Chapitre 10

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Je sonne à la porte.

Dans ma main gauche, mon carnet de serveur. Dans celle de droite, un stylo Bic noir.

J’ai peur.

Toute la nuit, j’ai réfléchi à mon plan, à mon « enquête » comme je l’appelle maintenant. J’ai tout planifié. Tout. L’adrénaline m’a maintenu éveillé jusqu’à ce matin. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai un but.

Il faut juste que cette porte s’ouvre, et tout ira bien. Et toutes les réponses viendront à moi.

Des bruits de pas retentissent derrière la cloison. Je me raidis, m’accroche à mon stylo. Mes mains sont moites. Comme à chaque fois que je dois parler à un inconnu.

Quoique, la personne qui habite dans cette maison ne m’est pas si étrangère.

La porte s’ouvre, et la jumelle de Gabriel paraît sur le seuil.

Elle semble surprise de me voir ici, dans sa ruelle crade. Elle doit se demander comment j’ai su où elle habitait.

Si elle savait…

—Vous êtes le serveur du café ?

Je souris d’un air niais. Je m’attendais à cette question. Ou plutôt, j’espérais qu’elle me la pose. Je réponds à toute vitesse :

—Oui, enfin, non, je ne suis pas vraiment serveur. J’aide ma tante Cléo à tenir son restaurant pendant mes congés. En fait, je suis journaliste à L’Écran Parisien. C’est un magazine culturel spécialisé dans le cinéma et la télévision. Un mensuel incontournable pour toutes les âmes artistiques !

J’ai appris la brochure par cœur. Merci Maman.

La jeune femme m’écoute sans broncher. J’observe un instant de silence, puis reprends :

—Dans trois semaines, je dois rendre un article sur Gabriel Marker. J’ai donc décidé de revenir dans sa ville natale (et la mienne aussi, par la même occasion) pendant mes vacances pour mieux travailler à ce papier. J’ai déjà réuni plusieurs informations sur lui, mais ce n’est pas assez. D’après mes sources, Gabriel est votre frère, n’est-ce pas ? Je voudrais donc savoir si vous souhaitez répondre à quelques…

Elle pousse un soupir et s’apprête à me claquer la porte au nez.

—Non, non, s’il vous plaît, écoutez-moi, la supplié-je. Je ne souhaite en aucun cas m’immiscer dans votre vie privée. Je fais juste mon travail de…

—Je n’ai pas envie de répondre à vos questions, Monsieur, répète-t-elle sèchement. Regardez quelques interviews de Gabriel, et vous aurez votre article. Bonne journée.

—Je vous paierai !

J’ai beuglé cette phrase d’une voix éraillée, dans une ultime tentative désespérée. Je regrette aussitôt ces paroles. Qu’est-ce qui m’a pris de sortir ça ?

Bizarrement, elle ne rit pas. Elle ne se fout pas de moi.

Au contraire, son visage s’éclaircit. Ses yeux se rivent aux miens, comme pour sonder la véracité de mes propos. Elle est intéressée, tout à coup.

Elle a besoin de fric ? De plus en plus étrange…

—Combien, murmure-t-elle.

Bordel, je vais vraiment devoir la payer. Mais tant pis, je n’ai pas le choix.

—Trente euros.

Elle écarquille les yeux. Oh, ces yeux…

—Seulement ? Vous êtes drôlement radin. A moins que votre magazine ne fasse pas beaucoup de chiffre.

—D’accord, c’est bon. Soixante.

—Soixante-dix ?

Je soupire.

—Va pour soixante-dix.

Elle hoche la tête, scellant notre accord. Bingo !

—Merci beaucoup, heu… Mademoiselle, heu… Comment dois-je vous appeler ?

J’ai posé cette question exprès. Depuis trois jours, je me demande quel est son prénom.

Elle ouvre la porte devant moi, puis répond à ma question :

—Audrey. Audrey Marker.

Audrey me sert donc une tasse de thé dans son salon. L’intérieur de sa maison est plutôt sobre, et surtout assez mal rangé. On dirait qu’on n’y a pas passé le l’aspirateur depuis des lustres.

Elle n’a pas l’air de rouler sur l’or, celle-là. A moins qu’elle n’aime la simplicité. Ce qui doit être le cas, vu ses vêtements.

—Oui, déclare-t-elle soudain.

Je sursaute. Audrey me fixe intensément derrière sa tasse de thé. Je balbutie :

—Je… Pardon ?

—J’anticipe vos questions. J’imagine que vous vouliez démarrer votre interview avec une entrée en matière débile comme : « Êtes-vous heureuse que votre frère soit revenu ? ». Donc, je vous réponds tout de suite : « Oui ». Ça permet d’économiser votre salive pour des questions plus intéressantes. Original, non ? Et ne me regardez pas comme ça, vos yeux vont sortir de leurs orbites.

Je hausse les sourcils, estomaqué. La vache, elle est aussi atypique que son frère. Je n’avais pas prévu ça non plus.

