Chapitre 4

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Le lendemain, à onze heures, je suis prostré devant le cinéma.

Encore.

Les poings dans les poches, la capuche de mon sweat-shirt rabattue sur mon front, je regarde autour de moi. A l’affût.

Encore.

Mes yeux s’accrochent sur chaque passant, chaque silhouette. Dès qu’un jeune homme brun passe devant moi, mon cœur fait un bond.

Encore.

J’attends Gabriel.

Encore.

Et soudain, il arrive. Habillé comme la veille. Regard droit. Cheveux impeccablement coiffés. Chaussures cirées, pointure 42. Silhouette frêle qui longe tranquillement le trottoir d’en face. Comme hier, il passe devant l’église.

Et comme hier, je le suis. Presque machinalement. Comme si je n’avais jamais cessé de le faire. Comme si c’était pour moi une habitude, un rituel matinal.

Après tout, c’est ce que je sais faire de mieux. Être l’ombre des autres.

Gabriel s’engage dans la ruelle étroite. Sans aucune hésitation, cette fois. Son pas est vif, décidé. Je ne le lâche pas des yeux, de peur de perdre sa trace.

Il marche vite, bordel. Attends-moi, Gabriel, attends…

Soudain, mon pied dérape sur une bouche d’égout. J’arrive à me rattraper à temps, mais mon début de chute fait un bruit dingue et perce le silence matinal.

Gabriel se retourne. Je me cache derrière une poubelle.

Yann, t’es vraiment con. Il va te voir.

Gabriel regarde autour de lui, méfiant. Ses sourcils se froncent légèrement et forment un pli au-dessus de ses yeux bruns.

Oh, ces yeux…

Pendant un instant, je songe à sortir de ma cachette et aller au-devant de lui. Je ne vais pas tenir longtemps comme ça, à le suivre en filature. Je ne suis pas un détective privé, après tout. Ce que je veux, c’est le voir. Le voir vraiment. Plonger mes yeux dans les siens. Revoir cette étincelle, cet éclat dans son regard. Observer son sourire naître sur ses lèvres, une fossette se creuser sur son menton. Ça me manque, ça me manque tellement.

T’es vraiment con, Yann. Tu te vois, surgir de derrière cette poubelle dégueulasse et lui crier : « Eh, Gabriel, c’est moi ! Ça fait un bail ! Tu vas où comme ça ? ».

Il va croire que t’es devenu attardé. Suis-le, pour l’instant. Contente-toi de ça. Quand le moment sera venu, tu pourras l’aborder. Lui parler. Mais pas maintenant.

Gabriel se détourne et reprend sa marche. Je lui emboîte le pas tout en restant à bonne distance.

La ruelle est sombre, vide, crade. Poubelles renversées. Lotissements miteux. Portails recouverts de graffitis.

Mais qu’est-ce qu’il fout là ?

Puis Gabriel tourne à gauche. Brusquement.

Je le suis, et débouche sur une autre rue plus éclairée. Des gosses jouent bruyamment sur le trottoir.

Enfin, Gabriel s’arrête devant une petite maison. Il semble hésiter. Regarde ses pieds, se tord les mains. En un éclair, j’ai l’impression de le revoir, ce fameux soir de mai, à la table de ma cuisine. Quand il stressait encore pour son avenir de cinéaste.

« Je vais faire quoi, Yann ? Je vais faire quoi si ça ne marche pas ? »

Je souris. Il n’a pas changé. Il a toujours cet air de petit garçon apeuré. Malgré le succès, malgré les paillettes et les César, il est toujours le même.

Ça m’émeut.

Puis Gabriel se redresse. Son visage redevient calme et impassible. Il se rapproche de la maison, doucement, et se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre la fenêtre.

Moi, je me précipite sur le trottoir d’en face. Me planque derrière une voiture.

Et j’observe. Tout.

Gabriel colle son nez contre la fenêtre. Comme s’il voulait entrer dans cette maison, mais n’en trouvait pas la force.

Soudain, quelqu’un paraît de l’autre côté de la vitre.

Mon cœur rate un battement.

C’est une femme.

Bordel.

Une jeune fille, plutôt. A peu près de mon âge. Ses cheveux noirs sont reliés en queue-de-cheval, et sa bouche s’entrouvre légèrement lorsqu’elle aperçoit Gabriel devant sa maison.

Tous deux s’observent. En silence. Pendant une poignée de secondes.

Et là, quelque chose se passe. Ils demeurent perdus l’un dans l’autre, comme si le monde extérieur n’existait plus. Comme si la terre s’était arrêtée de tourner. Comme s’ils étaient seuls.

Je sais ce que ça fait. J’ai connu ça, moi aussi.

Puis Gabriel lève la main et la pose sur la vitre.

De l’autre côté, la jeune femme fait la même chose.

Leurs mains pâles et frêles font pratiquement la même taille. Leurs ongles se crispent contre la fenêtre. Leur souffle semble s’accélérer. La fille a les larmes aux yeux, j’ai l’impression.

Je les observe tour à tour.

Soudain l’inconnue a comme une hésitation. Sa main tressaille sur la vitre, son regard doux et ému devient plus sombre et terne. Gabriel semble s’en apercevoir, et sa main se crispe davantage sur la vitre. Comme pour la maintenir dans la douce connivence qui les unissait quelques secondes auparavant.

