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MILLE TROIS CENT CINQUANTE QUATRIÈME LETTRE

Chère Maman,

Nous avons repris la route, en roulant toutefois plus vite et moins sereinement qu'avant. Papa avait constamment les mains crispées sur le volant et ne pouvait s'empêcher de sursauter à chaque bruit qu'il entendait. En réalité, nous sommes tous les deux sur les nerfs et cela n'arrange en rien nos échanges qui deviennent plus houleux, plus compliqués qu'ils ne l'étaient déjà. Durant toute la journée, nous n'avons pas arrêtés de nous disputer. Il m'a même confisqué le journal d'Eva, sous prétexte que cela l’inquiétait de me savoir intrusive à ce point dans la vie privée d'une personne morte. Il m'a dit qu'il ne supportait pas de savoir que j'avais des idées aussi morbide. Mais il ne comprend rien, il ne comprend pas que je ne fais pas ça par pure plaisir, qu'il y a une raison derrière cette entreprise. Tout ce qu'il voit, c'est la partie que je veux bien lui montrer.

Maman, trouves-tu qu'avoir emmené le journal d'Eva était une mauvaise idée ?

Tu sais, je me dis qu'en plus de rendre en quelque sorte un hommage à cette fille, cela me permet de garder en tête ce qui se passait avant les catastrophes. De conserver en mémoire ce que les gens pensaient en ces temps-là, quand ils ne devaient pas se préoccuper des corps morts, en décompositon, qui déambulaient autour d'eux. Quand on pouvait encore se permettre d’avoir des idées futiles trottant dans son esprit, sans que jamais personne ne cherche à se débarrasser de nous définitivement à cause de cela.

Je ne me fais pas d'idées sur les gens qui se réunissent en communauté tu sais. A leur manière, ils se raccrochent à ce passé. Tout comme moi. Je ne prétends pas tout savoir sur le monde, loin de là. Mais je sais que dans les cas où les gens préfèrent affronter la menace en formant un groupe, soit-disant soudé, ils obéissent à un homme ou une femme qui tire les ficelles dans l'ombre. Et, dans le fond, les mentalités de chacun restent les mêmes que celles qu'on trouve chez ceux qui préfèrent vivre à l’extérieur.

Ici, les règles, et la "logique" qui en découle, sont simples. Vivre, il faut vivre. Tuer, encore et encore, sans discernement. Tout ce qui te semble être une menace, même si tu n'es pas sûre à cent pour cent s'il en vraiment est une, tu l'élimines. Tu ne dois penser qu'à vivre, à te nourrir, quitte à piller les réserves d'autrui. Tu ne dois pas hésiter à te salir les mains si tu veux voir le soleil se lever le lendemain. Tu dois comprendre que cela ne sert à rien de t'appesantir sur ce qui est bon ou mauvais. Tu dois admettre que dans ce monde, tu n'es plus le chasseur mais la proie, même quand tu es en comapgnie de gens qui sont dans le même calvaire que toi. Tu ne dois pas t'encombrer de sentiments superflus tels que l'amour, l'amitié ou encore, l'empathie. Être gentille ne te servira à rien non plus, les gens gentils sont les premiers à mourir.

Cela ne te plaît pas que j'écrive de pareilles atrocités, n'est-ce pas ? Mais, quelque part, n'es-tu pas toi même la preuve que j'ai raison ? Tu étais bien trop gentille pour tous ces gens, tu te serais faite marcher sur les pieds car tu n'aurais pas voulu te laisser influencer par toutes ces histoires. Tu n'aurais pas voulu perdre ta gentillesse, tes bons principes sous prétexte que le monde n'est plus ce qu'il était. C'est horrible à dire mais une part de vérité se trouve quand même dans ces propos.

