

Une épave.

Une épave.

Qu’est-ce que t’en sais, Maman ? Qu’est-ce que tu sais de la vie, toi qui ne l’as vécue qu’à travers des romans à l’eau de rose ?

—Nathalie, souffle mon père. Calme-toi.

—Ça te fait rien, toi ? Tu t’en fous, en fait. T’en as rien à foutre que ton fils serve des pizzas toute la journée !

—On ne fait pas de pizzas Chez Cléo, Maman.

—Ah, tu crois t’en sortir comme ça ? Mais je ne vais pas te laisser dépérir ainsi, mon fils. J’ai prévu des choses pour toi, figure-toi. Après tout, c’est toujours les autres qui te mâchent le travail. Tiens.

Elle attrape une brochure sur le buffet et me la fourre dans les mains. C’est une page de journal. Issue d’un magazine parisien, j’ai l’impression.

« Vous avez entre 20 et 35 ans ? Vous visionnez des dizaines de films et séries et aimez en parler autour de vous ? Postulez à un poste de chroniqueur stagiaire au sein de notre rédaction ! Contactez-nous ».

—T’aimes toujours le cinéma, non ? demande ma mère. Alors, t’en penses quoi ? Ça pourrait être une bonne opportunité, non ? A moins que t’éloigner de la grosse Cléo ne te foute la trouille ?

C’en est trop. Je me lève brusquement et me précipite dans ma chambre en emportant la brochure.

—Ça y est, il se vexe, constate ma mère.

Les mots se bloquent dans ma gorge, m’implorent de les laisser sortir. J’en peux plus de me taire. J’en peux plus d’encaisser, comme ça, sans montrer de faille.

Tu te cantonnes à la médiocrité. Tu es une épave, mon fils.

Une épave.

Épave.

Épave.

ÉPAVE.

Je me mords le poing, étouffant un cri de rage. Mes yeux se réfugient vers la photo de Gabriel.

Sauve-moi, Gabriel. Sauve-moi de tout ça.

Parfois, je n’ai qu’une seule envie : me réfugier dans ses bras. Comme un gosse dans les jupes de sa mère.

Je m’allonge sur mon lit. Dans ma gorge, les mots se transforment en sanglots.

Entre mes larmes, j’aperçois la brochure froissée entre mes doigts.

Et soudain, les larmes s’arrêtent de couler.

Je me redresse sur mon lit.

Et souris.

J’ai trouvé.

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