Chapitre 8

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—Attends, attends, Yann. Parce que là je suis pas encore réveillée, et mon cerveau non plus. Récapitulons : Marker refuse catégoriquement de parler de sa vie privée, en particulier de sa famille. Et son passé reste flou, même pour ceux qui le connaissent bien. Purée ! On tient un truc, là. Alors, comment est-ce qu’on pourrait…Attends… VINCENT ! FAIS GAFFE À PAS CRAMER LES PANCAKES ! Bordel, c’est quoi ce cuisinier ! Si on en vient à rater notre spécialité maison, et ben on est bien…

Je souris tandis que Cléo tente de réparer la gaffe du chef cuisinier. Qu’est-ce que je ferais sans elle, quand même… Au moins, j’ai la chance d’avoir quelqu’un à qui parler. Même si elle ne voit dans cette « enquête » qu’un simple sujet de distraction dans sa vie morose, un énième ragot à raconter aux clients, je sais qu’elle ne me laissera pas tomber.

Tiffany arrive, accompagnée de Joël et Ethan. J’ébouriffe les cheveux des deux gamins et m’empresse de leur servir un chocolat chaud.

Jérémy pénètre dans le restaurant peu de temps après. Il n’a même pas besoin de me faire signe pour que je lui apporte sa boisson matinale. Aujourd’hui, il m’adresse même un demi-sourire lorsque je pose le verre devant lui. Décidément, peut-être que ce sera une bonne journée, aujourd’hui.

J’essaie de ne pas trop penser à ma déception d’hier soir. Je ne veux pas revenir dessus. Pas maintenant. Il me faut prendre du recul pour mieux cerner cette affaire. Si je veux comprendre Gabriel, je dois mettre de côté mes sentiments.

Dans la mesure du possible. Car, malgré tout ce que je pourrais dire, il me suffirait d’un regard pour basculer à nouveau.

Pour redevenir son ombre.

—Alors, m’interpelle Tiffany, vous avez trouvé des infos, avec Cléo ?

Je lui raconte mes découvertes de la veille. Elle m’écoute attentivement, plongeant son regard brun dans le mien. Puis elle sourit et reprend la parole :

—Tu sais, je l’ai toujours trouvé étrange, ce Gabriel Marker. Enfin… Je l’aime bien, comme tout le monde…

—Non, crache Jérémy. Moi, j’l’aime pas.

Tiffany lance un regard torve au client, puis poursuit :

—Je disais : il me met… Mal à l’aise. J’ai l’impression qu’il essaie de se créer une apparence. Oui, c’est ça, il se forge une image de type parfait, de cinéaste visionnaire et hyper intelligent qui veut changer le monde. Mais si t’enlèves les interviews et les récompenses à la pelle, au fond, ce Gabriel Marker, ça doit être un pauvre type. Un mec banal, qui fout rien de ses journées et qui glande devant la télé. Et de temps en temps, quand ça lui dit, quand ça le brûle, il fait des films. Et il ressort son sourire de beau gosse, sa dégaine de type sûr de lui.

Ce gamin, c’est la définition suprême de l’homme. Quand tu le rencontres, il te semble parfait. Beau, sympa, intelligent. Et t’as l’impression d’avoir trouvé l’homme de ta vie. Mais parfois… Il change. Et là, ça devient différent. Tu te rends compte que tu t’es fait embobiner. Que le seul défaut de ton mec parfait, c’est d’être comme tous les autres.

Tiffany s’interrompt, les yeux dans le vague. Je continue de la contempler, interloqué. Elle n’a jamais parlé comme ça.

—T’exagères un peu, Tiff, quand même, lui reproche Cléo. Oui, il y a des connards partout, c’est évident. Mais faut pas mettre tout le monde dans le même sac !

—Je sais bien, Cléo. Je voulais juste dire qu’il faut se méfier de ce genre de types. C’est pour ça que cette histoire d’article ne me surprend pas tant que ça. La carapace de Marker se fissure.

—C’est un feu de paille, murmure Jérémy. Je l’ai toujours dit. Il va bientôt disparaître.

Mon sang se glace. Pourquoi ils sont si durs avec lui ?

—Au fait, M’sieur Dine, l’interpelle Cléo, pourquoi vous l’aimez pas, vous ? Je vois bien que vous pouvez pas le saquer, mais je sais pas trop pourquoi.

Jérémy lève les yeux vers elle, puis passe la main sur son crâne.

—Parce que…

Mais il ne parvient pas à finir sa phrase. Parce que tout à coup, la porte du café s’ouvre en claquant. Et quelqu’un paraît sur le seuil.

Je saisis le bras de Cléo.

— C’est elle. La fille à la fenêtre. Dont je t’ai parlé hier. Sa copine.

— Putain !

Cléo manque de faire tomber la bouteille de sirop d’érable. En un éclair, le restaurant devient silencieux. Tout le monde fixe, bouche bée, la jeune femme qui traverse la salle. Même Jérémy ne peut détacher ses yeux d’elle.

Moi, je suis fasciné.

Par ses jambes.

Elles sont d’une maigreur incroyable. De loin, on croirait des baguettes. Même ses cuisses paraissent cadavériques. Comment de si petits membres peuvent-ils porter un corps à eux tous seuls ? Cette fille n’a littéralement que la peau sur les os.

