Chapitre 5

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« Et là, je sors de la cuisine avec le bœuf bourguignon. Je pose le plat sur la table, je souris d’un air enjôleur et tout et tout. Mais déjà, quand je commence à le servir, je vois bien qu’il y a un truc qui va pas. Il regarde le plat bizarrement, il semble tout chose, tu vois. Bon. Je me sers, je commence à manger. Et lui, il mange pas. Ça m’inquiète. Je commence à me dire : « Merde, si ça se trouve c’est dégueulasse… »

J’attends un peu. Quelques minutes plus tard, il a toujours rien bouffé. Et là je repense à ce que m’a toujours dit ma mère : « Ne laisse jamais une relation se bâtir sur des non-dits. » Alors, je prends mon courage à deux mains et je lui demande :

—Diego ? Il y a un truc qui va pas ?

Et là, il lève ses yeux vers moi, ses beaux yeux de beau gosse latino, et il me répond :

—Tiffany, il y a un truc que je t’ai pas dit… Je suis vegan. »

Cléo s’esclaffe bruyamment au beau milieu du café, attirant l’attention des clients. A quelques mètres de là, assis au comptoir, Jérémy lève les yeux au ciel. —Putain, jure Cléo une fois remise de ses émotions. Et moi qui t’avais refilé ma super recette de bœuf bourguignon ! Tout ça pour un vegan ! Tu vas rester avec, quand même, Tiffany ?

—Tu plaisantes ? J’ai pas envie de coucher avec un mec qui bouffe des graines ! Dommage, Joël et Ethan l’aimaient bien… Mais bon, c’est comme ça. Je vais repartir à la chasse maintenant !

Cléo part dans un nouvel éclat de rire bruyant et peu discret. Tiffany, hilare, se tient les côtes.

Et voilà. C’est comme ça tous les soirs. Les anecdotes de la mère célibataire. Les fous rire de la patronne. A force, je commence à y être habitué. Ça me fait même rire, en général.

Mais pas ce soir.

Tandis que le restaurant commence à se remplir, je m’enfile discrètement un verre de whisky. Ça ne m’arrive jamais, d’habitude. Mais là, j’ai vraiment besoin d’un remontant.

J’observe distraitement Cléo et Tiffany. Je ne sais pas trop comment elles se sont connues, toutes les deux. A l’école primaire, il me semble. J’ai toujours admiré, et même jalousé, la complicité qui les unissait. Parce qu’elle me rappelle ma propre relation avec Gabriel.

Gabriel.

Je le revois encore se hisser devant la fenêtre, presser sa main contre la vitre, plonger ses yeux dans ceux de la jeune femme…

J’ai beau être plus rationnel et moins haineux que tout à l’heure, je ne peux m’empêcher de penser à eux deux. A leurs visages qui fusionnent sur la vitre. A ce lien qui les unit en silence. Ça ne me plaît pas. Ça ne me plaît pas qu’on regarde mon Gabriel comme ça. Je suis peut-être possessif, certes. Mais quelque chose m’échappe. Je le sens. Et je déteste que quelque chose m’échappe.

Avec un soupir, je me ressers un verre.

—Yann ? Qu’est-ce que tu fous ?

Et merde.

Cléo se précipite vers moi et m’arrache la bouteille des mains. Elle ne rit plus, maintenant. Au contraire.

—Tu m’expliques ? me lance-t-elle sèchement en agitant la bouteille sous mes yeux.

Je bafouille :

—Excuse, Cléo, je… J’avais juste besoin d’un verre.

Besoin d’un verre ? Yann, tu bosses pas ici pour picoler ! On a déjà notre dose d’alcoolos parmi les clients, tu vas pas t’y mettre aussi. J’ai une réputation à défendre, moi ! Que je te reprenne plus à faire ça, c’est compris ?

Je titube, incapable de tenir debout. Je n’ose pas lever les yeux vers elle. Les clients me regardent, je le sens. En particulier Jérémy, qui ne perd pas une miette du spectacle.

S’apercevant de mon trouble, Cléo me prend par les épaules et m’entraîne en cuisine, à l’abri des regards. Lorsqu’elle s’adresse à nouveau à moi, sa voix s’est radoucie :

—Yann, tu sais que tu peux me parler si t’as des problèmes. Ça t’aidera plus que de dévaliser nos réserves d’alcool. C’est quoi qui te met dans un état pareil ? Les reproches de ta mère ? Raconte !