Et je dois avouer que je ne suis pas en reste non plus. J'ai dû voler des gens qui n'avaient rien demandé, qui tentaient de vivre tout comme nous. J'ai dû me salir les mains en faisant les basses besognes que Papa rechignait à faire, parce qu'il voulait avait bien trop peur. J'ai dû tuer. Oui Maman, j'ai tué des êtres humains. Ainsi que des êtres qui n'avaient plus que l'apparence d'humains.

Je suis laide. Je suis salie. Souillée. J'ai du sang sur les mains et quoi que je fasse, je ne parviens pas à effacer de ma tête tous ces visages. A chaque fois, j'entends leurs cris, leurs larmes ou leurs suppliques tandis que je les abattais de sang froid. J'ai pressé sur la détente sans remords car je ne pensais qu'à moi, qu'à continuer à respirer, à marcher, à errer dans ce monde sans aucun but précis. Et on m'a laissé faire. Je ne suis pas la seule à blâmer, tu sais.

En dix-sept ans, j'ai vu plus d'horreurs que tu n'en as vu de toute ta vie, sans aucun doute. J'ai vu ce qu'était la peur, ce qu'était un homme qui se laissait emporter par ses plus vils pulsions et désirs. J'ai vu des corps entassés dans des coins comme de vulgaires morceaux de viande qu'on n'avait pas besoin. Les gens ne se respectent plus, je l'ai vu aussi. J'ai également vu ce qu'était la douleur, la torture, le meurtre, le sang, le sadisme, la folie, la vengeance. Les gens s’entre-tuent. Au lieu de tous s'unir contre la menace, on préfère défendre un maigre bout de territoire, tuant les autres qui nous ressemblent.

La logique est morte. Tu crois qu'elle aussi a repris vie sans vraiment être vivant au sens premier du terme ?

Papa semble inquiet de mon état aujourd'hui. Il dit que j'ai de la fièvre. J'ai touché mon front bon nombre de fois, je n'ai rien senti d'anormal. J'ai eu beau le lui dire, il n'a pas rien voulu entendre et s'est arrêté au niveau d'un vieux motel désaffecté, comme on trouve souvent au bord des routes. Il m'a aidé à m’allonger dans une des chambres et m'a recommandé de me reposer.

Puis il est ressorti. Un peu trop rapidement à mon goût, et sans même me jeter un regard. J'ai crié et crié tant que j'ai pu. Il allait m’abandonner. J'ai essayé de me lever, mais c'était peine perdue. Maman, il n'oserait pas, hein ? Il ne me laisserait pas derrière lui, n'est-ce pas ? Il ne va tout de même pas me laisser à mon sort, sans aucun moyen pour m'en sortir ?

Il a fini par revenir alors que je ne l'attendais plus. Quand il a vu que j'avais les larmes aux yeux, il a semblé complètement sous le choc. Il s'est arrêté sur le palier et il m'a fixé avec de gros yeux ronds. Il portait un sac dans chaque main, et comme pour bien insister sur le fait qu'il était étonné, il les a tous deux lâchés simultanément. En d'autres temps, cela aurait eu un aspect comique qui m'aurait fait beaucoup rire. Mais là, je n'étais clairement pas d'humeur. Et cette fois-ci, je te promets Maman, il a compris. Il a compris ma détresse et s'est empressé de me prendre dans ses bras pour me bercer doucement, tout en me chantant un air reposant avec sa voix si douce aux oreilles.

En cet instant, c'était bien mon père qui me prenait dans ses bras. Ce n'était pas un inconnu avec qui j'étais obligée de voyager parce que cela allait de sens pour lui. C'était MON Papa, celui qui me manquait quand l'école se terminait. Celui qui n'était pas présent quand je voulais lui sauter dans les bras pour l'embrasser et lui faire des câlins. Celui dont j'avais longtemps rêvé sans oser t'en parler, de peur de te blesser. Mon père, longtemps disparu, et retrouvé brusquement sans l'avoir demandé.

Et ça m'a fait un bien fou.

Ta fille qui a les paupières lourdes.

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