Mais plus que ça :

Elle boite.

Ses pieds semblent se tordre sur le sol en un mouvement presque monstrueux. A chaque pas, j’ai l’impression qu’elle va perdre l’équilibre et tomber.

Je l’observe tandis qu’elle se rapproche de nous. Elle porte une jupe dépareillée et des collants multicolores. A ses pieds, des ballerines.

Je fronce les sourcils. Des ballerines en hiver ?

Mais qui est cette fille ?

La jeune femme s’assoit à une table. Et pas n’importe laquelle.

Celle où Gabriel a mangé hier.

Là où Francis Marker dînait toujours.

On dirait qu’elle connaît ce café par cœur. J’observe ses ballerines sales et ternes, ses vêtements trop grands. Bizarrement, en la voyant dans cet état, j’ai du mal à la haïr. Elle me fait plutôt de la peine.

Oui, c’est ça. J’ai pitié d’elle.

Soudain, elle lève la tête vers moi. Et là, je suis frappé par l’éclat marron de son regard.

—Putain, elle est strange, commente Cléo à voix basse.

Jérémy se met à pouffer.

Moi, je reste fasciné par les yeux de l’inconnue.

Ce ne serait pas…

—Désirez-vous quelque chose, Mademoiselle ?

Je sursaute. Je n’avais même pas vu Tiffany s’approcher d’elle pour prendre commande.

La jeune femme lui adresse un sourire poli.

—Un café, seulement, s’il vous plaît, répond-elle d’une voix douce et mélodieuse.

—Vous voulez pas des pancakes, en plus ? intervient Cléo. Faut bouffer, le matin, Mademoiselle… Aïe ! Yann, ça va pas, non ? J’te donne des coups de coude dans les côtes, moi ?

—Oui, je veux bien deux… Pancakes, souffle la cliente.

Quelques instants plus tard, Tiffany dépose une tasse fumante et deux pancakes au sirop d’érable devant elle. La jeune femme la remercie d’un regard, puis avale une gorgée de café.

Tandis que Tiffany revient derrière le bar, Cléo murmure à mon oreille :

—On va pas lui parler ?

Je la regarde, incrédule.

—Ça va pas, non ? Elle est en train de bouffer !

—Et alors ? C’est peut-être la seule fois qu’on la voit toute seule ! C’est l’occasion !

—Ok, et comment tu veux que j’amène ça ? « Alors, vous couchez avec Gabriel Marker ? »

—T’es con ! Faut être plus subtil !

—Ah oui, c’est sûr que la subtilité, ça te connaît !

Cléo ouvre la bouche pour répliquer, mais Tiffany la coupe brusquement :

—Regardez les jumeaux, nous souffle-t-elle.

Je me tourne vers Joël et Ethan. Les deux garçons sont assis à une table non loin de la jeune femme et ont sorti des figurines de leur poche.

Je les observe avec affection tandis qu’ils se parlent à voix basse, des étoiles brillant dans leurs yeux. Ils inventent des histoires dont les jouets seraient les héros, utilisent une chaise ou une serviette en guise de bouclier ou d’arme nucléaire. Tous deux sont reliés par une croyance absolue en l’imaginaire, une alliance secrète contre le monde extérieur. Nous n’existons plus pour eux.

De nous tous, ils sont certainement les seuls à être libres.

Libres de s’évader. Libres de faire ce qu’ils veulent, sans contrainte.

Parfois, j’aimerais tellement avoir dix ans à nouveau.

Tiffany, Cléo et même Jérémy les regardent avec un air attendri. Tous doivent penser la même chose que moi.

La jeune inconnue les observe aussi. Mais dans son regard, je vois autre chose que de l’affection. Oui, elle les regarde différemment, comme si elle savait quelque chose qui nous échappe.

Dans ses yeux, je vois de la douleur.

Je ne comprends pas pourquoi. A moins que je ne me fasse des idées. Mais non, ce sont bien des larmes que je vois naître dans ses yeux. Elle va quand même pas se mettre à chialer devant deux gosses qui jouent ?

Soudain, elle se tourne vers Tiffany. Elle a remarqué qui était la mère, j’ai l’impression.

Tiffany lui rend son regard, intriguée et presque gênée.

Puis la jeune femme sourit tristement et prononce ces quelques mots :

—Veillez à ce qu’ils ne se séparent pas. S’il vous plaît.

Elle jette un regard implorant à la jeune mère interloquée, puis jette quelques billets sur la table et se lève. En quelques minutes, elle a quitté le restaurant.

Je demeure muet quelques instants, les yeux dans le vague. Dans ma tête résonne encore l’écho de ces deux phrases. Tout d’abord, je n’ai pas l’impression de les avoir comprises.

Je me tourne vers Cléo, encore interloqué. Elle plonge ses yeux dans les miens.

Et nous comprenons en même temps.

Cette tristesse dans son regard, devant les deux gamins…

Cette phrase… « Veillez à ce qu’ils ne se séparent pas ».

Et les yeux, aussi. La couleur marron de ses yeux, qui vous transperce et vous fige. Cette couleur que je n’ai jamais oubliée. Que je n’oublierai jamais.

Cléo le dit à ma place :

—C’est la jumelle de Gabriel.

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