Je parviens enfin à lever les yeux vers elle. Son regard est doux, chaleureux, et brille d’un éclat légèrement violacé. L’espace d’un instant, l’envie me prend de tout lui raconter. Elle n’a jamais su, pour Gabriel. Personne n’a rien su. Peut-être qu’il est temps d’en parler. Ça me ferait du bien. Il n’y a aucun de mal à se plaindre, après tout.

Mais je ne le fais pas. Parce que Cléo ne se plaint jamais, elle. Je ne l’ai jamais entendue gueuler après Tiffany ou critiquer les clients. Elle se contente de faire vivre le restaurant, comme l’ont fait son père et le père de son père. Elle entretient son héritage, en prend soin. Et ça lui fait plaisir, je crois, quand les clients disent en partant : « C’était très bon » ou encore : « On n’hésitera pas à revenir ! ».

Elle est fière. Elle ne s’apitoie jamais sur son sort. Ou en tout cas, elle cache bien son jeu. Rien que pour ça, je l’admire. Et j’ai envie de faire comme elle, désormais. Essayer, au moins.

Alors, je me détache doucement de son étreinte et murmure d’une voix blanche :

—Non, Cléo, tout va bien. Un coup de blues passager, c’est tout. Mais maintenant, ça va.

Elle fronce les sourcils. Elle ne me croit pas. Je le sens.

—Yann, écoute, commence-t-elle.

Mais elle est interrompue par Tiffany qui se précipite vers elle, ses cheveux bouclés voletant autour de sa tête.

—Cléo, pépie-t-elle. Il… Il faut que tu viennes voir ça !

—Voir quoi ?

—Grouille !

Cléo se précipite vers la salle. Je la suis, intriguée.

La première chose qui me frappe, lorsque je parais devant le bar, c’est le silence. Les bavardages habituels ont cessé. Tous les clients ont les yeux rivés sur la porte d’entrée. Je vois certains hommes serrer la main de leur femme avec force. D’autres échangent des regards remplis à la fois d’extase et d’interrogation.

Puis quelques murmures se font entendre, et une fièvre s’empare de la salle. Les clients remuent sur leur chaise, sortent peu à peu de leur léthargie. Certains saisissent même leur portable. Tous vibrent en cœur, réunis dans l’urgence de l’instant.

Le seul qui ne semble pas participer à la clameur contagieuse, c’est Jérémy. Je le vois se voûter sur sa chaise en marmonnant à sa côte de porc :

—Si c’est pas malheureux…

Cléo et moi nous rapprochons des clients afin de découvrir l’objet de l’excitation collective.

Je me hisse sur la pointe des pieds.

Et je vois. En même temps que Cléo.

Machinalement, elle m’attrape le poignet. Moi, je me mords la lèvre pour retenir un cri de surprise. Je n’arrive même plus à penser.

Gabriel Marker vient de paraître dans le café.

Il se dirige vers le bar d’un air nonchalant, tout en saluant les clients qui ne le quittent pas des yeux. Œil pétillant. Démarche habituée des tapis rouges.

C’est bien lui.

Enfin.

Je reste planté devant le bar, incapable de faire un mouvement. Cléo semble d’abord aussi pétrifiée que moi, mais finit par prendre sur elle.

—Monsieur Marker, s’exclame-t-elle en allant au-devant de Gabriel.

Gabriel esquisse un sourire poli à son encontre.

—Bonjour, Madame Sorel. Je désirerais une table, s’il vous plaît. Je n’ai pas réservé, veuillez m’excuser…

—Mais il n’y a aucun souci ! Un grand cinéaste comme vous… Tenez, vous pouvez vous installer ici. Ah non, c’est un peu trop près des chiottes, heu, pardon, des toilettes. Ici, c’est bien mieux…

Gabriel la fixe sans bouger.

— Madame Sorel, si vous le permettez, je préfèrerais m’asseoir là-bas, propose-t-il soudain en désignant une table un peu isolée. C’est… C’était la préférée de mon père, quand il venait ici.

Une boule se forme dans ma gorge.

Il parle déjà de son père au passé…

— Je… Mais bien sûr Monsieur Marker, s’exécute Cléo en le dirigeant vers la table. Prenez vos aises. Voilàààààà.

Cramoisie, Cléo s’empare d’une carte sur le comptoir et la tend au client.