Mais c’est trop tard.

La jeune fille retire brusquement sa main, comme brûlée par ce contact. Je vois de la douleur dans ce geste. Une grande tristesse, aussi.

Dans son regard, quelque chose a disparu.

J’observe la main de Gabriel. Ses doigts tremblent, à présent. Il a peur.

Je l’entends murmurer quelque chose d’à peine audible.

Et là, sous mes yeux, la jeune femme se détourne de la vitre et disparaît.

Putain, c’était quoi, ça ?

Aussitôt, Gabriel se précipite vers la porte. Ses jambes le portent à peine, et il manque de trébucher à plusieurs reprises. Puis il s’exclame, en un cri guttural qui me brise les tympans :

—Ouvre la porte ! S’il te plaît ! Je regrette tellement…

Gabriel frappe à la porte de toutes ses forces, comme s’il souhaitait la briser. Sa rage et son désespoir se ressentent dans chaque cri, chaque coup. Je ne l’ai jamais vu comme ça.

Il faut que je parte. Je ne peux pas rester là, à l’observer sans pudeur.

Le plus discrètement possible, je sors de ma cachette et fuis loin de cette maison.

Je cours.

C’est un cauchemar. Un cauchemar. Je vais me réveiller. Ce n’est pas possible autrement.

Je tremble.

Cette fille… Cette fille… C’est qui ? C’est qui putain ?

Et pourquoi n’a-t-elle pas ouvert la porte ? De quel droit elle se permet de faire ça ? On ne manque pas de respect à Gabriel Marker !

Je chancelle.

Mes jambes ne me portent plus et menacent de se dérober à chaque instant. Je me laisse glisser sur le trottoir.

C’est sa copine. Cette salope est sa petite copine. Comment cela serait-il possible autrement ? J’ai vu le regard qu’ils échangeaient. Le lien qui les unissait. Ils s’aiment. Ça se voit. Et moi, alors ? Et moi, dans tout ça ?

Pourquoi je l’ai suivi ? Pourquoi ?

Ils se sont sûrement disputés. Voilà pourquoi il n’a pas osé venir la voir hier. Elle lui a reproché de ne pas lui consacrer assez de temps, entre ses films et la situation critique de son père. A quoi ça rime, une relation à distance ? Elle ici, dans cette ville pourrie, cette ruelle crade. Et lui à Paris, volant entre les dîners mondains et les plateaux de tournage. Elle n’en peut plus de ce monde entre eux. Du cinéma qui les sépare.

Il s’est défendu en lui rappelant sa passion, son talent, son succès. Il lui a promis que maintenant, il est revenu pour de bon, qu’il ne la quittera plus.

J’aurais tant voulu qu’il me dise ça à moi.

Mais ce matin, elle lui en veut encore. Elle s’est levée avec des reproches au bord des lèvres. Et elle a refusé de lui ouvrir. D’où cette dualité dans son regard. Entre amour et reproches.

Mais ça ne va pas durer. A force d’entendre Gabriel la supplier de lui ouvrir, elle ne va pas tarder à céder.

Personne ne résiste au charme de Gabriel Marker.

Peut-être qu’à l’heure qu’il est, elle lui a déjà ouvert.

Et il l’a prise dans ses bras.

Et il l’a embrassée.

Mon poing se crispe de rage.

Je l’imagine, l’attirant contre lui. Je l’imagine, elle, cette pute, lui rendre son baiser violemment, avec passion et fougue. Elle ferme la porte elle passe sa main dans ses boucles sa bouche possède la sienne lâche-le connasse lâche-le je me battrai s’il le faut mais il est à moi elle lui murmure à l’oreille déshabille toi et prends-moi sur le sol

Je me mords le poing pour étouffer un cri de rage. Je ne connais pas cette fille, mais j’ai envie de la flinguer. Juste pour ce regard qu’elle lui a lancé et tout ce qu’elle est probablement en train de lui faire.

Dans mes veines, mon sang se change en venin. Oui, j’ai du venin dans les veines et un flingue à la place du cœur.

Soudain, une pensée me traverse l’esprit. Et cette pensée me pacifie. Le venin redevient sang, le flingue redevient cœur. Je me calme. Pour l’instant.

Celui que Gabriel aime, c’est moi. Et personne d’autre.

C’est moi qu’il a embrassé. C’est moi qu’il est allé voir avant de partir pour le succès. C’est moi, son amour de jeunesse. Comment pourrait-il entamer une relation avec quelqu’un d’autre après tout ce qu’on a vécu ?

Cette fille n’est pas sa copine. Au fond de moi, je le sais. Pourquoi je me suis mis à affabuler tout ça, hein ? A cause d’un regard et de quelques fantasmes ?

Après tout, c’est peut-être son ex. Ou sa meilleure amie. Quelqu’un qui compte pour lui, certes, mais pas l’amour de sa vie.

Elle ne lui a pas ouvert. Il ne l’a pas embrassée.

Tout ça, c’est dans ma tête.

Je me lève doucement et passe une main dans mes cheveux.

Vivement que je le revoie. Que je le revoie vraiment. Parce que là, je deviens vraiment dingue.

Dingue. Sans lui.

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