—Vous connaissez plutôt bien les journalistes, pour quelqu’un qui n’aime pas recevoir la presse.

—Oh, de toute façon, vous êtes tous les mêmes, vous et vos confrères, Monsieur… Quel est votre nom, au fait ?

—Truffe. Yann Truffe.

Elle ne rit pas en entendant mon patronyme ridicule. Ça me change. A la place, elle esquisse un sourire espiègle et remarque judicieusement :

—Truffe… Ça me fait penser à François Truffaut.

Je souris à mon tour.

—Pas mal. Les gens ont souvent tendance à faire des blagues sur mon nom. C’est usant.

—Du genre ?

—Quand j’aide ma… Tante au restaurant, j’entends souvent quelqu’un me crier : « Eh, Truffe, tu me sers des pâtes ? »

Cette fois-ci, elle éclate de rire. Un rire bref, franc. Sans hypocrisie.

—Pour être honnête, je n’y avais même pas pensé !

C’est original, comme nom, en tout cas, ajoute-t-elle avec franchise. Bon, c’est quoi vos questions ?

Elle pianote sur le rebord du canapé. Je sens bien qu’elle n’a accepté de me recevoir que pour le fric. Parler de son frère n’a pas l’air de l’enchanter plus que ça, apparemment.

—Heu, balbutié-je, comment avez-vous réagi face au succès du film ?

Question simple. Presque bateau. Histoire de la mettre en confiance.

—Et bien, répond-elle avec beaucoup de professionnalisme, j’étais ravie pour lui, bien sûr. Cela faisait tellement longtemps qu’il travaillait sur ce projet. Dans la famille, nous sommes… Très… Fiers de lui. Il le… Mérite.

Elle a prononcé ces dernières phrases avec difficulté, comme si chaque mot lui coûtait. Elle semble enjouée, pourtant. Comme une sœur loyale et fière de son frère prodige. Mais il y a quelque chose, dans son regard ou sa façon de parler, qui m’interpelle.

Je continue sur ma lancée avec plusieurs questions du même genre. Je l’interroge sur Cannes, la réception du film, les inspirations diverses de son frère. Elle me répond très calmement. Mais je ne tarde pas à remarquer qu’elle se ronge les ongles entre deux questions.

—Revenons un peu aux sources, proposé-je. Comment s’est passée votre enfance ?

—Bien, très bien… Notre père s’occupait beaucoup de nous. Et… Tout allait bien, oui, tout allait bien. Mon frère et moi avons toujours été très…

—Proches ?

—Oui, approuve-t-elle.

—Son retour vous aide à surmonter la mort prochaine de votre père, j’imagine ?

Je me mords aussitôt la lèvre comme pour réfréner ces paroles maladroites.

Putain, qu’est-ce que je peux être con.

Trop tard. Le visage d’Audrey s’assombrit aussitôt, puis elle recommence à se ronger les ongles jusqu’au sang. Quelque chose m’échappe à nouveau. J’en ai conscience.

—Je pense que vous devriez partir, Monsieur Truffe, dit-elle soudain en se levant brusquement.

Elle se précipite pour m’ouvrir la porte.

Je la suis, interloqué. Bordel, j’ai tout gâché.

—Ce n’est pas ce que je voulais dire, vraiment…

—Taisez vous, n’en rajoutez pas, réplique-t-elle sèchement. Vous avez eu ce que vous voulez. Payez-moi, maintenant. Et partez.

Je sors les billets de ma poche en tremblant. Elle empoche l’argent et me pousse à l’extérieur de la maison. La porte se ferme aussitôt en claquant. Je reste planté là, hébété.

Bordel, qu’est-ce que j’ai foutu ?

Je range mon carnet et mon stylo d’un geste rageur. Je me déteste, je me déteste, je me déteste…

Je regarde autour de moi. J’observe cette ruelle crasse, lugubre. Je me rappelle les vêtements dépareillés d’Audrey, son salon en bordel et son regard lumineux quand je lui ai proposé de la payer.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas cette pauvreté dans laquelle elle vit. Elle est la sœur jumelle d’un cinéaste adulé, pourtant. Pourquoi vit-elle dans le besoin ?

Et puis il y a ce caractère si peu commun. Mais il cache, j’en suis sûr, quelque chose de beaucoup plus sombre. Il y a cette façon de se ronger les ongles à chaque question posée. Ce regard qui s’assombrit, qui devient terne comme celui de son frère quand il m’a regardé au café…

Non. Ne pense pas à ça. Et ne commence pas à les mélanger, tous les deux.

Audrey Marker vit dans une sorte de dualité. C’est un paradoxe à elle toute seule. Je le sens. Oui, je sens sa fierté vis-à-vis de son frère et de son travail. Mais il y a autre chose. Quelque chose qui cloche. Vraiment. Et quelle que soit la vérité, j’en suis encore loin.

Drôle de famille, décidément.

Je tourne le dos à la maison et rebrousse chemin. Dans ma tête, une question tourne en boucle comme un leitmotiv :

« Qui es-tu, Audrey Marker ? »

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