Je regarde Gabriel. Il ne semble pas m’avoir vu. Le cœur battant, je l’observe consulter les plats. Quelque chose a changé. Je ne peux m’empêcher de le remarquer. Son jargon d’adolescent a laissé place au langage soutenu d’un adulte. J’ai même l’impression d’avoir entendu un léger accent parisien.

J’ai hâte, tellement hâte de voir sa réaction, son sourire radieux quand il va me reconnaître.

Et en même temps, j’ai peur.

— Cléo, souffle Tiffany en saisissant son amie par le bras. Je peux aller prendre sa commande ? S’il te plaît ? Allez, je te revaudrai ça !

— Ah non, Tiff, proteste Cléo, moitié sérieuse, moitié amusée. T’es en chaleur ce soir, tu risques de lui sauter dessus !

— Quoi ? Mais je suis pas en…

— On ne discute pas, c’est moi la patronne, ici ! Yann, viens par ici, au lieu de reluquer la vedette. Allez, va prendre sa commande. Ça va faire cinq minutes qu’il est arrivé, on va pas le faire attendre.

Mes joues s’empourprent. Je bafouille :

—Heu… C’est pas à toi de le faire ? Comme tu dis, t’es la patronne, quand même.

—Ne fais pas ton timide, Yann. Tu vas t’occuper de lui aussi bien que moi. Allez, vas y !

Elle me pousse en avant, vers la table de Gabriel. Mes mains déjà moites se mettent à trembler lorsque je sors mon carnet.

Je ne suis pas prêt, je ne suis pas prêt, je ne suis pas…

Ça y’est. Le moment que j’ai attendu pendant trois ans est enfin arrivé. Je n’y crois pas. Ce n’est pas en train de se passer, non, ce n’est pas possible…

Je m’approche de la table. Mon pouls s’accélère tandis que je me rapproche de Gabriel, de ses mains posées sur la table ces mains que j’ai tellement envie de prendre dans les miennes, et là je sens son odeur, son doux parfum d’eau de Cologne, oh cette odeur, et enfin, je suis devant lui merde au fait je l’appelle Monsieur Marker ou Gabriel j’aurais dû y réfléchir avant et les mots sortent de mes lèvres :

—Monsieur Marker, avez-vous fait votre choix ?

Son visage se tourne vers le mien, nos regards se vissent l’un à l’autre. Je le regarde fixement, prêt à lui sourire et le prendre dans mes bras.

Gabriel ouvre la bouche, ça y est, il me reconnaît, il va crier : « Yann ! Toi ici ? » et me serrer contre lui à la surprise générale.

Et répond d’une voix neutre :

—Une salade César et un verre de vin, s’il vous plaît.

Je recule. Effaré. Déçu. Incompréhensif. Non, il plaisante là, oui il va se mettre à rire, ce n’est pas possible autrement.

—Monsieur ? Tout va bien ? s’enquit Gabriel, remuant le couteau dans la plaie.

« Monsieur ». Il m’a appelé Monsieur !

Je sers le carnet contre moi, fort. Allez, Yann, reprends-toi, il t’a demandé quoi déjà, ah oui la salade et le vin.

Non, non, Gabri… Monsieur Marker, tout va bien, bégayé-je en notant sa commande. La salade César vous m’avez dit oui très bien je vous apporte ça tout de suite.

Puis j’esquisse un sourire pincé et me rue derrière le bar.

—Super Yann, tu vois quand tu veux, me félicite Cléo. Allez, j’espère que le cuistot va se bouger le cul, c’est pas tous les jours qu’on accueille une star de cinéma Chez Cléo ! Si mon grand-père voyait ça, tiens…

Je ne l’écoute pas. Je ne l’écoute plus.

Je me traîne jusqu’aux cuisines, répète la commande au cuisinier, en précisant bien que « C’est pour Gabriel Marker ».

Puis je tourne les talons et me réfugie dans la réserve, où je me laisse tomber au sol.

C’est fini. Fini, l’espoir.

Désormais, il m’est impossible de fuir la réalité. Parce que plus rien ne peut l’enjoliver. Parce qu’elle vient de me revenir dans la gueule.

Je ne fais plus partie de sa vie.

Il m’a oublié.

Effacé.

Néantisé.

Tout est fini.

Alors, au milieu des bouteilles de Coca et des cannettes de bière, je me prends la tête dans les mains et me mets à pleurer.

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